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2.2 « Der wilde Reger » Les Fantaisies et Fugues op 46 et

2.3 Le style de Jena, la Fantaisie et Fugue op 135b

2.3.2 Succession des vecteurs dans la Fantaisie

Dans la dernière fantaisie du corpus, Reger utilise les différents éléments qui ont été relevés lors des analyses des op. 29, 46 et 57 tout en intégrant à son langage harmonique des innovations. Il s’agira dans ce chapitre de cerner les particularités des œuvres précédentes et d’identifier certains nouveaux enchaînements harmoniques employés ici.

Le retour à un langage harmonique plus tonal et à certains procédés d’écriture déjà rencontrés dans l’op. 29 se manifeste à différents niveaux . D’une part, l’ordre hiérarchique des successions vectorielles est caractéristique de l’harmonie tonale : la paire vectorielle

+4+4, la plus importante en nombre, est suivie par les paires +4+2 et +4-3 qui viennent en 2e

et 3e position (voir annexe 6.2). D’autre part, la succession de sections fortement contrastantes

est analogue à la Fantaisie op. 29. Les oppositions se manifestent d’un point de vue harmonique par l’alternance de vecteurs différents. Si aux mesures 10 et 11, la section verticale, dans un tempo adagio écrite dans le style d’un choral, est harmonisée majoritairement par des progressions de substitution, Reger fait usage de progressions principales dans le passage Quasi vivace commençant à la mesure 12 (voir annexe 6.3).

Par ailleurs, l’emploi fréquent du degré napolitain avait déjà fait l’objet de considérations analytiques dans l’op. 29. Le second degré abaissé est utilisé ici soit à des fins cadentielles en fin de phrases, comme par exemple aux mesures 3-4 (voir annexe 6.3), soit au cours d’une phrase afin d’enrichir le langage harmonique. La succession vectorielle à la mesure 37 donne un exemple intéressant d’implication du degré napolitain dans un passage

modulant (voir annexe 6.3) : on y relève la progression de basse fondamentale do, reb, ré,

sol, mib, la, ré (+2,+2,+4,-3,+4aug., +4). Les accords de Réb et de Mib, degrés napolitains des tonalités de Do et de Ré, y font office d’interpolations non-constitutives de la progression, se résumant à un enchaînement des accords Do, Ré, sol, La, ré (+2,+4,+2,+4). Il n’incombe pas de fonction modulante à proprement parler aux accords sur les degrés napolitains, ils sont utilisés afin d’élargir le champ tonal tout en s’inscrivant dans un langage tonal.

L’utilisation localisée et isolée de vecteurs sous-dominants avait été remarquée au cours des analyses précédentes. Le principe est retenu ici comme en témoigne le passage à la mesure 35 (voir annexe 6.3): il démontre que les vecteurs sous-dominants, ici la succession -2-2-2, sont regroupés au sein de l’œuvre et flanqués par des vecteurs de progressions principales dominantes. On peut en déduire une utilisation ciblée de vecteurs sous-dominants par Reger qui semble avoir conscience de l’instabilité tonale de ces progressions nécessitant une réaffirmation à posteriori de la tonalité.

Les similitudes entre la Fantaisie op. 135b et les œuvres de la période de Weiden sont nombreuses. Elles se manifestent en premier lieu par l’utilisation d’une courte cellule thématique génératrice de l’harmonie, comme ceci avait été le cas dans les fantaisies des op.

46 et 57 (voir chapitre 2.2.2). Ici, les quatre notes correspondent au 5e, 6e, 7e et 8e degré du

mode mineur mélodique ascendant, impliquant deux intervalles de demi-tons et un intervalle augmenté (voir annexe 6.7.1). Comme dans la période de Weiden, ce motif donnera lieu à de multiples interprétations harmoniques et sera rétrogradé.

L’harmonie des tierces à laquelle Reger avait eu recours dans les Fantaisies op. 46 et 57 est présente dans la Fantaisie op. 135b. Un exemple concret d’utilisation d’enchaînements à distance de tierce majeure se manifeste dès les premières mesures de la fantaisie :

À la mesure 1, les accords brisés contenant les notes du thème effectuent une progression -3maj-3maj : ré, sib, solb, progression qui sera réemployée dans le même contexte à la mesure 50 (voir annexe 6.3). Il lui succède, à la mesure 2, une marche harmonique à la seconde inférieure, où la basse fondamentale effectue une progression -3maj+2. Ces deux paires vectorielles impliquent une couleur très particulière, caractéristique de l’œuvre et ne permettent pas, à l’écoute, de cerner le centre d’attraction tonal, c’est-à-dire la tonique de l’œuvre, avant la mesure 4. L’exploitation des régions tonales a un côté très systématique dans l’op. 135b où l’on remarque dès les 3 premières mesures l’exploration de tonalités diamétralement opposées (Solb/sol# à distance de 14 quintes), puis un rapprochement des notes fondamentales franchies (Sib/si∃ à distance de 7 quintes) qui aboutit à la fondamentale ré, axe central de la progression.

Outre l’harmonie des tierces, Reger a fréquemment recours à la modulation enharmonique afin de franchir des distances extrêmes dans les cycles de quintes ; on peut en citer un exemple à la mesure 53 et à la mesure 59 (voir annexe 6.3). Il ne s’agit pas là d’une écriture enharmonique par facilité, mais de réelles modulations par enharmonie assez rares et témoignant d’une approche rationnelle et déductive, révélatrice de l’influence riemannienne sur le langage harmonique de Reger.

L’écriture de la Fantaisie op. 135 se démarque des œuvres antérieures par divers aspects et notamment par la volonté de sobriété et de concision que Reger poursuivait lors de sa dernière période créatrice. Sur le plan harmonique qui seul pourra être traité ici, la volonté de clarté se manifeste par l’utilisation plus regroupée et localisée des différents procédés. Si le langage harmonique dans l’œuvre est homogène et constitue une unité, la représentation graphique montre clairement que les passages correspondant à l’harmonie des tierces sont isolés et dissociés des passages relevant d’un fonctionnement harmonique fondé sur les

quintes109. Cette même volonté consciente ou inconsciente de regrouper les différents

enchaînements avait déjà été remarquée dans la répartition des vecteurs de substitution et des vecteurs principaux ou encore des vecteurs dominants et sous-dominants. Elle contribue à la structure et à la clarté formelle de l’œuvre.

On peut voir à la mesure 38 une technique d’harmonisation qui n’avait pas encore été usitée sous cette forme dans les œuvres précédentes (voir page suivante). On y relève une oscillation entre des régions tonales fortement éloignées incluant des progressions -4aug.. La succession est dissociable en deux lignes de basses fondamentales distinctes, composées de progressions principales dominantes +4 (la, ré, sol, do et sib, mib, lab, réb), dont la cohésion est maintenue par le caractère tonal des deux lignes séparées et par la dimension horizontale : le canon à la ± du sujet entre la main droite et la pédale. Ce même type de progressions symétriques établissant un lien entre des régions tonales fortement éloignées se retrouve également aux mesures 28-30, où l’on note la transposition de successions harmoniques franchissant de grandes distances sur le plan tonal grâce au degré napolitain (voir annexe 6.3).

109

Comparer dans l’annexe 6.3 les mesures 1-3, 10-12, et 17-18 relevant d’une logique d’enchaînements à distance de tierce majeure avec les mes. 5-6 et 30-34 correspondant à une harmonie fonctionnelle.

Pour finir, il convient de souligner la suprématie de la dimension horizontale mélodique sur la dimension harmonique dans cette dernière œuvre. Comme dans les op. 46 et 57, le principe d’harmonisation décrit par Sievers dans sa thèse est présent mais ne constitue qu’une exception. On en retrouve l’application aux mesures 57-59, où le rappel thématique à la pédale est harmonisé par des accords dont les notes se trouvent en affinité avec une ligne chromatique recouvrant presque une octave (do#4-si4) à la voix supérieure (voir annexe 6.3).

Contrairement aux œuvres antérieures, l’écriture en imitation et notamment le recours au canon est très présente dans l’œuvre, elle alterne avec des passages plus verticaux. Ainsi, la marche harmonique de la mesure 1-3 décrite précédemment et impliquant une couleur de médiante, résulte de l’écriture en canon strict à la ∅ . Cette écriture polyphonique en imitation se retrouve également à la mesure 38 et aux mesures 51 et 52. Dans ces passages, ce sont bien les lignes horizontales indépendantes qui génèrent l’harmonie qui leur est substituée.