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Un nouvel orchestre pour la danse bretonne


Chapitre 3 : Evit Koroll, les pionniers rennais

3.3 Structure musicale et arrangements

• L’orchestration

L’écoute des enregistrements d’Evit Koroll révèle une force contradictoire qui semble les empêcher d’arriver à leur fin. Il y a en effet dans cet orchestre deux groupes de musiciens aux esthétiques différentes. Les mélodistes, flûte, alto et violon, jouent des parties écrites et s’échangent souvent le rôle de meneur de la mélodie, se laissant la parole pour une phrase ou un tour de thème. Le violoniste et le flûtiste jouent exclusivement les thèmes à l’exception de rares passages contrapuntiques – comme c’est le cas dans l’An Dro – alors que l’alto prend plus souvent le rôle classique de voix intermédiaire entre la mélodie et le basson. Quant à ce dernier, il joue entre contrepoint et renfort harmonique de la section rythmique et ne joue le thème que dans La Guibra. Comme nous allons le voir, son rôle harmonique est plus maîtrisé et écrit, contrairement à celui de la contrebasse, et les deux instruments se retrouvent souvent en concurrence. L’ensemble mélodique semble plus travaillé que l’accompagnement, les contrastes – par exemple quand les vents s’arrêtent pour laisser la place aux cordes – apportant une fraîcheur qui manquera à l’orchestre brestois Son ha Koroll.

Le deuxième groupe de musiciens assume quant à lui clairement le rôle d’accompagnement. Le piano, suivant globalement les cadences de la mélodie, joue simplement la pompe et se contente presque tout le temps des accords de tonique et de dominante, alternant ainsi demi-cadences et cadences parfaites. Il est soutenu par le banjo qui suit la même grille harmonique mais y est moins attentif. La contrebasse, manquant visiblement de culture harmonique, suit le piano dans une ligne de basse approximative basée sur les accords du piano, mais s’en éloigne régulièrement. Enfin, la batterie semble suivre le mouvement plutôt que de le mener. Le tout donne un aspect jovial – usant de petits clins d’œils humoristiques – mais assez approximatif. Bien qu’on l’entende souvent mal sur ces enregistrements, c’est le piano qui donne sa cohésion à l’accompagnement. Il maîtrise ses grilles d’accords et se trompe rarement dans le tempo ni dans l’intention de jeu.

• Structures 158

Le répertoire choisi ayant pour but de faire danser, la structure générale des morceaux est construite sur celle des danses correspondantes. Si la plupart des pièces commencent directement sur l’exposition du premier thème, une partie d’entre eux débute par un accord introductif majeur que Son ha Koroll utilisera également en imitation des orchestres irlandais et écossais des années 1940. La Violette commence ainsi par un accord de sol majeur sur une ronde suivi d’un silence ; la Gavotte du

Huelgoat commence par un accord de mi bémol majeur sur une mesure ; enfin La Dérobée débute par une cadence de trois accords en do majeur, tonique-dominante-

tonique, avant d’enchaîner sur le thème joué à la relative, en la mineur. La Réchauffée, air uniquement présent sur le 33 tours, commence par la phrase B au basson seul. Les transitions, peu usitées dans le répertoire de danse du fait de la rupture qu’elles induiraient dans les pas de danse, ne sont pas courantes dans le répertoire d’Evit Koroll. Néanmoins, on trouve entre La Guibra et La Querelle des garçons et des filles une petite transition entamée par le piano et suivi par le banjo et la contrebasse pour créer une articulation entre deux danses aux tempi différents.

• Thèmes et tonalités

La plupart des thèmes interprétés par l’ensemble comportent deux phrases jouées sous la forme simple AB (Gavotte du Huelgoat, Tamm-kreiz, Gavotte ar Podou

fer, Jibidi, La Secouette, La Guibra et La Réchauffée). La Violette, danse habituellement

sur une forme AB est ici construite avec une variante ABCD, les deux thèmes joués en alternance donnant l’impression d’une mélodie à quatre phrases. Dans ce répertoire sont aussi jouées trois danses à phrases multiples : le Jabadao comporte six phrases, chaque phrase paire étant deux fois plus longue, comme dans la forme gavotte. Les phrases ABCD sont jouées en sol puis transposées en si bémol, puis les phrases CD’EF sont exposées deux fois, D’ étant une légère variante de la phrase D . La Dérobée est une 159

danse à phrases multiples, parfois répétées comme une succession de thèmes à deux phrases, mais jouées ici presque toutes d’affilée , elle comporte ici treize phrases 160

enchaînées. Les deux dernières phrases sont rejouées deux fois, l’avant-dernière étant

Cf. annexe 4, p. 86-91. 158 Cf. annexe 4, p. 89. 159 Cf. annexe 4, p. 87. 160

d’abord exécutée au tempo de valse avant de reprendre le 6/8. Enfin, la Gavotte de

l’Aven , regroupant des phrases provenant de plusieurs airs, n’enchaîne pas moins de 161

14 phrases, s’amusant à répéter les phrases 7 et 8, ainsi que l’avant-dernière phrase pour conclure. C’est probablement ce morceau qui évoquait pour Jacqueline Gudin « un passodoble avec castagnettes et mauvais violons ». 162

À l’inverse du jeu modal des sonneurs et des musiques à bourdon, Evit Koroll fait souvent le choix de transposer régulièrement les thèmes dans un parti-pris tonal, autant pour surprendre l’auditeur que parce que le jeu des transpositions, impossible pour un couple de sonneurs, est aisément réalisable par un orchestre et lui permet de créer du relief. Ainsi, là où les sonneurs pourraient changer de thème tout en gardant la même tonique (le bourdon du biniou), l’orchestre fait souvent le choix inverse de jouer un seul air dans plusieurs tonalités, voire de jouer une variante mineure du thème. Par exemple, la Gavotte du Huelgoat alterne mi bémol et si bémol majeur ; La Secouette passe de sol majeur en sol mineur, avant d’alterner si bémol et mi bémol majeur. L’An

Dro , que nous étudierons plus en détail, parce qu’il fait l’objet d’une écriture 163

contrapuntique plus soignée, propose tour à tour un thème AB majeur et un deuxième thème AB mineur : commençant en sol majeur vers le sol mineur, ce deuxième thème est transposé en do mineur, puis l’ensemble revient au premier thème en do majeur avant de conclure sur un retour à la tonalité de do mineur.

La seule chanson du répertoire d’Evit Koroll, A Pondi, est une adaptation de l’arrangement publié par le compositeur Jef le Penven en 1952 . Originellement en fa 164

majeur, elle a été transposée en do par l’ensemble afin d’être plus simple à chanter pour des barytons amateurs. La partition originale a ici été adaptée en commençant par l’introduction de six mesures, trois tours instrumentaux, un seul tour de chant et un dernier tour instrumental. Le texte de la partition comprend neuf vers, mais seul le premier est ici chanté. Le morceau se conclut par une petite cadence cliché lancée par le basson, manière de montrer à l’auditeur que l’ensemble ne se prend pas trop au sérieux.

Cf. annexe 4, p. 88. 161

Jacqueline Gudin, « L’énigme des pochettes », op. cit. 162

Cf. annexe 3, p. 50. 163

Cf. annexe 3, p. 54. 164

Ce morceau sera par la suite repris par le groupe de chanson humoristique Les Pépères (1954-1990) dans lequel jouait Jean-Yves Brand . 165

• Lignes de basse et harmonie

Nous avons déjà eu l’occasion de dire que les lignes de basse n’étaient pas très convaincantes. En effet, la contrebasse semble plus attachée à suivre d’oreille la grille du piano tandis que que le basson suit un contrepoint vertical sur une partition. Les huit premières mesures de La Guibra en sont un bon exemple : le basson suit 166

consciencieusement la ligne en contrepoint du thème alors que la contrebasse joue à la fois la cadence à l’envers (Sol Ré Sol Ré au lieu de Sol Ré Ré Sol) et sur les temps faibles. Dans la suite du morceau, il hésite entre temps et contre-temps, tente un walking sur deux mesures puis semble se raviser. Le basson doit s’en rendre compte car à la tentative suivante de jouer son contrepoint, il l’interrompt en chemin pour jouer les basses que la contrebasse aurait dû faire. L’arrangement de La Violette est un autre 167

exemple de la fragilité des lignes de basses. Jean L’Helgouach a ici écrit une partie de basson à laquelle l’exécutant reste fidèle, suivant les accords du piano et du banjo. La contrebasse, en walking, change sa ligne au deuxième tour mais ne joue pas très juste et suit moins bien la rythmique, la superposition des deux lignes gênant l’audition. Sur l’ensemble du répertoire, le jeune bassoniste semble toujours fidèle à ses partitions et, s’il lui arrive de se tromper, cela s’entend peu. Christian Hudin maîtrise moins la contrebasse, mais il faut rappeler que ce n’était pas son premier instrument et que sa connaissance du répertoire devait le guider.

• Contre-mélodies et contrepoint

Un premier exemple de contrepoint assez joliment écrit est joué dans la partie bal du quatrième et dernier tour du Tamm-kreiz, en trio de flûte, violon et alto :

Edouard Benois, Les Pépères, [edouard.benois.pagesperso-orange.fr/peperes.htm], (consulté le

165 24/01/2017). Cf. annexe 3, p. 48. 166 Cf. annexe 3, p. 49. 167

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L’alto commençant à la sixte mineure inférieure, l’intervalle suggère un renversement de sol mineur qui est confirmé par la voix de violon au deuxième temps, transformant dès le départ la mélodie de si bémol majeur en sol mineur. Le si bémol final étant joué à l’unisson, la résolution est légère avant que le groupe ne revienne en majeur.

Comme nous l’avons mentionné, c’est l’An Dro qui a fait l’objet de l’écriture 168

la plus soignée. C’est d’une part le seul morceau qui a été écrit uniquement pour le quatuor, mais c’est aussi le seul morceau dont l’écriture est entièrement contrapuntique. Bien que cette écriture ressemble plus à un exercice, Jean L’Helgouach fait ici preuve d’un véritable travail de précision. Le premier thème, en sol majeur (mesures 1 à 8) est joué à l’unisson par la flûte et le violon, tandis que l’alto et le basson exposent un contrepoint vertical. L’alto joue sur la phrase B une réponse rythmique au thème, tandis que les mélodistes nuancent leur jeu entre forte et piano pour souligner les questions et réponses du thème, effet inédit dans la musique bretonne à danser en 1955. Dans le deuxième thème, en sol mineur (mesures 13 à 24), le contrepoint est complet, la flûte seule jouant le thème et le violon rejoignant l’alto dans un jeu rythmique de réponse au thème. L’harmonisation des deux thèmes est ici respectée, et il faut souligner sa finesse dans le thème en sol mineur. À la mesure 4, une demi-cadence aurait sans doute été plus appropriée pour soutenir le thème que la cadence imparfaite : à la fin de la phrase A, le thème termine sur la quinte, un accord de ré majeur aurait été préférable à un premier renversement de sol majeur. De même, le choix - mesure 6 et 10 - de ne pas souligner la demi-cadence en fin de mesure en se contentant d’un simple intervalle de quarte rend l’écriture mélancolique. Cf. annexe 3, p. 50-53. 168

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trad. première phrase - arrangement trio

• Interprétation et phrasé

Dans le répertoire choisi par le jeune ensemble amateur, il n’y a pas d’erreur de tempo manifeste, le groupe ayant visiblement eu à cœur d’exécuter les danses à la bonne vitesse. Mais il n’en est pas de même en ce qui concerne le canon stylistique de toutes les danses, et la Gavotte du Huelgoat en est l’exemple le plus frappant à l’oreille. Elle est systématiquement accentuée par l’ensemble sur le dernier temps de la phrase, alors que c’est le seul temps de repos de la danse et qu’il doit être joué piano. On remarque également que La Guibra est interprétée d’une manière très pointée et raide par les mélodistes qui doivent probablement exécuter la partition telle que l’a écrite Jean L’Helgouach. Dans La Violette, les mélodistes jouent deux croches au premier temps de la mesure 1 et croche-pointée double-croche à la mesure 3. C’est indéniablement ce qu’a dû écrire le directeur de l’ensemble, et des sonneurs de tradition y auraient indéniablement mis plus de souplesse. Ce jeu un peu raide des mélodistes ne plaisait pas beaucoup à Jean-Jacques Le Bourhis qui trouvait que l’interprétation manquait de swing, mais on peut y voir deux causes. D’une part, cela correspond bien à la volonté que Jean L'Helgouach avait exprimée, qui était d’appliquer une rigueur classique à l’exécution musicale avant de s’intéresser au style. D’autre part, si les mélodistes ont tendance à jouer les thèmes tels qu’écrits sur les partitions, c’est qu’ils n’ont pas eu l’occasion d’apprendre les finesses de jeu de cette musique et qu’ils ont découvert les partitions quelques semaines avant l’enregistrement. Sans aucune connaissance préalable de ces danses traditionnelles, ils exécutent néanmoins très proprement leurs parties. Nous verrons que dans le groupe Son ha Koroll, qui s’est donné les moyens de répéter, le lien se fait mieux entre la rigueur et le style.

L’ensemble Evit Koroll, un « groupe en divertissement » n’était certes pas le nouvel orchestre breton de qualité professionnelle que les meneurs du mouvement culturel breton attendaient, et cela lui a été parfois durement reproché par le public comme par la critique. Mais il a su, avec humour et sans prétention, prendre le risque du croisement du style hot-club et de l’instrumentation classique pour porter un répertoire à la fois breton et gallo dans une esthétique qui était sans conteste alors inédite. Première formation instrumentale dédiée à la danse, ils étaient bel et bien les pionniers de la « nouvelle musique bretonne ».

Chapitre 4 : Son Ha Koroll, « orchestre celtique »

L’autre formation à se lancer dans une nouvelle esthétique musicale dédiée à la danse est l’orchestre Son ha Koroll, qui fut créé à l’initiative de Pierre-Yves Moign, un jeune musicien venu de Paris. Dans un article sur la vie du compositeur, Armel Morgant reprend les propos du fondateur de Son ha Koroll :

« Notre démarche n’était pas un enfermement sur soi, et encore moins un enfermement hexagonal, mais au contraire une ouverture sur le large, rompant avec ce que l’on pourrait appeler le provincialisme qui est de coller au plus près des idées convenues . » 169