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6.1 1940 : le temps de la divine surprise

6.3 Sur le terrain

Pendant que les honorables académiciens s’étripent dans leurs quoti- diens préférés, que se passe-t-il en pays d’oc ?

Il y a des signes encourageants : les effectifs du Félibrige, qui avaient baissé régulièrement jusqu’à la veille de la guerre, redémarrent sous Vichy.

Le cours d’occitan par correspondance géré par l’Escola Occitana de Salvat remporte un certain succès :  élèves en ,  en .

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Des municipalités comme celle d’Hyères subventionnent l’enseigne- ment dans les écoles communales.

Mieux : dans les écoles des Basses-Alpes et dans celles du Gard s’or- ganise un grand concours scolaire destiné à récompenser les meilleurs élèves d’occitan ; des centaines d’enfants y participent, sous l’œil atten- dri des autorités locales, des sociétés savantes et bien entendu des félibres.

Il y a donc, semble-t-il, une certaine demande qui se manifeste. Pour la satisfaire d’ailleurs, des félibres éminents se mettent au travail. À peine rentré — non sans mal — de sa captivité allemande, Charles Cam- proux publie en  un petit manuel d’occitan à l’usage des classes lan- guedociennes.

Cela dit, on ne saurait parler d’un grand succès. En l’absence de toute statistique générale, on ne peut que discerner de grandes tendances. Ainsi il est clair que tout le monde n’est pas convaincu, en pays d’oc, de l’intérêt d’enseigner « le patois ».

On trouve un bon exemple des débats suscités par la question à travers une petite revue du Lot, Quercy, expressément fondée en décembre  pour soutenir l’effort régionaliste du gouvernement. Dès le numéro , en février , le problème de l’enseignement de la langue est posé par un certain Ernest Lafon, membre de la commission dépar- tementale de la propagande régionaliste, accessoirement instituteur, et poète « patois » à ses heures. Son point de vue est clair : il n’est pas sou- haitable d’enseigner le « patois » à l’école. D’abord parce qu’on n’a pas le temps, l’essentiel du temps scolaire étant consacré à l’apprentissage du français. Tout au plus peut-on se servir parfois du « patois » pour expli- quer telle ou telle difficulté du français. Par ailleurs, enseigner l’occitan écrit ne pourrait que troubler les cervelles enfantines : face au français « nation », et à l’occitan « nacion », comment ne feraient-ils pas les plus redoutables confusions ?

Le no, en avril , revient longuement sur la question, avec d’abord

l’opinion de Jean Bonnafous, vieux militant de l’enseignement de l’occi- tan, puisque fondateur en  d’une Ligue pour l’enseignement de la langue d’oc qui a rassemblé en son temps des centaines d’enseignants.

Bonnafous est bien entendu à fond pour l’occitan à l’école. Mais il est contredit par un certain Jean de Laramière qui, après quelques fleurs à l’adresse des beautés du « patois », lui refuse le droit à un véritable ensei- gnement : c’est le français qui doit primer, le « patois » étant une « langue de luxe », pour « plus tard ».

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Le no, un mois plus tard, redonne la parole à Bonnafous, pour un

exposé plus circonstancié. Pour lui, il faut enseigner l’occitan non seule- ment pour aider à l’apprentissage du français, mais aussi pour lui-même. Il ne faut pas croire que l’enfant entrant à l’école est une « table rase », il a des pré-acquis dont il faut tenir compte, au premier rang desquels sa langue. Et de clore dans une belle ambiguïté, en citant à la fois Pétain et... Jaurès. Il est vrai que Bonnafous a un passé de militant S.F.I.O.

Le même numéro offre en contrepoint l’avis d’un pédagogue local du nom de Laporte, qui, lui, est contre l’occitan à l’école :

c’est à la maison que l’enfant l’apprendra. Il va à l’école pour y apprendre le français.

Et il se réfère au souvenir du poète « patois » Jules Malrieu qui considé- rait qu’il ne fallait pas écrire la langue d’oc !

Le noapprofondit le débat.

Lafon revient à la charge avec des arguments affinés : il revient sur le danger qu’il y a à encombrer des programmes déjà bien lourds, affirme ne pas voir en quoi la défense de la langue pourrait entraver la dépopu- lation des campagnes (argument favori des mistralo-maurrassiens) tout en répétant qu’il aime bien parler et écrire son « patois » du Quercy. Il est même prêt à accueillir des textes d’oc dans la revue Quercy, pourvu qu’ils ne soient pas écrits dans une « graphie alambiquée » — allusion directe à la graphie « classique » défendue par Bonnafous.

Suivent des apologies de l’occitan dues cette fois-ci à des occitanistes étrangers au Quercy, comme le Pyrénéen Lizop : preuve que le débat, en se poursuivant, commence à focaliser l’attention de l’ensemble des félibres.

Cette tendance se poursuit dès le numéro suivant, avec l’entrée en lice d’un ténor, le Majoral Boussac, Président de la Societat d’Estudis Occitans, directeur de Terra d’oc, une des plus importantes revues occi- tanistes du temps.

Boussac, fort d’un message à lui adressé par le Maréchal en décembre , entend faire cesser le vacarme causé par les adversaires de l’occitan à l’école, puisque celui-ci est autorisé par l’arrêté du  décembre  :

quand le Chef a parlé, les hommes n’ont qu’à s’incliner et à se taire.

Point de vue renforcé par celui d’un autre ténor, Pierre-Louis Ber- thaud, déjà cité, ex-rédacteur en chef d’Oc, et qui dirige à Vichy le lobby

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occitaniste en sa qualité de journaliste ayant pignon sur rue. Lui aussi considère que les décisions du Maréchal n’ont pas à être discutées, et fait rebondir la discussion en proposant d’unifier la graphie de l’occitan.

Pour rebondir, la discussion rebondit.

Le nooffre, à côté des fiches pédagogiques de Bonnafous, un point

de vue d’instituteur hostile à l’enseignement du « patois ». Il change de village en village, il ne possède pas de grammaire, il ne peut que nuire à la connaissance du français, qu’il transformera en « petit nègre ». Politi- quement enfin, l’enseignement des dialectes ne peut qu’entraîner la dif- fusion d’idées séparatistes. Point de vue partagé par d’autres lecteurs qui en outre attaquent Boussac pour sa brutalité, ce qui lui permet d’ailleurs de répondre plus brutalement encore !

Bref, de fil en aiguille la controverse se poursuit jusqu’en septembre , date à laquelle Bonnafous en résume l’ensemble sur le mode humo- ristique en imaginant une Europe Nouvelle unifiée sous la houlette de son « furaire », dans laquelle l’unité se ferait au profit de « l’euro- péen », langue qu’on devine germanique. Et d’imaginer le destin des jeunes patriotes français essayant un jour de ressusciter la vieille langue d’oïl, en écrivant des chefs-d’œuvre en leurs dialectes, comme le Nor- mand Friedrich Akilon, l’auteur des vers illustres « j’cantons ün garse d’Normandi». Effort qui ne leur vaut que moqueries. Et Bonnafous

reprend ici, à propos d’un hypothétique français survivant dans une future Europe allemande, tous les arguments développés par les adver- saires du « patois ». Texte en forme de défoulement, qui ne peut guère convaincre qui que ce soit ; le français, n’est-ce pas, ce n’est quand même pas la même chose !

De toute façon, il nous paraît qu’à travers la longue série des interven- tions des instituteurs dans Quercy, c’est le point de vue d’une bonne par- tie de la corporation qui s’exprime. On pourrait le résumer en quelques points.

— Les programmes officiels sont trop chargés. Y ajouter de l’occitan ne pourrait que troubler l’esprit des élèves qui ont déjà suffisam- ment de mal à maîtriser le français.

— D’ailleurs, on ne peut pas enseigner une langue qui change de vil- lage en village, n’a pas de grammaire ni d’orthographe fixe, que

. On reconnaît bien sûr le démarquage en normand des premiers vers de la Mirèio de Frédéric Mistral, « Cante uno chato de Prouvènço », [je chante une jeune fille de Pro- vence].

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les auteurs écrivent parfois de façon incompréhensible. De plus on manque tout bêtement de manuels.

— Enfin, politiquement, non seulement le « patois » ne servira pas à favoriser le retour à la terre mais en divisant les Français il met en cause l’unité nationale.

Ces arguments, qui ne sont pas tous négligeables d’ailleurs, traduisent bien l’état d’esprit de gens qu’on invite brutalement à enseigner, en sus de leur service et pour une rémunération minimale, une langue qu’on ne leur a pas enseignée à eux-mêmes, pour laquelle on ne leur offre aucun outil pédagogique utilisable, et qu’au surplus on les avait jusque là dressés à combattre ! Le virage est de toute évidence difficile à négo- cier.

Sans parler de l’hostilité montante contre le régime, qui a dû jouer aussi pour les enseignants comme pour les parents d’élèves. Nous signa- lerons simplement le témoignage d’une stagiaire toulonnaise d’une école occitane d’été en Provence, qui a bénéficié dans son enfance de cours de provençal qui ont amené sa famille occitanophone mais « rouge » à rompre avec la pratique d’une langue ressentie brusquement comme outil aux mains de la réaction.

En bref, la tardive ouverture de décembre  n’ouvre en fait sur rien du tout, ne permet au mieux qu’un vague bricolage sous le signe du bénévolat.

Elle se heurte aux réticences profondes de la Droite française, qui entend bien utiliser le régionalisme tant qu’il se résume à la glorification abstraite du terroir, de la province profonde, de la terre-qui-ne-ment- pas et de la petite patrie avec ses costumes et ses usages pittoresques, mais qui ne veut connaître d’autre langue que le français.

Elle se heurte aussi, sur le terrain, à d’innombrables difficultés, pra- tiques d’abord : quels manuels utiliser, comment former les enseignants dans une matière dont ils ignorent tout, même quand ils sont occitano- phones, comment surtout intégrer cet enseignement nouveau à un pro- gramme global qui a été pensé sans lui, sinon en fait contre lui ?

À ces difficultés qui ne sont pas négligeables et que les autorités n’ont évidemment pas cherché à résoudre, s’ajoutent les réticences d’ordre idéologique des enseignants qui, quand ils ne sont pas félibres, véhi- culent sur la question linguistique les mêmes préjugés que tout le monde.

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Il ne faut dès lors pas s’étonner de voir que la politique de Vichy ne va pas au delà de ce qui a été concédé en décembre . La question de l’enseignement des langues régionales n’est assurément pas dans ses priorités, et l’évolution de la situation générale lui ôte vite le goût et les moyens de se lancer dans de grandes réformes.

Du coup, les félibres reviennent de leur enthousiasme initial.

Ils en reviennent parce que la majorité des Français en reviennent aussi, au fur et à mesure que le « vainqueur de Verdun » révèle son inca- pacité à maîtriser quoi que ce soit, et au fur et à mesure que, l’espoir changeant de camp, le combat change d’âme.

Ils en reviennent aussi parce que rien de ce à quoi ils tiennent ne leur est donné : ni la régionalisation, ni l’enseignement réel de la langue.

Quelques uns, les maurrassiens, se cramponnent jusqu’au bout au mythe de Pétain : ont-ils seulement le choix ?

D’autres, rares, optent pour la résistance, comme Camproux, comme Berthaud, déporté à Dachau en .

Pour la plupart de ceux qui restent, l’heure est à la morosité.

Les coups de chapeau au Maréchal disparaissent pratiquement de la presse félibréenne au début de .

Fleurissent au contraire les articles commémoratifs : on aura rarement autant célébré de centenaires d’hommes illustres qu’en  ! Le retour à l’histoire, et à l’histoire interne de la renaissance d’oc, signe ici la décep- tion devant une actualité bien peu favorable à la satisfaction de la reven- dication occitane.

Cette tentative pétainiste d’ouverture de l’école à l’occitan, menée sans conviction, débouche donc sur peu de choses. La demande sociale, si elle existe ici ou là, ne suffit pas à lancer une dynamique. On ne sau- rait d’ailleurs reprocher cela aux Occitans du temps dont on conviendra qu’ils avaient d’autres soucis.

Et la Libération met fin à l’expérience.

Pour toujours ? À peine la guerre finie, Frédéric Mistral neveu, nonobs- tant son lourd passé maurrassien, et alors même que le Félibrige ne se résigne qu’avec la plus extrême répugnance à exclure Maurras, écrit tran- quillement au nouveau Ministre de l’Instruction Publique pour revendi- quer... la langue d’oc à l’école, au nom du patriotisme dont le Félibrige a fait preuve les années précédentes. Le ministre quant à lui renoue ins- tinctivement avec la tradition de tous ses prédécesseurs en noyant poli- ment le poisson.

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Bibliographie de l’article original