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Succès et malheurs d’un homme politique de haut niveau

Chapitre 3. Le chef militaire et politique

2. Moundar, le combattant de Dieu

2.1 Succès et malheurs d’un homme politique de haut niveau

L’accroissement de l’importance des Tayyés sur le front oriental ne changea pas seulement la donne du point de vue militaire, puisque les Romains durent aussi composer avec cette nation sur le plan politique. En raison du rôle névralgique des Tayyés quant à la protection de l’Orient, la nature de leurs rapports avec les Romains se transformeront complètement au 6e siècle. Nous sommes bien loin des premières ententes politiques qui furent naguère conclues entre les rois de Mésène et Rome sous Trajan. D’ailleurs, comme ces derniers ont embrassé le parti des Parthes après Trajan379, il en ira de même avec la plupart des phylarques Tayyés après l’exil de Moundar qui vont rompre avec Byzance380. Mais cette fois, les empereurs ne pourront plus les soumettre et leur faire la guerre, ou

377 Ibid. Histoire 16. 378 Ibid. Histoire 18.

379 Bennett, Trajan. Optimus Princeps, p. 202 ; Langlois, Numismatique des Arabes avant l’islamisme, p. 48.

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comme Marc-Aurèle, prendre le titre d’Arabicus381. La politique de l’empire s’en verra

bousculée et plus jamais les Tayyés ne seront alliés des Romains. Cette funeste histoire n’est pas originale dans les annales des relations entre les deux Rome et ses alliés, elle est en continuité avec une longue série de ruptures de relations et d’alliances politiques. Et si, pour l’aristocratie romaine, les alliances étaient souvent rompues au profit de nouveaux alliés, les Tayyés ne seront jamais remplacés en Orient, après Moundar. Sous prétexte d’une demande d’or382, Justin II fut le premier à fomenter un complot contre le dernier roi

des Tayyés romains, mais la lettre qui était destinée à Marcien fut plutôt envoyée à Moundar qui comprit qu’on voulait sa tête et rompit les relations avec les Romains383.

Ce retrait causa une brèche sur le front oriental384 puisque, comme nous l’avons déjà souligné, les Perses et leurs Tayyés mirent à feu et à sang toute la Mésopotamie jusqu’à menacer la ville d’Antioche385. C’est dans le cadre de cette décadence sur le plan militaire que Moundar refera surface après de multiples tentatives visant à le rallier à la cause romaine. Finalement, c’est un appel à la solidarité chrétienne et un changement dans la politique impériale qui ramèneront le roi au service des Romains. Nous reviendrons sur cet événement phare au chapitre suivant, mais l’alliance du tombeau de Saint Serge n’est pas banale d’un point de vue politique. Il semble en effet que devant la décadence de Justin II, les autorités placèrent Tibère sur le trône pour remettre de l’ordre au sein de l’état. La réconciliation par l’intermédiaire de Justinien fils de Germanus doit être replacée dans ce cadre386. C’est de cette alliance des amis de Dieu que découlera la prise de Hira par Moundar, événement grandiose qui l’amènera à monter une première fois à Constantinople vers la fin de 575 ou au début de 576 : « Aramundar, roi des Saracènes, vint à Constantinople avec toute sa parenté ; il se présenta à l’empereur Tibère en lui apportant

381 Ibid.

382 Talon, La Chronographie de Bar Hebraeus, Vol. 1, p. 106-107 ; Chronique de Michel le Syrien, Livre X, Chapitre 8. Chabot, Tome 2, p. 308.

383 Jean d’Amida, III, Livre VI, Histoire 4.

384 Fisher émet l’hypothèse que les décisions ultérieures de Tibère visaient à apaiser cette relation brisée et à reconnaître publiquement le rôle des Tayyés en Orient. Fisher, Between Empires, p. 122.

385 Ibid.

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des cadeaux des barbares. Il fut cordialement reçu par Tibère, et pourvu de présents magnifiques, et fut autorisé à retourner dans sa patrie387 ».

Nous sommes presque au paroxysme de la puissance des rois Tayyés, alors que Moundar est célébré par le tout Constantinople. S’engagent alors quelques années d’une collaboration fructueuse avec Tibère qui n’est pas sans rappeler la relation entre Justinien et son père Hareth. Cette première montée est aussi l’occasion de réaffirmer l’alliance de Resafa alors que Moundar promet à Tibère de tout faire pour combattre les Perses388. Et si les opérations de reconquête de l’Orient seront fructueuses, l’échec de Ctésiphon complexifiera les relations entre Tayyés et Romains, Maurice travaillera alors ardemment à faire condamner son allié pour trahison389. Ainsi, malgré leur collaboration subséquente, comme le texte l’affirme, Tibère « les a difficilement réconciliés les uns avec les autres », ce qui démontre que rien n’était réellement réglé entre Maurice et Moundar. Le second assaut sur Hira ayant vraisemblablement scellé la légende pour de bon, Tibère accueillera une dernière fois Moundar avec de grands honneurs dans sa capitale en 580. Pour l’histoire politique des Tayyés, c’est l’événement phare. Le passage de la trente-neuvième histoire de Jean d’Amida sera repris largement par les experts puisque le roi barbare des Tayyés y reçoit une marque d’affection inédite dans les annales romaines.

La visite de l’illustre Moundar à la capitale se place en 891 (580), le huitième jour de février, où il fut reçu avec grande pompe et grande marque d’honneur par le clément roi Tibère, qui lui offrit de grands présents et des cadeaux royaux, fit tout ce qu’il voulut et lui donna tout ce qu’il pouvait désirer. En effet, il a aussi décoré ses deux fils qui étaient avec lui, et aussi à la couronne royale390 l’a jugé digne391.

Par deux fois, Jean d’Amida reviendra sur cette couronne royale392, puisque pour la

première fois, un souverain des Tayyés romains portera, comme son rival, le roi des Tayyés

387 Le latin donne : « Aramundarus Saracenorum rex Constantinopolim venit ». Jean de Biclar, Chronique, Chapitre L’an IX de l’empereur Justin et l’an VII du roi Léovigild.

388 Chabot, Chronicon ad A. C. 1234 pertinens, I. Præmissum est Chronicon anonynum ad A. D. 819

pertinens curante Aphram Barsaum, CSCO 81, p. 209.

389 Jean d’Amida, III, Livre VI, Histoire 16.

390 Dans le texte, ܐܬܘܟܠܡܕ ܐܓܬ. Littéralement la couronne de la royauté. 391 Jean d’Amida, III, Livre IV, Histoire 39.

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perses, le Tadj393. Cet acte symbolique nous oblige à nous demander si ce couronnement

ne fut pas le sommet de la carrière de Moundar, la reconnaissance ultime de Tibère à son endroit. Si nous le croyons, c’est que Justinien n’avait jamais octroyé ce privilège à son père, Hareth le Magnifique. Malheureusement, les écrivains grecs ne nous ont pas rapporté le verbe ταινιόω394, ni même le terme βασιλικῷ ταινιοῖ395, en association au roi des Tayyés romains. Mais nous en tenant à la chronique syriaque, ce jour-là, le roi Moundar bar Hareth rejoignait la courte liste des plus grands souverains d’Arabie, notamment Imrou’l Qays, « celui qui ceignit le diadème (tâdj) 396». Cela dit, un dur coup sera porté à cette célébration grandiose, puisque suite aux intrigues de Maurice, le roi des Tayyés sera accusé de

prodosia, c’est-à-dire, de trahison.

Notons qu’avant que cette accusation ne soit portée, le voyage à Constantinople s’était conclu par un traité de tolérance religieuse, ratifié par Tibère, et la réunification de l’Église miaphysite lors d’un synode tenu sous le patronage de Moundar397. Si, comme le

souligne Greatrex, sa chute ne doit pas surprendre, les Romains ayant tendance à se débarrasser de leurs alliés qui manquaient de loyauté398, les résultats désastreux de cette nouvelle concorde, combinés aux accusations de Maurice, semblent avoir motivé cette mise en accusation. Une fois de plus, un complot sera mis en branle afin d’éliminer Moundar. Trois hommes seront directement impliqués, Magnus/Magna’ un proche de

393 Nous sommes assez en accord avec Paret : nonobstant les titres officiels, les titres de patrice et l’autorisation de porter le kelil (cerceau d’or), avant le règne de Moundar, l’événement doit être considéré comme une façon de consacrer l’importante particulière du premier chef des Tayyés. Il est probable que dans les officines de l’Empire, contrairement à ce qui se faisait en Orient, le titre de roi des Tayyés était négligé. Paret, Note sur un passage de Malalas concernant les phylarques arabes, Arabia, Tome 5, p. 257- 258.

394 Il s’agit du verbe grec, littéralement porter une couronne.

395 Terme normalement utilisé pour désigner la couronne royale. La nature de ce couronnement et les raisons ayant mené à ceindre Moundar demeurent un mystère pour bien des spécialistes, Fisher, suivant Shahid, croit à de multiples facteurs dont le rôle militaire et religieux de Moundar. Fisher, Between

Empires, p. 122.

396 Inscription d’En-Nemâra ligne 1. Dussaud, Les Arabes en Syrie avant l’Islam, p. 35. 397 Nous aborderons ces événements en détail au prochain chapitre.

398 Greatrex, « Les Jafnides et la défense de l’Empire au VIe siècle », dans Les Jafnides. Des rois arabes au

service de Byzance, p. 139. L’auteur souligne à juste titre que « c’était la pratique normale des Romains de

se débarrasser des chefs alliés qui faisaient preuve d’un manque de loyauté ou d’une trop grande

indépendance ». Cette attitude face aux alliés est mentionnée par plusieurs auteurs. Voir, Fisher, Between

Empires, p. 178-180 ; Isaac, Limits, p. 395 ; Blockley, East Roman Foreign Policy, p. 161-163 et Millar, Roman Near East, p. 300-301.

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Moundar qui pourrait l’avoir trahi en raison des événements d’Apamée399, le patriarche

Grégoire d’Antioche qui était contre la paix des Églises400, et probablement Maurice.

L’épisode est connu, on inventa une histoire, la consécration d’une église, afin que Moundar rejoigne le Patriarche et Magna’ à Huwarin401. Or, selon toute vraisemblance, c’est à Émèse que Moundar fut pris de force par les autorités romaines.

Après leur renvoi, Magna’ commanda aux troupes qu’il avait secrètement avec lui de se tenir prêtes, ainsi qu’au duc qui avait été chargé de l’accompagner, et, quand le soir arriva, il dit à Moundar : « Seigneur patrice, tu as été accusé devant le roi et il t’a commandé d’aller à la ville royale, de t’y défendre et de lui prouver qu’il n’y a rien de vrai dans ce qu’on a dit contre toi ». Mais Moundar répondit : « Après tous les services que j’ai rendus au roi, je ne peux pas croire qu’il soit permis que de telles accusations soient retenues contre moi. Puisque je suis un des serviteurs du roi, je ne peux pas refuser de comparaître devant lui ; mais il n’est pas possible que je quitte mon camp (Hirta) en ce moment, par crainte que les Tayyés perses ne viennent et n’enlèvent mes femmes, mes enfants et tout ce que j’ai »402.

C’est à ce moment que les troupes prirent Moundar et l’emmenèrent à Constantinople. Nous le verrons en conclusion de ce mémoire, cette dernière trahison doit être considérée comme le début de la fin pour la domination des Romains en Orient. Signe que la situation ne devait pas être au beau fixe à Constantinople, le même texte nous apprend que : « À son arrivée, le roi ordonna de lui donner la même résidence qu’à ses précédents voyages à Constantinople403, et de lui donner une pension, et il demeura ainsi sans obtenir audience ; il avait avec lui une femme, deux fils et une fille404 ». Shahid avait bien noté que l’attitude de Tibère à l’égard de Moundar n’était pas en tout point négative405, puisqu’il lui octroya tout de même une résidence de prestige à son arrivée à Constantinople. À ce propos, s’il ne consentit pas à le voir406, il ne semble pas que de son vivant, Tibère ait

souhaité condamner ou exiler Moundar. Compte tenu du peu de temps qui semble s’écouler

399 Évagre, Histoire ecclésiastique, Livre V, Chapitre 10.

400 Chronique de Michel le Syrien, Livre X, Chapitre 17. Chabot, Tome 2, p. 344.

401 Jean d’Amida, III, Livre III, Histoire 40. Sur Moundar bar Hareth et l’accusation portée contre lui. 402 Ibid.

403 Nous ne l’avons pas souligné précédemment, mais l’utilisation du terme voyage au pluriel est une autre preuve que Moundar monta plus d’une fois dans la ville impériale avant ce fatidique séjour.

404 Jean d’Amida, III, Livre III, Histoire 41. 405 BASIC, 1-1, p. 462-463.

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entre l’arrivée de Moundar et la mort de Tibère, cette énigmatique décision politique, suivie de ce désir de bien loger le roi des Tayyés, nous amène à croire que le dénouement de toute cette affaire aurait pu être différent si Maurice n’avait pas pris les rênes du pouvoir. S’il avait vécu plus longtemps, Tibère aurait-il fait la lumière sur cette affaire, fait taire les rumeurs propagées par son gendre et lavé Moundar de tout soupçon ?

La mort soudaine du roi, la même année où fut arrêté Moundar, pourrait expliquer pourquoi le roi Tayyé ne put avoir d’audience avec Tibère et sa fin tragique. Sans répondre à nos interrogations, il existe une autre version de ces événements conservée dans la

Chronique de 1234. Beaucoup plus court, ce récit amène quelques précisions quant à la

chronologie des événements et aux lieux où ils se sont déroulés, mais une même conclusion407. Dans le cadre de cette étude, les raisons religieuses entourant la condamnation de Na’aman408, le fils de Moundar, nous ont fait comprendre que le conflit

religieux pourrait en grande partie expliquer cette procédure sommaire. Même si les autorités accusent Moundar d’avoir trahi l’empire, le fait qu’il était le plus grand défenseur de la foi rivale, le miaphysisme, ne doit jamais être oublié. D’ailleurs, ce n’est pas un hasard si les auteurs syriaques feront du personnage un champion du christianisme chez les sémites demeurés chrétiens. Ainsi, si ses grands talents sur les champs de bataille peuvent expliquer son importance du point de vue politique, ses allégeances religieuses sont au cœur de son règne, raison pour laquelle la plus importante partie de ce mémoire y sera consacré.

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