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2-2- Sujet créateur vs sujet social

cycle initiatique

II- 2-2- Sujet créateur vs sujet social

Il s'agirait donc ici de déceler l’angoisse et les préoccupations que se partagent le Moi social et le Moi créateur. Le contrôle du chemin de vie de l’auteur semble inévitable à ce stade de la recherche car ce qui nous intéresse dans cette perspective, c’est de dégager le rapport qui lie les textes à l’élaboration de la personnalité de Salim Bachi. Nous essayerons de lire et de contrôler l’évolution du moi social et du moi psychique dans le corpus. Autrement dit, en partant des textes, nous effectuerons une vérification à travers l’autobiographique de l’auteur pour ensuite retourner aux textes, car c’est l’œuvre romanesque qui demeure notre objet principal. Cette dernière étape est l’élément final pour vérifier ce qui a été supposé précédemment et qui relève de l’hypothétique, elle «conclut l’analyse de l’œuvre, mais elle suppose un certain passage de l’œuvre à la vie. Tant que nous n’avons pas étudié cette dernière, une évidente réserve s’impose. Si nous nous rapportons, cependant, à ce que chacun sait sur la vie de (l’auteur), notre hypothèse apparaît assez probable pour que nous en considérions le sens sans tarder»216. Donc en partant du corpus, « le psychocritique […] isole dans l’œuvre, les expressions probables de processus inconscients, en étudie les formes et l’évolution, et tâche de les relier aux résultats acquis par ailleurs»217qui renseigneraient sur la vie du sujet social, le parcours réel de celui-ci. En ce sens Charles Mauron nous avertit :

L’idée de mythe personnel [...] attribue à chaque élément du mythe et à son ensemble une genèse et une évolution vécue – ce qui ne signifie pas « biographie » au sens où l’on entend d’ordinaire ce mot. Les processus inconscients d’un individu humain dépendent, dans une certaine mesure, et à travers des retentissements compliqués, des évènements de son existence. Dans la mesure encore (apparemment très grande) où la vie

216 MAURON Charles, L’Inconscient dans l’œuvre et la vie et de Racine, op. cit, p. 184

150 imaginative dépend à son tour des processus inconscients, elle est fonction des évènements biographiques. 218

Comprendre le mythe personnel, son mode de fonctionnement et l’interpréter supposerait de remonter à la genèse psychique du sujet social dont l’essentiel se déroulerait dans les premières années. En effet, l’écrivain, dit Mauron: «garde une fenêtre ouverte sur son milieu [...] celui-ci à un passé.»219. En effet, avant d’être un artiste « l'homme a normalement une famille, un métier, une cité »220, il vit en société, un entourage. Autant d’éléments qui vont façonner l’être et construire sa personnalité propre. Ce qui revient à vérifier les éléments marquants de la vie de l’auteur, l’univers dans lequel s’est construit son moi, son regard, sa manière de voir et d’appréhender le monde et que l’on retrouverai dans l’œuvre. C’est en cela que nous nous demandons si nos suppositions se confirment dans la vie réelle du sujet social.

Aussi, selon Mauron, le mythe personnel trouverait ses origines dans les évènements tragiques de l’histoire que le sujet social a vécue pendant sa jeunesse, période de sa vie où sa personnalité se construisait. L’impact de la tragédie de son pays l’amène à s'interroger sur les valeurs de cette société qui dégénère, ce qui le conduira plus tard, en tant que sujet créateur, à retranscrire inconsciemment son drame personnel dans les textes à travers des personnages déboussolés, en quête de soi, que l’errance donne à lire. Suivi par l’angoisse de l’exil, de la solitude, du rapport entre soi et l’autre vient s’ajouter celui plus interne d’un sujet atteint spirituellement et physiquement qui se rebelle contre sa condition. De plus, l'analyse du premier cycle de l’auteur nous amène à ressentir le degré d'angoisse qui affecte le Moi créateur manifestement tout au long de ses textes à travers la récurrence d’images, de thèmes et d’excipit à forte valeur dysphorique et qui nous conduit à formuler l'hypothèse que les angoisses à l’œuvre sont la transposition inconsciente de son drame. Ainsi, au début, le scénario mythique de l’odyssée est

218 MAURON Charles, Des métaphores obsédantes aux mythes personnels, p. 211.

219 Ibid, op. cit, p342.

151 le terrain propice pour la lecture de l’être déphasé, perdu, errant. Le deuxième cycle donne l’image d’une révolte envers Dieu en particulier et l’homme en général, celle de Sisyphe conscient de lui-même et de sa condition, qui finit par sourire à son destin et le prend en charge, dessinant ainsi le trajet complexe de l’homme contemporain. En ce sens, les textes indiquent dans leurs structures et dans leurs relations une quête inachevée, inaboutie, qui trouverait écho dans la quête du sujet créateur, l’éclosion d’un discours nouveau dans le troisième cycle à travers des personnages moins affectés et plus décomplexés, capables d'assumer leur personne, mais subissant toujours le poids des angoisses. Ce qui nous amène à dire que le sujet créateur trouve un épanouissement psychologique dans la résilience.Autrement dit, le sujet tente de dépasser sa condition, prône le désir de s'émanciper et de ne plus avoir à subir à nouveau le poids de la maladie, du deuil, les affres du monde et pas seulement ceux du pays d'origine, et fait sienne l’idée qu’il est en exil sur terre.

Par ailleurs le mythe personnel de Bachi, révélé à travers les figures d’Ulysse et de Sisyphe, est la résultante de deux scénarios mythiques qui donnent à lire un processus de modification et d’évolution du mythe personnel de l’auteur en fonction des affects du moment, qui se résumerait ainsi : une perte, puis une révolte et enfin une tentative de dépassement et de résilience. Non linéaire, le mythe personnel de Bachi évolue entre deux figures hautement symboliques de ce siècle en proie aux malaises pluriels, interroge à la fois la société, la religion, l’existence. Il est une manière pour l’inconscient de dire un conflit ; il communique les angoisses, les conflits et les désirs de Salim Bachi.

La genèse et l’évolution du mythe personnel obéissent à des traumatismes subis au fil du parcours du sujet social entre un exil à la fois intérieur et extérieur. La prise en compte de l’environnement socioculturel et historico-personnel de l’écrivain révèle que le point de départ du traumatisme se situe d’abord dans son pays d’origine. La situation sociohistorique a obligé Bachi à fuir son pays à l’image des personnages du corpus, ce qui semble être le moteur d’inspiration dans le

152 premier. Sa maladie qui le distingue des autres et l’empêche de jouir de son enfance est un élément fondamental à prendre en compte. Le deuxième élément serait la mort de sa sœur en bas âge qui l’a marqué dans ses convictions, ainsi que son parcours scolaire où il a été maltraité à l’école publique croulant, selon lui, sous l’influence de la religion. Son milieu familial y aurait contribué aussi dans la mesure où, né dans une famille cultivée, peu portée sur la religion mais beaucoup plus sur les joies de la vie, il se trouve confronté à la réalité socioculturelle de l’Algérie des années 1970-80. En effet, la société enfermée dans des idéaux ultranationalistes et religieux ne coïncide pas avec le milieu familial dans lequel a grandi Bachi, ce qui engendrera des tensions par la suite dans son lien avec l’école, les femmes et son rapport avec la société et les idéologies. Le divorce de ses parents, le sentiment de les avoir abandonnés, et surtout la situation du père qui s’est dégradée, le culpabilisent ; il ressent cela comme une forme de trahison, puisque ayant fui l’Algérie et abandonné sa famille, « cela faisait des années que je ne le voyais plus. Je m’en veux beaucoup à présent qu'il est trop tard. J'ai l'impression d'avoir abandonné les miens. J'espère me pardonner un jour cette fuite hors du royaume » (Bachi, 2017 :170). Il rajoute : « Mes parents ont fini par se séparer après une guerre intime qui a duré vingt ans. Le couple n'a pas résisté à la mort de ma sœur. C'est surtout mon père qui a sombré, dans l'alcool, puis dans une forme de folie à la fin. » (Bachi, 2017 :176)

L’angoisse de l’auteur va être sujette à l’évolution en fonction de son déplacement ou de son exil à l’étranger, qui va être pour lui un périple autant physique que psychique. En France, il va subir maints traumatismes et pressions de la préfecture, de son éditeur, en plus d’une situation économique précaire et de l’échec sentimental avec sa compagne Marie, qui vont l’amener à une crise d’angoisse résultant du sentiment d’échec. La maladie s’y rajoutera et n’arrangera en rien sa situation morale et physique et contribuera à une révolte, un cri de colère contre la fatalité et l’injustice. Il continue le combat contre lui-même, contre les monstres qui l’habitent, mais il n’en est pas moins touché dans son for intérieur. En effet, les échecs subis en exil où il a essuyé pas mal de contrariétés inhérentes

153 à son statut d’étranger, représentant une société, une culture et à plus forte raison une religion qu’on lui rappelle à tout bout de champ l’amènent à la révolte. Les conséquences de l’exil ont aussi leur part dans le traumatisme qui le conduit à se sentir rejeté.

Le périple du sujet social est fractionné consciemment et inconsciemment dans ses textes au fur et à mesure des difficultés rencontrées, des déceptions éprouvées, du dégoût et de l’amertume ressentie et des lieux traversés. La succession de péripéties en Algérie comme ailleurs du sujet qui n’a connu que «la douleur et la tristesse» (Bachi: 2017:58) explique son traumatisme et son rapport problématique au monde. L’errance psychologique, spatiale et scripturale, rejaillit sous des formes diverses, contaminant tels des spasmes, tout le corpus. La question existentielle investit les textes du sujet et dessine la carte de son errance et de ses expériences. Son écriture marquée par un mouvement de va-et-vient entre passé et présent, l’Algérie et l’étranger, l’ici et l’ailleurs, ailleurs ou ici, se résume au final en un nulle part ailleurs. Ce nulle part ailleurs peut-être lu, selon nous, sous l’angle d’une fatalité. Cette malédiction, à la longue, devient difficile à supporter par les personnages et le sujet social qui se résument à nier leur identité, leurs croyances. La nécessité pour les personnages de s’établir un chez soi, acquiert le statut d’un idéal qui traverse le corpus. Après la quête identitaire dans le cycle algérien et la quête spirituelle dans le deuxième, une quête plus intime, individuelle se dessine dans le troisième cycle, ainsi qu’une renaissance et une reformulation de l’être au monde avec de nouvelles résolutions et une reconfiguration de soi.

En effet, selon nous, le Moi de Bachi n’était pas suffisamment constitué et a été déstabilisé suite aux différents traumatismes vécus lors de son enfance et son adolescence en Algérie d’abord à savoir: la mort, la maladie, le terrorisme, l’échec amoureux puis, la séparation de ses parents, la mort de sa sœur, le racisme et le rejet du fait de sa différence, sa maladie qui le contraint à la solitude puisque différent des autres enfants. Le clivage intellectuel, idéologique et social (école et

154 société), la décennie noire et la désillusion, l’exil à l’étranger, le challenge d’avoir à prouver aux autres et à soi-même ses capacités, le bagage culturel et religieux, tout cela pèse sur sa personne. Le terrorisme islamiste et les préjugés que cela implique pour tout étranger de culture arabo-musulmane, le stress de la page blanche et les demandes de sa maison d’édition, l’angoisse au plus haut point, sa compagne qui le quitte, l’administration qui ne lui fournit pas le sésame pour vivre en paix, économiquement il vit de bourses, d’écriture, ce qui implique un rendement , la perception de la société qu’il a quittée qui le juge de traitre, et celle d’accueil d’étranger, le racisme, la maladie qui le ronge… Autant d’éléments qui pris un par un ne sont pas aussi dramatiques, mais leur accumulation, comme un effet de boule de neige, génèrera stress, angoisse et parfois des désirs de suicide où l’individu ne pouvant plus accepter sa condition. Son exil à l’étranger vient fragiliser encore plus un Moi affaibli, rajoute angoisse et doute sur ses capacités à s’assumer pleinement, à se prendre en charge et assumer les aléas que la vie à l’étranger impose. Ce constat d’échec, d’inaboutissement débouche sur des pulsions de suicide et de mort transcrits dans le premier et le deuxième cycle que nous pourrions qualifiés d’œuvre de jeunesse en comparaison au dernier cycle qui serait celui de la maturité et de la reconstruction. Alors le sujet se résout à prendre en main sa vie, arrête de s’apitoyer sur lui-même et décide de sa destinée qui n’est plus conçue comme une fatalité mais assumé et transcendée dans une démarche de résilience.

Le sujet social a pris conscience de lui-même, de sa condition en s’autoanalysant par le biais de ses créations, mais aussi de ses voyages. Aussi le traumatisme planant dans le premier et deuxième cycle se transforme en tentative de rupture et de dépassement comme nécessité vitale pour l’équilibre autant psychique, moral et physique que social du sujet en quête d’un bonheur qui doit se faire par soi, dans soi avec soi. La garantie du bonheur vient d’une quête plus individuelle de valeurs propices au bonheur et à l’épanouissement. Dans cette démarche de reconstruction, le sujet social tente à travers son déplacement entre et au travers des frontières réelles et/ou imaginaires, à se ressaisir, à repenser et à révéler sa propre personnalité en la vidant de ses maux. L’exil l’a amené à une nouvelle manière de

155 voir, de dire et de vivre le monde, et d’exister. Le voyage se présenterait alors comme la solution pour briser le cercle vicieux dans lequel s’était enfermé le sujet social, prisonnier des labyrinthes qu’il avait contribués à ériger de ses propres mains. Ayant pris conscience de cela, Salim Bachi tente de dépasser ses peurs, ses hantises, ses interrogations et surtout son égarement. Son programme : «vivre, rattraper le temps perdu c'était d'autant plus important que j'avais été un enfant malade est un jeune homme timoré, angoissé par la mort » (Bachi: 2017:81). Comme le note Michel Maffesoli, le terme d’existence évoque «le mouvement, la coupure, le départ, le lointain. Exister c’est sortir de soi, c’est s’ouvrir à l’autre, fût-ce d’une manière transgressive»221. Aussi, la solution la plus plausible pour l’écrivain semble être le voyage réel, comme symbolique. L’individu n’est plus renfermé, mais s’ouvre au monde par le biais du voyage à travers un périple initiatique à la découverte de soi, de l’autre et aboutit à une nouvelle vision qui inscrit l’altérité. Le sujet est poussé en avant vers d'autres paysages qui connectent espaces réels et imaginaires et proposent un mode de pensée où le déplacement est l’un des marqueurs de sa personnalité et de son affiliation littéraire.

À la lumière de ce qui précède, nous pouvons affirmer, bien sûr avec les réserves que toute étude implique, qu’il se dégage une relation d’implicite entre le sujet social et le mythe personnel perceptible dans le corpus, comme suit :

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Schéma 2-3 : Trajet moi social/ moi créateur

Conflit