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La structure articulaire de l’âme et du corps : l’âme comme principe absolument immobile, et les organes comme relais

Démonstration de la nécessité que le moteur premier de l’animal soit dans un principe

Aristote, dès le septième chapitre, fait du cœur un correspondant corporel du principe de l’âme motrice, car il va situer au niveau du cœur le point de départ des modifications à l’intérieur du corps. En effet, alors qu’il a démontré dans une bonne partie de ce chapitre que le syllogisme pratique est le principe du mouvement, Aristote termine le chapitre en disant :

D’autre part, qu’un petit changement s’accomplissant au point de départ du mouvement produise des différences importantes et nombreuses à distances, il n’est pas difficile de le voir. Par exemple, il suffit que l’on déplace un tant soit peu le gouvernail, pour que l’avant du navire subisse un déplacement considérable. Et plus encore, quand une modification survient dans la région du cœur sous l’effet de la chaleur, ou du froid, ou de quelque autre affection semblable — et cela y compris dans une partie infime et imperceptible de cet organe — elle produit une différence considérable, qui se traduit par des rougissements, de la pâleur, des frissonnements et des tremblements et leurs

opposés371.

Le cœur, comme point de départ, est pour Aristote un réceptacle de la modification thermique qu’entraîne l’image de la conclusion du syllogisme pratique, mais en même temps le cœur est une sorte d’amplificateur. Sa comparaison du cœur avec le gouvernail le montre bien. Comme le second, qui légèrement déplacé entraîne un déplacement considérable de l’avant du navire bateau, de légères modifications dans le second entraînent de grandes différences au niveau du corps tout entier se traduisant par des manifestations physiologiques telles que rougissements, pâleur, frissonnements et tremblements ainsi que leurs opposés. Ce faisant, Aristote trouve dans le corps un principe unique, simple et en même temps complexe lui permettant une économie explicative qui évite la multiplication

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des principes corporels. Cependant, si dans le chapitre sept, la réflexion n’était qu’analogique, Aristote reprend à partir du chapitre huit la démonstration de la nécessité d’un principe psychique central à partir d’une discussion rationnelle plus serrée. En effet, cherchant où se situe l’activité du moteur mû (le désir) dans le corps, il commence par mener une discussion rationnelle sur la non-localisation du principe dans les articulations. Il dit en effet :

Or nous avons dit que l’articulation est nécessairement dans un principe. Or nous avons dit que l’articulation était le principe d’une partie et le terme d’une autre. C’est pourquoi la nature s’en sert parfois comme d’une chose simple, parfois comme d’une chose double. En effet, quand le mouvement part de là, il est nécessaire que, parmi les points qui constituent les extrémités, l’un reste au repos et l’autre se meuve, car on a dit précédemment que le moteur devait prendre appui sur quelque chose qui reste au repos. Donc, l’extrémité du bras est mue et ne meut pas, et une partie de l’articulation du coude, qui est comprise dans l’ensemble de la partie mue elle-même, meut et est mue, mais il est nécessaire qu’il y ait aussi quelque chose d’immobile dont nous disons qu’il est en puissance un unique point, mais qu’en acte il devient deux choses, de sorte que si le bras était l’animal, c’est là en quelque sorte, que se situerait le principe

moteur propre à l’âme372.

Le philosophe renoue donc ici avec l’explication mécanique donnée aux premier et deuxième chapitres du traité. C’est un raisonnement empiriste qu’il pousse au bout afin d’en montrer les limites et la nécessité d’affirmer un principe psychique qui soit le réceptacle de l’activité du principe de l’âme motrice puis, ultimement, la nécessité de l’âme elle-même. Il rappelle en ce sens que l’articulation ne constitue pas un point absolu tout en précisant un point qui demeurait implicite jusqu’ici à savoir la distinction dans l’articulation entre un principe (archè ou point de départ) et un terme qui est une partie capable de transmettre un mouvement reçu. Du fait que l’articulation est à la fois principe d’une partie et terme d’une autre explique qu’elle soit naturellement tantôt comme une chose simple, tantôt comme une chose double. Cela implique que l’articulation est constituée de points d’extrémités : un point de départ (principe) et un point d’aboutissement (terme). L’un reste au repos (le principe), l’autre se meut (le point d’aboutissement). Cela est justifié par le principe (énoncé précédemment) selon lequel le moteur doit prendre appui sur quelque chose qui reste au repos. Aristote se fait plus explicite en montrant que par rapport au

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coude, l’avant-bras est un terme qui est mû sans nécessairement rien mouvoir. Dans le coude, il y a donc une partie qui comprend l’ensemble de l’avant-bras et qui étant elle- même mue meut l’avant-bras et, nécessairement, l’autre partie du coude comprise dans le bras qui lui-même ne bouge pas et constituant pour l’avant-bras un principe de mouvement, car elle est immobile. Ainsi, devient plus claire la nécessité que le point de jonction des deux extrémités dans le coude soit quelque chose immobile et qui « (…) est en puissance un

unique point, mais qu’en acte il devient deux choses (…)373 ». Aristote termine ses propos

par une analogie entre l’avant-bras et l’animal d’une part et, d’autre part, entre le coude et

« le principe moteur propre à l’âme ». L’expression « principe moteur propre à l’âme »

réfère ici au désir ou encore à la conclusion du syllogisme pratique et — comme cela deviendra plus évident dans le neuvième chapitre du traité — Aristote cherche un principe psychique qui soit l’instrument corporel correspondant à l’activité du principe moteur de l’âme. L’analogie ici est très limitée et montre que l’articulation ne peut être un principe dans lequel se trouve le désir ou la conclusion du syllogisme pratique. Pour invalider totalement la possibilité que le principe du mouvement volontaire soit dans une articulation et continuer à traquer le principe corporel dans lequel se trouve l’âme, Aristote utilisera le modèle du bâton inanimé qu’il met en relation avec les articulations. « Même le bout de bois, en effet, a par rapport à la main un principe et une terminaison, de sorte que, de ce fait, si le principe moteur qui provient de l’âme ne se trouve pas dans le bâton, il n’est pas non plus dans la main », dit-il. Il s’agit en fait pour Aristote de montrer que la relation qu’il y a entre le bâton et le poignet n’est pas différente de la relation qu’il y a entre l’avant- bras et le coude. Ainsi, si l’âme n’est pas dans le bâton qui est inanimé, elle n’est pas non plus dans l’avant-bras ni dans le bras qui présente la même relation avec l’épaule. Ainsi, les articulations ne sont pas des principes ultimes de mouvement, mais ne sont que des principes auxiliaires et relatifs de mouvement.

Après avoir ainsi révoqué la possibilité que l’une ou l’autre des articulations soit le lieu du principe, au chapitre huit en montrant que « (…) ˂l’âme˃ ne peut être dans aucun principe

qui soit le point d’aboutissement de quelque chose d’autre (…) 374», Aristote précise dans le

chapitre neuf la localisation du principe de l’âme motrice et réaffirme la

373 Ibid., VIII, 702 a 30-31 374 Ibid., VIII, 702 b 7 – 9

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nécessité de l’existence de l’âme motrice. La première étape de son raisonnement est de s’appuyer sur la conception symétrique du corps des animaux. Il dit en effet :

« Puisque, d’autre part, ˂le mouvement˃ vient, de la même manière, de la droite et de la gauche et que les opposés se meuvent simultanément, de sorte qu’il n’est pas possible que le mouvement de la droite soit dû au fait que la

gauche reste toujours au repos ou inversement (…)375 ».

Certains auteurs comme Pierre-Marie Morel se questionnent sur la validité de cette conception symétrique du corps chez Aristote qui reconnaît ailleurs la non-symétricité de

certains animaux tels que les crabes376. Ce serait nous éloigner du propos de notre mémoire

que de s’appesantir sur ce sujet. À ceci, il suffit en fait de rappeler le scalae naturae aristotélicien que nous avons vu au précédent chapitre du mémoire. Le corps de l’homme qui se présente comme un système symétrique peut être pris comme modèle dans cette étude générale du mouvement des animaux. Aristote tire donc de l’organisation symétrique du corps des animaux un argument mécanique qui va comme suit : étant donné que les mouvements venant de la droite et ceux venant de la gauche viennent de manière identique et simultanée, il s’ensuit que l’immobilité nécessaire pour qu’il y ait du mouvement n’est pas à rechercher dans la gauche ou la droite, elle est plutôt à rechercher dans l’endroit qui délimite la jonction de leur extrémité, soit le milieu. Aristote étaye ce raisonnement, qui part de considérations mécaniques, par un argument général à savoir que « (…) le principe

se situe toujours dans le point qui surplombe les deux extrémités377 ». Le principe corporel

correspondant au principe psychologique doit donc être au milieu pour occuper une position surplombante. Ainsi, le milieu n’est pas à comprendre simplement comme un point

qui sépare deux parties isométriques, mais, comme la définition de la vertu378 chez Aristote,

ce milieu est en même temps un sommet surplombant.

375 Ibid., IX 702 b 12 – 14

376 Dans l’Histoire des animaux, 527 b 6-7, Aristote dit à propos des crabes que « La plupart du temps tous ont la pince droite plus grosse

que la gauche ».

377 Ibid., IX, 702 b 15-16

378Définissant la vertu, Aristote dit dans l’Éthique à Nicomaque, II, 1107 a 6-8 : « C’est pourquoi, essentiellement, et si l’on s’en remet à

la formule qui exprime ce en quoi elle consiste, la vertu est une moyenne. Mais, dans l’ordre de la perfection et du bien, elle constitue une extrémité ».

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Simplicité et complexité du cœur comme lieu de conjugaison et nécessité de l’âme immatérielle

Aristote explique ensuite qu’il est nécessaire que le cœur qui est la partie qui est au milieu

du corps soit en puissance simple, mais en acte nécessairement complexe379. En ce sens, il

fait comprendre que le milieu n’est pas seulement le milieu qui délimite les deux extrémités gauche et droite, mais qu’« il est dans une situation similaire à l’égard des mouvements venant du haut comme ceux venant de la tête, et à l’égard de ceux qui viennent de la

colonne vertébrale chez les animaux qui en ont une380 ». C’est donc un milieu chargé de

virtualités puisqu’il tient la position médiane par rapport aux mouvements qui viennent du haut pour expliquer que les mouvements de la tête n’ont pas besoin pour se réaliser que les membres inférieurs soient immobiles ou inversement les mouvements des membres inférieurs n’ont pas besoin pour se réaliser que la tête soit immobile. Il doit aussi tenir la médiété à l’égard des mouvements venant de la colonne vertébrale. La colonne vertébrale dans le corps est comme l’axe de symétrie permettant de distinguer les parties opposées de la droite et de la gauche dont Aristote a déjà parlé. Se pose ici la question de savoir ce que sont spécifiquement les mouvements venant de la colonne vertébrale chez les animaux qui en ont une. Seraient-ce les mouvements de l’avant et de l’arrière ? Il semble que oui, puisqu’en définitive le corps humain, pris pour modèle, est organisé autour de la colonne vertébrale qui est un milieu par rapport auquel se réalisent les mouvements qui viennent de la gauche et de la droite, du bas et du haut et aussi de l’avant et de l’arrière. Toutefois, le milieu dans lequel se trouve le principe de l’âme motrice n’est pas la colonne vertébrale puisque celle-ci est un réseau d’articulations et qu’Aristote avait établi que le principe de l’âme motrice ne pouvait se retrouver dans aucune articulation. Par ailleurs, l’auteur précise aussi que « la faculté sensible se trouve elle aussi dans cet endroit », à savoir dans le milieu. Or, dans le chapitre sept, on a vu que la région du cœur est cette faculté sensible. Ainsi, il faut conclure que le lieu qui entoure la région du cœur comprenant le cœur et les parties internes contiguës au cœur est ce milieu qui est le réceptacle des modifications thermiques entraînées par l’image de la conclusion du syllogisme pratique. Celui-là peut communiquer ce mouvement reçu aux membres par un ensemble de mouvements d’extension et de contraction.

379 Mouvement des animaux, IX, 702 b 26-27 380 Ibid., IX, 702 b 17-19

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Pour comprendre les virtualités de ce milieu, il faut se rappeler le modèle des articulations au sujet desquelles Aristote avait affirmé qu’elles sont à la fois simples et doubles et que

leur partie immobile permettait le mouvement de la partie mobile381. Dans le cas de la

région du cœur, c’est beaucoup plus complexe, car elle permet la réalisation de différents types de mouvements de parties opposées de manière simultanée sans que l’une soit immobile pour permettre le mouvement de l’autre. Aristote représente la situation par une figure géométrique ABC dans laquelle A représente le sommet de la figure ou encore le point qui surplombe les deux extrémités B et C. Dans cette figure triangulaire, AB et AC représentent des membres opposés. Aristote fait remarquer que, comme dans le cas des articulations, A qui permet le mouvement d’AB doit être simple en puissance et double en acte et ne peut être vu comme un véritable point géométrique puisque celui-ci ne connaît pas tantôt l’unité et tantôt la duplicité. A formé par la jonction des deux extrémités ne peut donc être un vrai point géométrique, mais doit être une grandeur c’est-à-dire un organe corporel. Si on s’en tenait au mouvement d’un seul membre et si le mouvement de ce membre était dû à l’immobilité du membre qui lui est opposé, le principe qui se trouve au milieu serait tout à fait analogue à une articulation. Mais la différence entre A et une articulation tient au fait que le premier permet le mouvement simultané d’AB et AC ce qui montre que le mouvement d’un membre n’est pas relatif à l’immobilité d’un autre. Ce faisant, la grandeur A devient un lieu de conjugaison de plusieurs principes nécessaires, mais auxiliaires qui meuvent en étant mus. Or, conformément au principe qu’il faut nécessairement une immobilité absolue à ce qui meut en étant mû, il est donc nécessaire que les divers principes qui meuvent en étant mus en un lieu qui les conjugue tous trouvent en ce lieu un principe absolument immobile qui n’est plus le lieu de conjugaison (la grandeur corporelle), mais une réalité sans grandeur qui se trouve toutefois dans la région du cœur. Ainsi, après avoir poussé à bout une réflexion sur l’impossibilité mécanique que les articulations et la région du cœur soient le principe ultime assurant l’effectuation du mouvement des animaux, au neuvième chapitre, Aristote arrive à la démonstration de la nécessité d’un principe immatériel, l’âme.

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La nécessité du souffle connaturel

Dans le corps il y a un principe physiologique : la région du cœur qui se trouve au milieu, et, le désir est un milieu dans le sens qu’il meut quelque chose après avoir été lui-même mis en mouvement. Comme on l’a vu, le désir est mû par la sensation ou la représentation d’un manque et de ce qui est adéquat pour combler ce manque. Le désir n’est pas un corps, mais dans les corps animés, Aristote postule qu’il faut un corps qui soit en grande concordance au désir capable de transmettre la force nécessaire pour que le mouvement puisse s’effectuer. Dans « Désir, sensation et altération », Jean-Louis Labarrière explique que c’est en vertu du fait que le désir ne saurait avoir de l’efficacité sur le corps sans un certain état

de celui-ci qu’il est nécessaire que le désir s’aide « de quelque chose de corporel382 ». En ce

qui concerne les caractéristiques de ce corps, Aristote soutient qu’il doit être capable de mouvoir en étant lui-même mû, car le corps animé est mû sans que sa nature soit de mouvoir nécessairement. Ainsi le corps animé doit donc pouvoir pâtir sous l’effet non pas de ce qui

meut depuis toujours comme la nature (voir chapitre six du traité383), mais d’une puissance

extérieure qui est ici un corps (on peut donc voir que le souffle connaturel est un analogue de l’éther considéré comme une matière intermédiaire entre le premier mû qui est mû depuis toujours et le premier moteur qui meut depuis toujours. Ce corps moteur qui meut en étant lui-même mû a nécessairement une certaine puissance pour pouvoir être mû et une certaine force pour mettre en mouvement les corps animés. Aristote voit dans le souffle connaturel le corps qui correspond le mieux aux caractéristiques compatibles à ceux du désir. Or, si tous les animaux étant doués de sensations sont doués du désir, Aristote fait remarquer qu’ils ont tous également le souffle connaturel ce qui indique que le désir ne va pas sans le souffle connaturel et donc que celui-ci est effectivement l’instrument de celui-là.

Aristote fait ensuite remarquer qu’« Il semble que le souffle connaturel soit dans la même relation par rapport au principe psychique que le point situé dans les articulations, car le

souffle connaturel est à la fois moteur et mû par rapport à ce qui est immobile384 ». Aristote

fait ici du souffle connaturel un analogue du point d’emboîtement dans l’articulation. Tout comme ce point (qui est en réalité une grandeur) meut ce qui est mobile en étant lui-même mû par ce qui est immobile, le souffle connaturel — qui est un corps — constitue une sorte

382 LABARRIÈRE, Jean-Louis, « Désir, sensation et altération », dans LAKS, André, RASHED [2004], p. 150 383Ibid., VI, 700 b 30-31

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d’interface entre le principe psychique (le cœur) et ce qui est immobile c’est-à-dire l’âme ou la capacité discriminative dans l’âme pour ce qui est du mouvement local des animaux. On peut ici dire que l’analogie ne considère pas le fait que dans les articulations, les parties mobile et immobile sont relatives puisque la partie immobile peut devenir mobile et vice- versa. En effet, dans le cas du souffle connaturel l’immobilité de l’âme ou de sa capacité discriminative est absolue alors que le principe psychique est toujours moteur en étant mû. Le souffle connaturel est ce qui fait le relais entre la variation de température engagée par la capacité discriminative et le principe psychique. En effet, le cœur qui est le principe psychique dans le sens de principe de sensation est aussi le lieu dans lequel Aristote localise le souffle connaturel. Ici, s’élève une question sur le statut de ce souffle connaturel. Alors qu’on pourrait penser qu’il s’agit du souffle respiratoire, Aristote nous dit à présent qu’il est dans le cœur et non dans les poumons. Toutefois, dans les Petits traités d’histoire naturelle,

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