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Chapitre 1: Des projets transnationaux de solidarité juive en Afrique du Nord

B. Etablir des projets d’émigration depuis Afrique du Nord

1) Le succès inégal de la migration vers Israël en Afrique du Nord

La question du départ en Israël des populations juives cristallise d’importants débats historiographiques. Elle est soit considérée comme le résultat d’une action unilatérale de l’Agence Juive obligeant des natifs d’Afrique du Nord à s’installer en Israël, soit comme un moyen, pour les juifs, d’être sauvés des dangers qu’ils couraient en tant que minorité dans les nouveaux états indépendants88. Au-delà des politiques actives de l’Etat d’Israël pour faire émigrer les juifs d’Afrique du Nord, des discriminations existent dans le processus de sélection des immigrants89. La politique d’immigration « diasporique » menée par Israël en direction des juifs du Maroc se heurte ainsi aux limites posées par l’Etat lui-même qui s’inscrit dans une logique de pays de peuplement90. En effet, si le discours sioniste traditionnel insiste sur le « rassemblement de tous les exilés » et considère que le fait d’être un

87 La Hebrew Sheltering and Immigrant Aid Society (HIAS) est issue du regroupement effectué en 1909, de deux

structures : la Hebrew Immigrant Aid Society qui avait été créée en 1902 et la Hebrew Sheltering House Association établie en 1882, mais qui prend ce nom sept ans plus tard. Mark Wischnitzer, Visas to freedom, the

history of HIAS, Cleveland, New York : World Publishing, s.d., p. 33

88 Shmuel Trigano, « La face cachée du nationalisme en terres d’islam », in Shmuel Trigano (dir.), La fin du

judaïsme en terres d’islam, Denoël : Paris, 2009, pp. 9-48.

89 Yaron Tsur, “Carnival fears: Moroccan immigrants and the ethnic problem in the young state of Israel”,

Journal of Israeli History: Politics, Society, Culture, 1997, 18:1, pp. 73-103; Jannis Panagiotidis, Laws of Return ? Co-Ethnic Immigration to West Germany and Israel (1948-1992), Thèse de doctorat en Histoire, sous la

direction de Philipp Ther, European University Institue, 2012.

90 Christian Joppke, Selecting by origin: ethnic migration in the liberal state, Cambridge, London: Harvard

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juif permet d’émigrer en Israël91, l’Etat n’en mène pas moins une politique de sélection des candidats à l’émigration. Celle-ci répond aux logiques de construction étatique qui tend à privilégier, par exemple, les candidats jeunes et aptes à travailler. Par ailleurs, cette politique est marquée par les préjugés orientalistes à l’endroit des juifs du Machrek et du Maghreb qui ont conduit, certaines années, à ralentir le processus d’immigration vers Israël. Mise en œuvre par une agence étatique, l’Agence Juive, et par les services clandestins israéliens, la migration vers Israël rencontre néanmoins un succès inégal dans les trois pays d’Afrique du Nord.

La migration massive des juifs du Maroc

Avec près de 180 000 personnes, la majorité de la population juive marocaine a émigré en Palestine et en Israël entre 1947 et 1973. Le succès de l’alyah marocaine a été expliqué par la force du sentiment religieux d’attachement à la Terre sainte ainsi que par le travail intensif réalisé par les émissaires sionistes, des services israéliens et de l’Agence Juive. Le début du 20e siècle avait été marqué par la création des premières associations sionistes, mais dans une perspective philanthropique qui n’incluait pas l’émigration en Palestine92. La Seconde Guerre mondiale a vu l’arrivée d’émissaires du Yishouv en 1943 afin de participer à l’auto-défense des populations juives. Entre 1947 et avril 1948, on dénombre 1 500 immigrants d’Afrique du Nord en Palestine et entre avril et décembre 1948 9 000, dont la majorité du Maroc. A la suite du changement d’attitude de la part des autorités du Protectorat, l’Agence Juive établit sa structure au Maroc, la Cadimah93 qui est en charge de la migration des juifs du Maroc. Elle installe des camps de transit dans le pays ainsi qu’en France dans la région de Marseille au Grand Arenas94. La Cadimah, qui a permis à 22 900 personnes de rejoindre Israël, est dissoute en mars 1956 avec l’indépendance du Maroc. Les politiques d’immigration qui président à l’implantation du sionisme au Maroc se heurtent à la position du gouvernement chérifien. Il cesse, en septembre 1956, d’accorder des passeports aux juifs qui pourraient se rendre en

91 La thématique du rassemblement des juifs « exilés » dans le monde est au cœur du discours de promotion du

sionisme et abouti au vote de la « loi du Retour » qui permet à tout juif d’émigrer en Israël ; cf. Jannis Panagiotidis, op. cit.

92 Michael Laskier, op. cit., pp. 34-35.

93 Sur l’analyse des différentes vagues migratoires vers Israël, nous renvoyons à Yigal Bin-

Nun, « La négociation de l’évacuation en masse des Juifs du Maroc », dans Shmuel Trigano (dir.), La fin du judaïsme en terre d’Islam, Paris : Denoël, 2009, pp. 303-358.

94 Emile Temime et Nathalie Deguigné, Le camp du Grand Arénas: Marseille, 1944-1966, Paris : Éd.

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Israël. Le « virage panarabe » du gouvernement Ibrahim à partir de 1959 conduit à l’adhésion du Maroc à la Ligue arabe et à l’arrêt des relations postales avec Israël95.

Ces évolutions sont marquées par des négociations entre des responsables israéliens ou des représentants d’organisations juives et le gouvernement marocain. C’est ainsi que le Congrès Juif Mondial (CJM) est chargé à partir de l’indépendance du Maroc des contacts entre l’Etat d’Israël et le royaume chérifien. Le CJM est, comme on l’a vu, étroitement lié au sionisme. Son dirigeant, Nahum Goldman, figure de l’establishment travailliste israélien est aussi le directeur de l’Agence Juive. Ainsi, le responsable politique du CJM Alexandre Easterman et Joseph Golan, qui avaient tissé des liens personnels avec une partie du personnel politique marocain, négocient avec les représentants marocains sur la question migratoire96. Néanmoins, à partir de mai 1961, les responsables israéliens, déçus par les résultats des discussions menées par le CJM, entrent directement en contact avec les responsables marocains, et avec le Palais97 pour proposer une politique d’indemnisation en échange de l’accord des autorités marocaines d’autoriser une alyah collective98. Ainsi, entre 1956 et 1961, l’Agence Juive et les services secrets israéliens mènent un programme d’émigration clandestine opéré par le « réseau » (la Misgeret) qui a pu concerner près de 29 000 personnes. Après qu’un accord a été trouvé avec les dirigeants marocains, l’opération Yakhin est menée entre 1961 et 1964 et conduit au départ de 83 000 personnes.

Le mouvement sioniste en Tunisie et en Algérie

La migration des juifs de Tunisie en Israël a concerné environ 50 000 individus (contre 40 000 à 50 000 personnes qui se sont dirigées vers la France). Plus urbaine, comptant plus de Français en raison des possibilités de naturalisation ouvertes à la fin du 19e et surtout à partir de 1923, l’alyah a été plus faible, en pourcentage, en Tunisie qu’au Maroc. La période de l’entre-deux-guerres a constitué un moment de structuration du mouvement sioniste en

95 Michel Abitbol, Histoire du Maroc, op. cit., p. 56.

96 Bin Yigal Bin-Nun, « The contribution of World Jewish Organizations to the Establishment of Rights for Jews

in Morocco (1956-1961), Journal of Modern Jewish Studies, Vol. 9, n° 2, July 2010, pp. 251-274.

97 Les responsables israéliens chargent le responsable de Misgeret au Maroc, Alex Gatmon, de négocier avec le

pouvoir marocain. Yigal Bin-Nun, « La négociation de l’évacuation en masse des Juifs du Maroc », op. cit., p. 336 ; Igal Bin-Nun, « Jo Golan-Un destin marocain », Brit, 29, 2010, pp.78-85

98 Le montant total a été évalué par Yigal Bin-Nun à environ 19 150 000 dollars. « La négociation de

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Tunisie, qui avait émergé à la fin du 19e siècle. Ainsi, la Fédération sioniste est créée en 1920 par Alfred Valensi et des émissaires des institutions sionistes sont envoyés dans le pays tandis que des organisations de jeunesse se développent99. Pendant la guerre, les politiques du régime de Vichy affaiblissent la position des promoteurs de l’assimilation à la France et les rapprochent du sionisme100. A partir de 1949, le Mossad le Aliya dépêche en Tunisie des émissaires israéliens et entre 1948 et 1955, 25 000 juifs émigrent en Israël101. Acceptés par les autorités du Protectorat, les départs vers Israël se font plus discrets à partir de 1956 et l’indépendance de la Tunisie. En comparaison du Maroc et de la Tunisie, le mouvement migratoire d’Algérie vers Israël est plus modeste puisqu’il concernerait près de 11 000 personnes102.

Le mouvement sioniste est, en Algérie avant la Seconde Guerre mondiale, particulièrement faible malgré la création de quelques associations. A partir de 1947 une émigration illégale se développe alors que le mouvement sioniste tente de croître sous l’impulsion des émissaires du Yishouv. Par la suite, malgré la création de mouvements de jeunesse sionistes, les départs en Israël restent marginaux. Si l’attachement au projet sioniste et après 1948 à Israël s’exprime dans le monde juif algérien, il n’aboutit pas à une migration importante103. Ainsi les envoyés israéliens présents pendant la guerre d’Algérie ne parviennent pas à mobiliser une population juive qui se considère comme française et envisage plus le départ en métropole que celui en Israël. Le mouvement d’émigration vers Israël a touché de manière inégale les populations juives en Afrique du Nord. Il s’appuie sur une organisation étatique, l’Agence Juive, et sur un réseau associatif. Néanmoins, toutes les associations ne partagent pas la doctrine sioniste selon laquelle Israël constitue le lieu de rassemblement de l’ensemble de la population juive, le « rassemblement de tous les exilés »104, pour reprendre les termes utilisés par les dirigeants

99 Armand Attal, « 1897-1947 : cinquante ans de sionisme en Tunisie », Archives Juives, 1999/1, Vol. 31, pp. 53-

62.

100 Claude Nataf, « Les mutations du judaïsme tunisien après la Seconde Guerre mondiale », Archives Juives,

2006/1 Vol. 39, p. 125-136.

101 Paul Sebag, op. cit., p. 273; Michael Laskier, op. cit., p. 265.

102 Haim Saadoun, « Le sionisme en Algérie (1898 - 1962) : une option marginale », Archives Juives, 2012/2,

Vol. 45, p.78

103 Keren Rouche, “Projecting Algerian Judaism, Formulating a Political Identity: Zionism in Algeria during the

War of Independence (1954–62)”, The Journal of North African Studies, 2007/2, Vol. 12, pp. 185-201.

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israéliens). Ainsi, une organisation juive américaine élabore un projet d’immigration vers d’autres pays qu’Israël.