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Chapitre 7 : D ISCUSSION G ÉNÉRALE

7.3. Succès écologique des organismes asexués

Chez les organismes asexués, les processus épigénétiques représentent une stratégie alternative permettant la production de différents phénotypes en absence de différence génétique entre les individus. Ces processus sont d’autant plus importants dans la mesure où ils peuvent sous-tendre à des stratégies écologiques (la plasticité phénotypique ou le bet-hedging) permettant aux organismes asexués de faire face à différents types de fluctuations environnementales (prévisibilité et imprévisibilité des changements, respectivement), mais également en présentant un intérêt évolutif majeur qui est de permettre l’acclimatation et faciliter l’adaptation des organismes dans certaines conditions environnementales. Toutefois, les processus épigénétiques à eux seuls ne suffissent pas à expliquer le succès écologique des organismes asexués.

7.3.1. Importance de la diversité génétique

Malgré l’absence de différence génétique entre les individus, un point essentiel pour assurer le succès des organismes se reproduisant de manière asexuée est la diversité génétique. Un processus permettant une telle diversité chez certains organismes asexués est l’hybridation (section 1.5.3). Elle entraîne la formation d’un génome réunissant au sein d’un même individu des caractéristiques génétiques des deux parents provenant de populations différentes et donc d’une diversité génétique issue d’adaptations distinctes. L’état hétérozygote des gènes confère, en autre, aux hybrides la possibilité d’exprimer l’un et/ou l’autre des deux allèles pour s’acclimater à différentes conditions. Cela leur permet ainsi d’avoir un potentiel de variation au niveau phénotypique, ainsi que le potentiel de performer dans les mêmes niches écologiques que les espèces parentales ou de coloniser de nouvelles niches (Schultz 1971, Lynch 1984, Arnold et al. 1999). Chez les hybrides C. eos-noegaeus, ces conséquences reliées à leur état hétérozygote peuvent être entrevues au niveau de la variation phénotypique. Par exemple, la comparaison de la forme des arcs pharyngiens montre que les hybrides sont plus semblables à l’espèce paternelle C. eos (Figure 5.4, Chapitre 5). D’autre part, une étude comparant la taille des individus a révélé que dans certains lacs, les hybrides peuvent être plus semblables à l’espèce maternelle C. neogaeus (Mee 2014). Finalement, des caractères nouveaux peuvent également découler de l’hybridation, tels qu’observés au niveau des différentes formules dentaires (Figure 5.2, Chapitre 5) ou de la plasticité phénotypique, résultant en une plus grande sensibilité aux signaux environnementaux comparés aux espèces parentales (Chapitre 5).

La fréquence des hybridations peut également contribuer au succès de ces organismes asexués. À l’instar de la reproduction sexuée, les évènements d’hybridation permettent de produire des génotypes différents. Chaque génotype hybride présente ainsi des caractères qui lui sont propres et lui permettent d’exploiter des niches écologiques différentes, tel que stipulé dans le modèle FNV (Vrijenhoek 1984). Chez les hybrides C. eos-neogaeus, la diversité de génotypes que l’on retrouve a permis à ce biotype de présenter une grande répartition géographique (Vergilino, Leung & Angers 2016) selon leur capacité à coloniser et persister dans des habitats différents, en étant plastique ou en étant bet-hedger (Leung et al. 2016).

Chez les gynogènes, d’autres mécanismes de diversification du matériel génétique, et par conséquent du potentiel de variation phénotypique, ont été proposés. Par exemple, chez les

salamandres unisexuées (Ambystoma laterale-jeffersonianum), l’introduction de nouveaux allèles est possible via la kleptogénèse, soit le remplacement d’un haplome du génotype hybride par celui du spermatozoïde induisant le développement de l’œuf (Bogart et al. 2007, Bi et al. 2008, Bi et al. 2009). La gynogenèse « imparfaite » se traduisant par la fécondation de l’œuf non-réduit des gynogènes par le spermatozoïde de l’espèce paternelle (Paternal leakage) a également été proposée comme mécanisme d’augmentation de la variation génétique chez les gynogènes afin d’éviter les conséquences du cliquet de Müller. Beukeboom & Vrijenhoek (1998) ont, par ailleurs, proposé l’élévation de ploïdie suite à l’incorporation du matériel génétique du spermatozoïde comme permettant un « mimétisme sexuel » chez les gynogènes. Dans le cas où l’expression des gènes est additive, le fait de posséder deux haplômes semblables à l’espèce sexuée permettrait aux individus triploïdes de ressembler davantage aux femelles sexuées que les clones diploïdes. Si les mâles affichent une préférence pour les femelles conspécifiques, les individus triploïdes présenteraient ainsi un avantage par rapport aux gynogènes diploïdes lors de la reproduction (Beukeboom & Vrijenhoek 1998).

Ces hypothèses sont notamment issues de l’observation d’individus triploïdes ou présentant une portion du génome du spermatozoïde dans les cellules somatiques des gynogènes (les microchromosomes) (Nanda et al. 1995, Schlupp et al. 1998, Lamatsch et al. 2000, Lamatsch et al. 2004). Dans le cas des microchromosomes, la transmission inter-génération de cette portion de matériel génétique par les lignées gynogènes a été observée chez le molly amazone (Poecilia formosa), ainsi que l’expression des gènes s’y retrouvant. Les microchromosomes pourraient ainsi résulter en une augmentation de la variation génétique chez les individus gynogènes ; toutefois leur fonction et intérêt évolutif demeurent encore mal connus (Nanda et al. 1995, Nanda et al. 2007).

D’autre part, afin que l’incorporation de nouveau matériel génétique compense l’accumulation de mutations délétères chez les gynogènes, les triploïdes devraient être en mesure de se reproduire par hybridogenèse. Ainsi chaque triploïde devrait produire des œufs diploïdes en éliminant à chaque génération le génome paternel complet afin de perpétuer le génome hybride. La fécondation avec un nouveau spermatozoïde permet ainsi l’incorporation de nouveau matériel génétique à chaque génération. Or, cela ne semble pas être le cas chez

certains gynogènes (Goddard & Schultz 1993, Lamatsch & Stöck 2009) et reste donc encore à être démontré.

Finalement, cette inclusion du matériel génétique du spermatozoïde n’augmente pas nécessairement la valeur adaptative des gynogènes. Par exemple, chez les hybrides de salamandres unisexuées, le taux d’inclusion du spermatozoïde dans les œufs gynogénétiques est inconnu. Toutefois, la proportion de tétraploïdes diminue en fonction du stade de développement et une augmentation de ploïdie (2N → 3N ou 3N → 4N) est souvent associée à des performances moins bonnes chez ces hybrides gynogénétiques (Bogart et al. 1989, Teltser & Greenwald 2015).

7.3.2. Handicaps des gynogènes

Chez les gynogènes, la coexistence obligatoire entre des organises sexués et asexués suppose la présence d’handicaps restreignant la prolifération des clones femelles afin d’éviter de surpasser leur espèce hôte. Outre la diversification des niches au sein d’une localité donnée, l’hypothèse d’un handicap démographique a été testée de manière théorique (Chapitre 6). Deux conclusions en ressortent : un handicap est nécessaire afin d’annuler l’avantage démographique des asexuées, mais la présence des individus, même stériles, est requise afin d’empêcher la prolifération des sexués. Suivant le modèle démographique de Wright-Fisher, la taille finie d’une population, imposée par une capacité de support maximale, provoque une variation aléatoire des fréquences des formes sexuées et asexuées d’une génération à l’autre et ceci d’autant plus que la taille de la population est petite (Charlesworth 2009). Le rôle écologique de ces individus stériles serait donc de restreindre la prolifération des individus sexués, par exemple en augmentant la compétition au niveau des niches alimentaires ou reproductives.

Chez les hybrides C. eos-neogaeus, la gynogenèse « imparfaite » impliquant l’incorporation du génome paternel pourrait être le mécanisme permettant ce handicap démographique dans la mesure où l’augmentation de ploïdie chez les poissons est souvent associée à la stérilité des individus (Benfey 1999). Dans ce complexe, il a été confirmé que le taux d’incorporation du matériel génétique paternel est de 50% (Goddard & Dawley 1990) et le ratio d’individus diploïdes vs triploïdes est de l:1 en milieux naturels (Chapitre 6). De plus, les

femelles résultant de l’incorporation du matériel génétique du spermatozoïde ne se reproduisent pas de façon clonale et les mâles triploïdes sont stériles (Goddard & Schultz 1993).

Cette hypothèse peut également s’appliquer à d’autres systèmes gynogénétiques. Mais de manière générale, elle demeure encore à être testée notamment en confirmant que la fécondation des œufs gynogénétiques se fait à un taux de 50% et en identifiant le mécanisme cellulaire responsable de cette fécondation et de la stérilité des individus. De plus, il sera également nécessaire de vérifier si ces individus triploïdes présentent des traits écologiquement similaires à ceux des gynogènes « purs » afin de ne pas les surpasser, leur rôle étant de limiter le nombre d’individus sexués dans une population à taille finie (Chapitre 6). Il serait, par exemple, intéressant de comparer leur niveau de plasticité phénotypique en partitionnant la variation épigénétique totale en fonction des conditions environnementales.

Toutefois, si cette hypothèse est validée, elle permettrait de démontrer que, malgré l’absence de différence génétique entre les individus, mais avec un potentiel démographique comparable, les hybrides gynogènes sont capables de faire face aux mêmes variations des conditions environnementales qu’une espèce sexuée et souligne ainsi l’importance et l’efficacité des processus autre que génétiques dans la réponse des organismes face à des environnements changeants.

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