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Immobilité et automotricité dans le traité du Mouvement des animaux

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© Kesner Junior Dimanche, 2019

Immobilité et automotricité dans le traité du Mouvement

des animaux

Mémoire

Kesner Junior Dimanche

Maîtrise en philosophie - avec mémoire

Maître ès arts (M.A.)

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ii Résumé

La compréhension du mouvement occupe une place importante dans l’œuvre d’Aristote. Ses travaux de recherche en cosmologie, en physique, en biologie, en psychologie témoignent de son désir d’approfondir la question. Abordant la question du mouvement des animaux dans le traité du Mouvement des animaux, Aristote arrive à soutenir l’existence de deux réalités automotrices à savoir les animaux et la nature qui s’appuient respectivement sur l’immobilité de l’âme et le premier moteur immobile. Articuler immobilité et mouvement n’est pas si évident. Aristote est confronté dans son entreprise à des contradictions et des apories qu’il cherche à résoudre rationnellement. Cela fait du plus court traité dans le corpus aristotélicien une œuvre qui mérite qu’on s’y arrête.

Ce mémoire, qui présente l’articulation des concepts aristotéliciens d’immobilité et d’automotricité, s’appuie sur des commentateurs tout en s’en distinguant. Cette articulation permet au Stagirite de proposer une intelligibilité à des réalités qui paraissent évidentes parce que vécues naturellement : le mouvement, l’action, le volontaire, l’involontaire, le non-volontaire, l’unité de l’animal, etc. On trouvera que derrière cette recherche d’articulation de l’immobilité et du mouvement ou de l’unité de l’animal se profile le thème plus général de l’unité du monde et des savoirs.

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iii

Table des matières

Résumé ... ii

Remerciements ... v

Introduction ... 1

Chapitre I ... 3

Le mouvement local des animaux dans l’économie du principe de tout mouvement dans MA 698 a 1 – 701 a 6 ... 3

Le projet philosophique circonscrivant l’ouvrage ... 3

Structure argumentative soutenant ce projet ... 6

Réflexion descendante ... 7

Une première modélisation mécanique du principe du mouvement ... 9

Insuffisance de la modélisation par les articulations ... 11

Seconde modélisation mécanique du principe du mouvement ... 12

Réflexion ascendante... 16

Faiblesse de la réflexion ascendante ... 20

Le principe de tout mouvement doit être une vie pour rendre raison du mouvement local des animaux ... 23

Conclusion du premier chapitre ... 31

Chapitre 2 ... 32

700 b 4 – 701 a 6 : l’unité du traité opérée dans le chapitre 6 suivi d’un parallèle entre les facultés motrices de l’animal et le Premier moteur ... 32

Rappel du chapitre un ... 33

Relance de l’objet de recherche ... 34

Influence du premier moteur sur le mouvement local des animaux ... 40

Articulation des moteurs permettant le mouvement local des animaux ... 41

Le bien final est stable ; les biens sensibles sont des intermédiaires ... 45

Conclusion du deuxième chapitre ... 52

Chapitre III ... 53

Syllogisme pratique ou identification de la décision comme principe du mouvement conscient animal dans MA 701 a 6 – 701 b 1 ... 53

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iv

Exploration des différences des deux syllogismes quant à leur conclusion ... 65

Ruptures et continuité entre l’animal et l’homme ... 68

Ruptures et continuité entre animaux et premier mû ... 74

Conclusion du troisième chapitre ... 82

Chapitre IV ... 84

Unité de l’animal comme automoteur MA 701 b 2 – 704 b 2 ... 84

Syllogisme pratique et mouvement du composé corps/âme : l’animal comme un système en quête d’équilibre ... 84

Syllogisme pratique et non-indifférence, représentation et mouvements volontaires ... 90

La plasticité du corps animal ... 91

Intrications entre conclusion du syllogisme pratique et les modifications physiques ... 96

Unité de l’âme et unité du composé ... 113

Conclusion du quatrième chapitre ... 121

Conclusion ... 123

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v Remerciements

L’écriture de ce mémoire ne serait pas possible sans le soutien de plusieurs personnes. En tout premier lieu, je voudrais remercier ma famille de m’avoir appuyé et d’avoir accueilli mon besoin de solitude durant le temps de la rédaction. Je souhaite aussi remercier mon directeur de recherche, M. Bernard Collette pour m’avoir encouragé à donner le meilleur de moi-même. Merci également à tous ceux qui m’ont demandé de leur parler de ma recherche. Nos échanges ont nourri ma réflexion et m’ont beaucoup aidé à préciser ma pensée. En dernier lieu, mes remerciements vont à vous tous, amis et parents, pour vos conseils. « Prie… fais de la méditation… cela t’aidera pour la concentration! » ou « Prends quelques semaines de recul puis tu reviendras en force! » me disiez-vous pour dépasser les moments plus difficiles. Merci pour vos bonnes paroles. Cet achèvement est aussi vôtre!

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1 Introduction

Difficile est l’entreprise de rendre compte de ce que nous vivons naturellement. Nous faisons par exemple l’expérience naturelle du mouvement, nous observons qu’il y a du mouvement naturel autour de nous. Mais lorsqu’on se demande : comment se fait-il qu’il y ait du mouvement ? Qu’est-ce qui explique que je peux agir ? Voilà que ce qui nous allait de soi devient plus difficile à expliquer si on ne court-circuite pas sa réponse en énonçant des formules toutes faites. Ou si on n’évacue pas la question en répondant qu’il suffit de vivre.

Ces questions sont à rattacher à la problématique générale du devenir qui a constitué un creuset fertile pour la naissance et le développement de la philosophie grecque. En effet, que ce soit ceux qui pratiquaient l’historia peri phuseos, c’est-à-dire les présocratiques, dans le but de dégager une archê constitutive du monde en devenir; que ce soit Socrate lui- même qui aurait pratiqué l’historia peri phuseos dans sa jeunesse selon le Phédon; ou encore Platon et Aristote pour ne citer que ceux-là. Tous se sont confrontés à cette problématique. Dans le débat sur la problématique du devenir, l’histoire de la philosophie grecque rapporte les fameuses sentences opposées d’Héraclite et de Parménide : tout est mouvement selon le premier, tout est immobile selon le second. On retient également que Platon a cherché à les réconcilier avec sa théorie de la participation du lieu sensible au lieu des Idées.

Pour sa part, dans le traité du Mouvement des animaux, qui sera étudié dans ce mémoire, Aristote résout la difficulté en soutenant que le mouvement est impossible sans immobilité. Il soutient également l’existence de deux réalités automotrices à savoir les animaux et la nature qui s’appuient respectivement sur l’immobilité de l’âme et le premier moteur immobile. Articuler immobilité et mouvement n’est pas si évident. Aristote est confronté dans son entreprise à des contradictions et des apories qu’il cherche à résoudre rationnellement. Cela fait du plus court traité dans le corpus aristotélicien une œuvre qui mérite qu’on s’y arrête. Dans mon mémoire, je cherche à présenter la conception aristotélicienne de l’immobilité et de l’automotricité et leur articulation tout en m’arrêtant

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sur l’intelligibilité que le Stagirite donne à ces questions portant sur ce qui nous paraît si évident parce que nous le vivons naturellement : le mouvement, l’action, le volontaire, le non-volontaire, l’unité de l’animal, etc.

Pour ce faire, dans un premier temps, je commencerai par situer l’étude du mouvement local dans l’économie du principe de tout mouvement en présentant le projet philosophique qui circonscrit le traité du Mouvement des animaux. Dans un second temps, j’aborderai la question de l’articulation des deux sections que comporte ce traité. En troisième lieu, je m’intéresserai à la question du syllogisme pratique qu’on retrouve au début du chapitre sept. Je souhaite montrer en quoi la conclusion du syllogisme pratique est une articulation des instances désidérative et intellective pour le mouvement local des animaux et aussi tirer des conséquences pour la conception aristotélicienne de l’immobilité et de l’automotricité. En dernier lieu, j’aborderai les difficultés auxquelles est confronté Aristote pour la validité de de sa doctrine– et comment il les surmonte.

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3 Chapitre I

Le mouvement local des animaux dans l’économie du principe de tout mouvement dans MA 698 a 1 – 701 a 6

ÉTABLISSEMENT RATIONNEL DU PRINCIPE COMMUN DU MOUVEMENT

Le projet philosophique circonscrivant l’ouvrage

S’intéresser à l’étude du Mouvement des animaux, c’est inéluctablement être confronté à la question de sa cohérence et de son unité internes. À première vue, l’ouvrage semble être le résultat de l’agrégation de deux parties hétéroclites que sont la section constituée des chapitres un à cinq et celle formée des chapitres six à onze. En effet, alors que le discours d’Aristote dans la première section n’est pas à strictement parler un discours zoologique, car il aborde aussi les conditions de possibilité d’autres mouvements ; dans la seconde section, son discours devient indiscutablement zoologique et se rapproche de celui des

Parties des animaux qui sont un ensemble de traités complétant le De anima « consacrés

aux phénomènes communs au corps et de l’âme1 ». Pour une œuvre intitulée Le mouvement

des animaux, il faut avouer que tout cela est très déconcertant. La question de la relation

entre ces deux sections sera abordée dans les deuxième et quatrième chapitres du mémoire, mais ici déjà nous pouvons dire qu’il y a un projet philosophique qui traverse l’ensemble de l’œuvre et qui lui assure une cohérence. Aristote donne de précieuses indications sur ce

projet philosophique dans des passages qui présentent un caractère introductif,2 mais aussi

dans la conclusion du traité lorsqu’il dit :

Ainsi s’agissant des parties de chaque animal, s’agissant de l’âme et s’agissant également de la sensation, du sommeil, de la mémoire et <du mouvement des animaux> considéré en général, nous avons exposé les causes. Il reste à parler

de la génération3.

1FAZZO, Silvia, « Sur la composition du traité dit de motu animalium : contribution à l’analyse aristotélicienne du premier moteur »,

dans Laks et Rashed [2004], p.221

2 Ibid., p.204

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4

Le Mouvement des animaux s’inscrit donc dans un projet d’explication de l’âme et des activités propres à elle, projet qui sera achevé par l’examen de la question de la génération. Ainsi, Aristote affirme lui-même en conclusion que son traité est un traité de zoologie puisqu’il s’occupe d’un champ d’activité de l’animal vivant, soit son mouvement local. Toutefois, il faut dire qu’Aristote a déjà parlé du mouvement local des animaux dans

d’autres écrits tels la Physique4, le De anima5, et la Locomotion des animaux6. Qu’y a-t-il

donc de différent dans cette étude du mouvement des animaux élaborée dans le Mouvement

des animaux ? Dans son introduction au traité, Aristote précise :

Concernant le mouvement des animaux, à quel genre particulier de mouvement ils se rattachent, quelles sont leurs différences et quelles sont les causes des particularités de chacun d’eux, tout cela on l’a examiné dans d’autres ouvrages. Mais ce qu’est, en général, la cause commune de la motricité pour tout mouvement, quel qu’il soit (certains animaux en effet se meuvent en volant, d’autres par la nage, d’autres par la marche, d’autres en vertu d’autres moyens

du même type) c’est ce qu’il faut examiner maintenant7.

Aristote reprend ainsi la question du mouvement local des animaux en la situant dans la perspective de la recherche de la cause commune de tout mouvement. C’est la grande particularité de cette étude des animaux dans ce traité qui ne se veut pas être une étude des particularités de chacun des modes de déplacement des animaux, comme c’est le cas dans la Locomotion des animaux par exemple. Il s’agit plutôt pour Aristote de montrer comment les principes de la cause commune de tout mouvement sont illustrés et se manifestent dans le mouvement des animaux. Sur cette base, disons que, quoique nous ayons de l’estime pour le travail de Silvia Fazzo qui nous accompagnera d’ailleurs tout au long de ce mémoire pour la compréhension de l’unité qu’il y a entre les deux sections de l’ouvrage, nous nous détachons du résultat de son analyse qui voudrait que le traité du mouvement des animaux

ne soit pas l’objet principal du traité8.

Le projet philosophique aristotélicien dans cette œuvre en particulier consiste en fait à donner la plus grande place à une explication matérielle et mécanique du mouvement tout en montrant empiriquement, si on peut dire, la nécessité de la primauté de la cause finale

4 Voir par exemple Physique VII-VIII 5 Voir par exemple De anima, III, 10 6 Voir La locomotion des animaux 7 Mouvement des animaux, I, 698 a 1-8

8 Voir FAZZO, Silvia, « Sur la composition du traité dit de motu animalium : contribution à l’analyse aristotélicienne du premier moteur

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immatérielle et non mécanique à savoir le Premier moteur. Dans sa discussion sur l’âme dans la seconde section du traité, comme nous le verrons dans le quatrième chapitre du présent mémoire, Aristote utilisera des raisonnements similaires pour montrer la nécessité de la primauté de l’âme et non pas des causes matérielles et mécaniques pour le mouvement de l’animal.

Le finalisme joue ainsi un rôle central dans ce projet, car il est ce qui permettra à Aristote d’esquisser une théorie générale du mouvement des animaux dans laquelle il évite autant une perte dans l’abstraction que l’élaboration d’un répertoire de particularités. Le finalisme permet ainsi une économie explicative, car Aristote crée avec lui un cadre qui ouvre des perspectives sur différents genres faisant ainsi dépasser un point de vue réducteur de

propriétés spécifiques afin de révéler d’authentiques analogies fonctionnelles9. En témoigne

l’extrême concision du traité contrastant avec son importante interdisciplinarité. Cela se vérifie encore mieux dans l’introduction au traité quand Aristote, formulant le programme et la méthode qu’il va suivre dans le traité, poursuit en affirmant :

Que donc ce qui se meut soi-même est principe des autres mouvements, qu’il a pour principe ce qui est immobile et que le premier moteur est nécessairement immobile, on l’a établi précédemment, lorsqu’on a traité également du mouvement éternel et qu’il a été question de savoir s’il est ou s’il n’est pas et, s’il est, ce qu’il est. Or cela il faut le comprendre, non seulement par la seule argumentation et en général, mais aussi en considérant les données particulières et les réalités perceptibles à cause desquelles, précisément, nous nous mettons en quête des arguments généraux et auxquelles nous estimons que ces derniers

doivent s’adapter10.

Dans ce passage, Aristote renvoie son lecteur aux arguments généraux qu’il a développés dans la Physique, tout en soulignant que « [cette] méthode par seule voie de raisonnement

ne suffit pas 11». En énonçant ainsi sa méthode, Aristote indique un enjeu philosophique des

propos du Mouvement des animaux. Cet enjeu est celui de l’obligation pour la philosophie

de reconnaître « le rôle de la saisie du singulier dans la connaissance12 ». Ce faisant, l’auteur

travaille avec les subtilités de son épistémologie, car, quoique, comme nous le verrons, toute sa démarche argumentative ait pour but de montrer la primauté de la

9MOREL, Pierre-Marie., « Volontaire, involontaire et non-volontaire dans le chapitre 11 du DMA d’Aristote », dans Laks et Rashed

[2004] , p.28

10 Mouvement des animaux, I, 698a 9-14 11 Silvia Fazzo, p. 216

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causalité finale, Aristote montre en même temps qu’il est nécessaire de partir des singuliers

et que les arguments généraux doivent s’adapter à ceux-là13. Autrement dit, si on arrive à une

conception générale qui va tout à fait à l’encontre des expériences qu’on fait dans les réalités perceptibles, il faut revoir celle-ci. Ainsi, comme on le verra, Aristote va pousser à bout une modélisation mécanique qu’il tire à partir des données sensibles pour montrer que le Premier moteur ne peut pas être un principe mécanique, mais qu’il doit être une vie.

En résumé, nous avons dit que nous regarderons de manière détaillée la relation qui existe entre les deux sections de l’ouvrage au second chapitre du présent mémoire où il sera aussi question d’étudier le caractère charnière du chapitre six du traité. Cependant, nous pouvons déjà garder à l’esprit que le Mouvement des animaux est porté par un projet ou une préoccupation philosophique qui en assure la cohérence. Dans les lignes qui vont suivre, en nous concentrant sur les chapitres 1 à 5, nous voulons montrer le passage qu’opère progressivement Aristote des conditions matérielles et mécaniques de la possibilité du mouvement à une réflexion sur la nécessité de la finalité ; réflexion qui sera pleinement achevée au chapitre six du traité.

Structure argumentative soutenant ce projet

La formulation de l’objet de recherche du Mouvement des animaux montre clairement

que l’œuvre n’est pas une étude isolée de la physiologie du mouvement animal14. L’auteur

situe en fait sa recherche dans la perspective générale de tout mouvement. Il affirme en effet qu’il faut faire l’examen de la cause commune de la motricité pour tout mouvement

quel qu’il soit15, c’est-à-dire ce qu’il faut en termes de cause ultime pour que le mouvement

des êtres soit possible. En fait, il s’agit pour l’auteur de bien établir ce principe commun de tout mouvement pour pouvoir ensuite expliquer le mouvement local des animaux. Pour l’établissement de ce principe commun, le Stagirite aura recours en premier lieu à une réflexion descendante qui commence par affirmer le principe commun pour ensuite le confirmer par les données du monde en devenir ; et, en second lieu, partant de cette

13 David Lefebvre parle d’une analyse dont le raisonnement est mécanique, mais qui est finaliste dans ses présupposés. Voir LEFEBVRE,

D. « La critique du mythe d’Atlas », dans Laks et Rashed [2004], p.136

14 Mouvement des animaux, I, 698 a 1-2 15 Ibid., I, 698 a 3-4

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confirmation par les données du monde en devenir il remonte à la nécessité d’un principe commun du mouvement grâce à une réflexion ascendante qui problématise certaines données empiriques. Cette orientation qu’il donne dès le départ à son étude dévoile la conception finaliste de l’auteur à propos de la nature. La physique, la nature n’est pas pour Aristote un ensemble d’agrégats matériels, aussi son étude de la physis ne peut se comprendre sans la perspective de la finalité, et sa posture de physicien ne va pas sans celle

du métaphysicien16.

Réflexion descendante

Dans la première section du traité, la progression de la pensée d’Aristote n’est pas linéaire, elle s’opère dans un mouvement de va-et-vient allant dans le sens d’une descente suivie d’une remontée pour s’achever dans une redescente. Notre propos ici n’est pas tant de nous appesantir sur ce schéma de progression que suit la pensée aristotélicienne, mais de montrer, au-delà de cette argumentation, qu’Aristote veut démontrer comment les causes matérielles et mécaniques côtoient la cause finale tout en soulignant les limites de celles-là et la primauté de celle-ci.

En effet, après avoir posé l’objet de sa recherche17, Aristote fait ensuite appel à ce qu’il a

précédemment établi dans les ouvrages de la Physique et de la Métaphysique18 au sujet du

Premier moteur, et de l’articulation de celui-ci avec le principe des autres mouvements (à

savoir la nature)19. Cette facilité qu’a Aristote d’enchainer directement avec un discours

portant sur des principes généraux tels que le Premier moteur, le principe des autres mouvements et leur articulation s’explique par le fait que bien que l’objet de sa recherche suppose une connaissance de la biomécanique du mouvement des animaux, il ne lui est

nullement nécessaire de reprendre cette recherche de manière exhaustive ici20, car pour

dégager ce qu’il y a de commun dans les causes du mouvement, son raisonnement peut s’appuyer sur des principes ultimes. En effet, en identifiant ce qu’il y a de commun dans les principes ultimes du mouvement, on identifie du même coup la cause commune de tout mouvement, car sans principes ultimes de mouvement il ne saurait y avoir les autres

16 Ibid., I, 698 a 5-6. Voir aussi De l’âme, I, 403a 1 – 403 b 19 17 Ibid., I, 698 a 5-6.

18 Dans Mouvement des animaux, I, 698a 9-10 Aristote fait référence aux traité de la Physique, VII-VIII et de la Métaphysique, livres Λ et

Μ

19 Voir Physique, VIII 260 a 1-20

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mouvements 21; de cette manière donc tous les autres mouvements présentent certaines

analogies avec les principes ultimes du mouvement. Par la posture du physicien, il s’agit pour Aristote d’illustrer et de confirmer ce que les arguments généraux de la métaphysique avaient dégagé à propos de ces principes ultimes.

En articulant le premier moteur avec le principe des autres mouvements, Aristote montre que l’immobilité est un principe commun du mouvement. En effet, ce qui se meut soi- même a pour principe le premier moteur, or le premier moteur est nécessairement immobile. De manière apparemment paradoxale, Aristote arrive à affirmer en dernière analyse que le mouvement est impossible sans immobilité. Cette affirmation d’Aristote

laisse entendre une réponse apportée à ce débat opposant héraclitéens et parménidiens22 sur

la problématique du devenir dans l’antiquité. Ici, Aristote indique que si tout est en

mouvement comme soutenaient Héraclite et les héraclitéens23, on élimine la possibilité

même du mouvement. Par ailleurs, Parménide est contredit par la réalité même des choses, car il y a du mouvement dans la nature, et, en outre, si la réalité était une et immobile, elle

ne pourrait pas se dire de plusieurs manières24. En montrant que le mouvement ne va pas

sans immobilité, Aristote réconcilie ainsi les perspectives héraclitéenne et parménidienne. D’autre part, en affirmant que le premier moteur est lui-même nécessairement immobile et que le mouvement ne va pas sans immobilité, Aristote prend le contre-pied des partisans — y compris de Platon ou de son personnage de Timée dans le Timée — d’une âme

automotrice du monde (qui se donne à elle-même son propre mouvement)25. Il faut bien

préciser ici qu’Aristote ne révoque pas la notion d’automoteur, car il parle en effet de « ce qui se meut soi-même », mais son automoteur a besoin d’un principe immobile. Au deuxième chapitre du mémoire, il deviendra plus clair que les deux seuls véritables automoteurs qui existent dans la perspective aristotélicienne sont la nature et l’animal et que ce traité étudie le second en parallèle avec le premier. Au quatrième et dernier chapitre, nous verrons comment Aristote approfondit la compréhension de l’animal comme être automoteur.

21 Voir Physique, VII, 241 b 35 – 243 a 35 22 Sophiste, 246a – 249 d

23 De l’âme, I, 405 a 26 – 405 b 1

24 Voir Physique, I, 186 a 23 – 187 a 10, mais aussi Phèdre, 245c – 249d et

25Cf. Phèdre, 245 d 7 – 245 e 1 ; Lois, 896 e 8 – 898 b 4 ; Timée, 30 b 1 – 46 e 6 Pour une critique explicite de l’âme automotrice par

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Une première modélisation mécanique du principe du mouvement

Une fois le principe premier du mouvement posé, Aristote va indiquer comment l’existence de ce principe commun du mouvement est illustrée dans la réalité en devenir. Il prend en effet une posture de physiologiste indissociable de la perspective du philosophe métaphysicien lorsqu’après avoir affirmé l’insuffisance des raisonnements généraux sur le principe de tout mouvement, et, d’autre part, la nécessité pour le raisonnement général de

prendre en considération les données particulières avec lesquelles il doit s’adapter26,

Aristote identifie immédiatement les articulations retrouvées à l’intérieur des animaux comme une modélisation dans la réalité en devenir du principe commun selon lequel le mouvement est impossible si rien n’est immobile. Il dit à cet effet :

«En effet, ces données elles aussi montrent clairement qu’il est impossible qu’il y ait mouvement si rien n’est au repos, et cela en premier lieu à l’intérieur des animaux eux-mêmes. Il faut en effet, si une partie se meut, qu’une partie soit en

repos. C’est en outre pour cette raison que les animaux ont des articulations27.

Ce choix des articulations suscite la question suivante : pourquoi Aristote donne-t-il l’impression que tous les animaux possèdent des articulations ? Serait-ce qu’il ignore qu’il y ait des animaux invertébrés ? En fait il ne l’ignore pas, puisque plus loin dans le traité il

parlera de la situation de la colonne vertébrale « chez les animaux qui en ont une28 ». En

fait, même si Aristote ne le dit pas explicitement ici, il considère que chez les animaux qui n’ont pas de colonne vertébrale, ils doivent avoir quelque chose jouant le même rôle pour qu’ils puissent se mouvoir. Cela il l’affirmera clairement lorsqu’il parlera du fait que le principe de mouvement doit se situer dans le cœur pour les animaux qui en ont un et « (…)

chez les autres dans la partie qui lui est analogue29 ».

Pour comprendre le bienfondé de ce choix, on doit se rapporter à l’objet de recherche du

traité que le Stagirite formule dès la seconde phrase du traité30. Ainsi, la nature générale de

l’enquête fait en sorte qu’Aristote peut rechercher la similitude suffisante existant au-delà de la diversité des modes de déplacement. Il faut comprendre en réalité qu’il n’y aurait pas de mouvement s’il n’y avait pas de cause commune de tout mouvement quel qu’il soit,

26 Mouvement des animaux, I, 698 a 14 27 Ibid., I, 698 a 15-19

28 Ibid., 702 b 19 29 Ibid., 703 a 14 30 Ibid., 698 a 4-8

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donc les divers modes de mouvement sont comme diverses utilisations ou illustrations de principes de la cause commune de mouvement d’où l’existence de ces similitudes. Cette analogie interspécifique est donc un présupposé épistémologique indispensable de la recherche d’Aristote dans le Mouvement des animaux. Parlant du fait qu’Aristote puisse ainsi négliger certaines différences morphologiques et anatomiques entre les espèces, Thomas Bénatouïl dit ceci :

«Il s’agit là d’un principe de méthode fondamentale : la biologie aristotélicienne repose sur l’identification de fonctions fondamentales et de leur accomplissement chez les différents animaux par des parties différentes

qu’Aristote nomme précisément « analogue »31.

Plus généralement, cette méthode dont parle Bénatouïl peut être rattachée à une

méthodologie d’Aristote pour l’étude de la nature32. Aristote fait en effet une utilisation

philosophique de la donnée physiologique des articulations présentes à l’intérieur des animaux. Par ce choix, le Stagirite laisse entendre que certaines réalités ont plus de degrés d’être que d’autres. Toutefois, tout en se souciant de l’étude des attributs propres de chacun des êtres, ceux-là qui ont plus de degrés d’être, parce qu’ils maintiennent une certaine continuité avec les autres, sont plus appropriés dans une recherche de ce qui est commun et

font mieux comprendre la réalité33. Ainsi, pour montrer dans les données empiriques le

principe de l’impossibilité du mouvement si rien n’est immobile, Aristote ne sélectionne pas n’importe laquelle des données particulières, mais les animaux ; et parmi ceux-ci, il choisit les vertébrés. C’est un aspect de la méthodologie aristotélicienne important dans le

Mouvement des animaux auquel il faudra demeurer particulièrement attentif lorsque nous

aborderons la question du syllogisme pratique au troisième chapitre de ce mémoire afin de bien discerner la pertinence de ces propos qui concernent à la fois le mouvement des hommes et celui des animaux non humains.

Ce choix de l’exemple des articulations n’est donc pas anodin. Il est en fait ce qui permettra à Aristote d’articuler tout son traité comme nous le verrons. Mais déjà, en dehors du fait que les articulations sont ce qui permet les mouvements des parties de l’animal, on comprend qu’avec cet exemple Aristote veut clairement articuler conditions matérielles et

31 Voir BENATOUIL, T., « L’usage des analogies dans le De motu animalium », dans Laks et Rashed [2004], p.83 32 Voir Les parties des animaux, I, 639 a 12-15

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mécaniques avec la finalité. En effet, cet exemple pris parmi les réalités perceptibles est appelé, rappelons-le, à illustrer la cause commune de tout mouvement qui veut que l’automoteur ait comme principe l’immobilité du premier moteur. Le caractère mécanique des articulations dans l’animal est exprimé par Aristote lorsqu’il dit :

Ils [les animaux] se servent en effet des articulations comme d’un centre et la partie tout entière, dans laquelle se trouve l’articulation, « devient à la fois simple et double, droite et pliée, se modifiant en puissance et en acte. Quand elle se plie et se met en mouvement, l’un des points des articulations se meut,

tandis que l’autre demeure immobile (…)34.

En effet, physiologiquement, chez les animaux qui en sont pourvus, les articulations permettent le mouvement parce qu’il y a toujours une partie qui demeure en repos et une partie mobile relative à celle qui est en repos ; toutefois, mobiles ou en repos, les parties de l’articulation ne le sont pas de manière absolue : la partie mobile peut être en repos tout

comme la partie en repos peut devenir mobile35. Le point immobile dans l’articulation sert

de centre permettant à une partie de l’animal de se mouvoir comme un axe. Le fait que pour qu’il y ait du mouvement il faut qu’à un moment que l’articulation puisse offrir de l’immobilité à la partie de l’animal qui va se mouvoir illustre bien la nécessité d’un principe immobile pour qu’il y ait mouvement, mais il demeure que cette immobilité est essentiellement relative.

Insuffisance de la modélisation par les articulations

Ainsi, en même temps, Aristote, par une comparaison, avec cet objet géométrique qu’est le centre, va montrer la limite de son analogie. L’immobilité des articulations est relative, car elles ont la puissance d’immobilité et de mobilité. Par exemple, quand se meuvent ensemble le bras et l’avant-bras, le coude est tout entier immobile, mais quand se meut seulement l’avant-bras le coude se dédouble présentant une partie immobile et une partie mobile. Le même centre se divisant en deux parties avec une partie mobile et une partie immobile tandis que le centre en géométrie, tout comme le Premier moteur, est absolument

immobile. Aristote dit en effet qu’« aucun objet mathématique ne se meut (…)36 ». Ainsi,

certes, il y a un principe immobile dans les articulations, mais ce principe demeure en repos

34 Mouvement des animaux, I, 698 a 18-22 35 Ibid., I, 698 a 16-17

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non pas de manière absolue, mais tout autant qu’il sert de principe « relativement auquel il

y a mouvement37 ».

Seconde modélisation mécanique du principe du mouvement

Jusqu’ici, nous avons vu comment Aristote, après avoir choisi les articulations à l’intérieur des animaux pour illustrer la nécessité de l’immobilité pour qu’il y ait mouvement, a dans un même souffle souligné la limite de son analogie en indiquant que le centre dans les articulations n’est pas absolument immobile comme l’est le centre en géométrie ou le Premier moteur. Au second chapitre du traité, à la nécessité des articulations présentes à l’intérieur des animaux pour rendre possible le mouvement, Aristote ajoute la nécessité

d’avoir un milieu extérieur « qui soit absolument immobile et en repos38 » indiquant ainsi

que la possibilité d’avoir à la fois du mouvement et du repos qu’offrent les articulations à l’intérieur de l’animal demeure sans effet sans ce quelque chose à l’extérieur. Les articulations, à elles seules, ne peuvent pas rendre compte du mouvement des animaux. L’auteur montre en fait que la possibilité d’avoir à la fois du mouvement et du repos qu’offrent les articulations à l’intérieur de l’animal ne vaut rien sans la présence de quelque chose à l’extérieur qui soit absolument en repos et immobile . Cela veut dire que même pourvu d’articulations, les animaux ne pourraient pas se déplacer si le milieu extérieur à l’animal se mouvait lui-même sans cesse dans tous les sens.

Après avoir ainsi établi cette nécessité, Aristote annonce tout de suite après que cette affirmation mérite qu’on s’y arrête pour l’examiner, car elle implique une doctrine qui s’applique aux animaux certes, mais s’étend « aussi au mouvement et au transport que sont

ceux de l’univers39 ». Aristote annonce ainsi sa réflexion ascendante. Toutefois, comme

nous allons le montrer, toute la suite du chapitre deux du traité sera une préparation à l’engagement de cette structure discursive qui ne s’amorcera véritablement qu’au chapitre trois pour pleinement s’achever au chapitre six.

Il importe donc de préciser que la nécessité d’un milieu extérieur offrant une immobilité absolue est une extension de la validité du raisonnement descendant. En fait, Aristote formule cela lorsqu’il affirme :

37 Ibid., I, 698 b 2-3 38 Ibid., II, 698 b 8-9

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« De même qu’il doit y avoir à l’intérieur de l’animal quelque chose d’immobile, pour qu’ensuite il se meuve, de même à plus forte raison, il faut qu’il y ait à l’extérieur quelque

chose d’immobile sur quoi ce qui se meut prend appui pour se mouvoir40 ».

Autrement dit, de même qu’il y a articulation entre la partie immobile et la partie mobile dans les articulations de même faut-il concevoir qu’il y a une articulation entre le milieu extérieur immobile et l’animal ou toute autre chose qui se meut en entier. Cette analogie est une extension de la première, car de même que l’immobilité du Premier moteur est nécessaire pour que l’automoteur puisse se mouvoir de même l’immobilité du milieu extérieur est nécessaire pour que l’animal ou toute autre chose puisse se mouvoir. Un raisonnement mathématique sur ces proportions analogiques utilisées par Aristote permet de saisir l’analogie qu’il y a entre l’immobilité du milieu extérieur avec l’immobilité du Premier moteur. En effet, elle peut être formulée comme suit : considérant qu’il y a une proportion entre la partie immobile dans les articulations et l’immobilité du Premier moteur d’une part, et considérant qu’il existe d’autre part une proportion entre partie immobile des articulations et milieu extérieur immobile, il existe donc une proportion entre l’immobilité du Premier moteur et l’immobilité du milieu extérieur. Géométriquement parlant, on pourrait dire que ce raisonnement utilise la propriété des droites parallèles qui veut que deux droites parallèles à une même troisième (ou un intermédiaire) sont parallèles entre elles. La partie immobile dans l’articulation étant ici comparable à la droite intermédiaire.

Jusqu’à présent, nous avons parlé de cette nécessité d’un milieu extérieur absolument immobile comme si cela allait de soi alors qu’il est clair que ni l’eau, ni l’air, ni même la terre ne sont absolument immobiles. Que veut donc dire Aristote lorsqu’il parle de ce « quelque chose d’absolument immobile et en repos » ? En fait, Aristote précise lui-même davantage son propos lorsqu’un peu plus loin dans le même chapitre il explique que « (…) l’animal n’avancera pas et il n’y aura pas non plus de marche si la terre se dérobe ni de vol

si l’air ou la mer n’offrent pas de résistance42 ». Bien située dans son contexte, cette

immobilité du milieu extérieur est absolue que par comparaison avec l’immobilité du centre des articulations. En effet, contrairement à celle-ci, l’immobilité du milieu extérieur est

40 Ibid., II, 698 b, 12-15 42 Ibid., II, 698 b 17-18

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absolument immobile dans le sens que ce milieu, par rapport à l’animal auquel il offre de la résistance, ne doit pas avoir la puissance d’être tantôt un, tantôt double ; tantôt immobile, tantôt mobile. Le même milieu ne peut pas tantôt offrir de la résistance, tantôt ne pas l’offrir. Ainsi, le caractère absolu de l’immobilité du milieu extérieur est donc à comprendre dans le sens que ce milieu doit absolument offrir une certaine résistance à

l’animal — ou toute autre chose qui se meut — pour que celui-ci puisse se mouvoir43. En

arrière-plan de cette exigence d’immobilité du milieu extérieur, on peut entendre une réponse d’Aristote à la thèse héraclitéenne dans le débat sur la problématique du devenir. Ici, Aristote laisse entendre que même le monde en devenir réfute la position d’Héraclite

selon laquelle tout coule (Panta rhei44), car même dans la réalité perceptible s’il n’y avait

rien qui offre une certaine résistance de manière absolue, si réellement tout devait changer toujours et dans toutes les directions, ce serait l’annihilation de la possibilité même du mouvement.

Cela étant dit, il faut toutefois remarquer que le glissement que fait Aristote de

« absolument en repos et immobile » à « qui offre de la résistance » annonce déjà la limite de l’analogie entre l’immobilité du milieu extérieur et l’immobilité du Premier moteur. Nous verrons plus loin comment, à partir d’une critique du mythe d’Atlas, Aristote va mener une discussion pour montrer l’impossibilité qu’une partie de l’univers offre une résistance qui soit absolue. Pour l’instant, retenons que cette analogie présente tout comme la première un caractère mécanique parce qu’elles font appel à quelque chose d’immobile sur lequel prend appui ce qui se meut, et dont elles exigent un équilibre des résistances des parties immobile et

mobile qui sont en contact45.

Contrairement aux articulations, outre la nécessité que le milieu qui offre de la résistance soit à l’extérieur, Aristote ajoute la nécessité pour ce milieu extérieur d’être « autre que ce

qui se meut46 ». À partir de cette exigence d’altérité, Aristote forgera un autre exemple non

43 Dans l’édition du Mouvement des animaux traduite et présentée par Pierre-Marie Morel, celui-ci explique, dans ces commentaires en

notes de bas de page, qu’« il faut donc comprendre “absolument” par rapport à l’animal (…) » ; p. 105

44 Pour des citations et témoignages concernant le thème de l’écoulement du monde chez Héraclite, voir PRADEAU, Jean-François,

Héraclite/Fragments, GF Flammarion, Paris, 2002, pp. 98-113

45 Bien que le thème d’équilibre des résistances n’apparaisse clairement que dans les chapitres 3 et 4 du traité, il est déjà à l’œuvre dans

les articulations à l’intérieur de l’animal. C’est ce que montre Christof Rapp, lorsque faisant référence au chapitre 3 de La locomotion des

animaux, il affirme : « The animal’s parts find a kind of resistance, (…). From this, we can conclude that the joints are not only at rest,

but are also supporting points (…) ». Voir, RAPP, Christof, “Aristotle, De Motu Animalium, Chapter 1“, dans: Ch. Rapp/O. Primavesi (Hgg.) Proceedings of the XIX. Symposium Aristotelicum, Oxford: Oxford University Press, p.15

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plus biomécanique comme l’étaient les articulations, mais purement mécanique et

technique47. C’est l’exemple du bateau qu’il serait impossible de mouvoir si celui qui

applique la perche sur le mât est dans le bateau alors qu’il sera aisé de mouvoir ce bateau si on applique la perche sur le mât en y étant à l’extérieur. L’impossibilité du mouvement dans le cas où on applique la perche en étant à l’intérieur s’explique par le fait que celui qui applique ainsi la perche fait coïncider le bateau à mouvoir avec ce qu’il prend pour appui, le milieu extérieur n’est donc pas autre de cette façon. Ainsi, au pire des cas on pourra briser le mât du bateau, mais on ne pourra pas le mouvoir. La conceptualisation d’un tel exemple par Aristote n’est pas anodine. En fait, elle lui permet de synthétiser et de modéliser toutes les conditions de possibilité mécaniques du mouvement qu’il a évoquées

tout en faisant bien ressortir les nécessités hypothétiques48 que sont le moteur, et le milieu

extérieur immobile pour que le mû49 puisse se mouvoir. Aussi cet exemple préfigure mieux

que celui des articulations le principe selon lequel le mouvement est impossible s’il n’y a rien qui demeure immobile et se prête ainsi mieux à une réflexion sur le Premier moteur immobile. Comme nous le verrons au quatrième chapitre du mémoire, quand il s’agira pour Aristote d’entamer sa réflexion sur comment l’âme interagit avec le corps, il commencera par utiliser les modèles mécaniques dépouillés de vie semblable au bateau que sont

« l’automate » et « le petit chariot »50. Une fois la construction de ce modèle terminée,

Aristote engage la réflexion ascendante où il problématise les données de son modèle purement mécanique pour les réalités plus générales d’abord, ensuite pour les réalités en devenir. En fait, par cette réflexion ascendante, il s’agit pour Aristote de pousser à bout la validité des conditions mécaniques et matérielles du mouvement afin de confirmer la nécessité de l’existence d’un Premier moteur qui soit lui-même immobile pour que tout mouvement soit possible et aussi de faire ressortir la nécessité que le Premier moteur soit complètement affranchi des conditions mécaniques et matérielles.

47 Voir Bénatouïl, Thomas, pp. 102-104

48 Dans Physique, II, 199 b 35 – 200 a 35, Aristote montre qu’on peut parler de nécessité hypothétique et non de nécessité absolue à

propos de la réalité en devenir.

49 Ibid., p.103

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16 Réflexion ascendante

En résumé, Aristote conçoit l’exemple purement mécanique du bateau qui synthétise et modélise la nécessité des articulations à l’intérieur des animaux et la nécessité de quelque chose d’autre extérieur aux animaux afin de démontrer la nécessité absolue d’un Premier moteur nécessairement immobile pour être principe de mouvement. Grâce à cet exemple, Aristote peut en fait maintenant passer à son raisonnement ascendant où il s’agira pour lui

de pousser à bout la validité du principe que rien ne se meut sans être en contact51 avec un

point d’appui immobile afin de vérifier si le mouvement du ciel est comparable à celui de

l’animal, si on peut concevoir le modèle du ciel sur celui du point d’appui52. Ici, en guise de

bilan il faut signaler que le raisonnement ascendant est en continuité avec le raisonnement descendant. C’est un mouvement de va-et-vient qui partant du principe général de l’immobilité du Premier moteur est descendu jusqu’à l’exemple purement mécanique du bateau et qui repart à présent de cet exemple pour retourner vers le principe universel de l’immobilité du Premier moteur. À travers ce raisonnement, on découvre que la modélisation purement mécanique qu’offre l’exemple du bateau joue le rôle d’un socle ou, mieux, d’un tremplin pour la remontée ; tout comme les exemples de l’automate et du petit chariot joueront ce rôle de tremplin pour comprendre la réalité plus complexe des activités communes de l’âme et du corps. Aristote respecte ainsi la méthode qu’il avait formulée

selon laquelle on recherche les arguments généraux à cause des réalités perceptibles53.

Ainsi, partant des considérations à propos de la condition matérielle de possibilité du mouvement du bateau, Aristote pose une problématique plus générale qui est de savoir s’il

doit aussi y avoir quelque chose pour mouvoir la totalité du ciel54. Grâce à un raisonnement

hypothétique, Aristote parvient à dégager une alternative à savoir, soit le moteur qui met en mouvement la totalité du ciel prend appui sur quelque chose d’absolument immobile, soit inversement ce moteur est lui-même immédiatement immobile, mais dans les deux cas, le moteur sera autre que le mû. Il dit en effet :

On pourrait d’autre part poser la difficulté suivante : si quelque chose meut la totalité du ciel, cela doit-il être immobile, n’être en aucune manière une partie

51 LEFEBVRE, David, p.120 52 Ibid., p.119

53 Mouvement des animaux, I, 698 a 12-14 54 Ibid., III, 699 a 11-13

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du ciel, ni se trouver dans le ciel ? Si, en effet, ce qui meut le ciel est également mû, il est nécessaire qu’il le meuve en étant en contact avec quelque chose d’immobile et que ce ne soit pas une partie du moteur ; si, inversement, le moteur est immédiatement immobile, de la même manière, il ne sera

aucunement une partie du mû55.

La totalité du ciel étant mue par la nature56 qui est le premier mû57, Aristote généralise

davantage cette problématique pour commencer à examiner la première proposition de l’alternative, à savoir que ce moteur qu’est la nature s’appuierait sur quelque chose d’extérieur immobile. Aristote réfute cette proposition par une critique du mythe d’Atlas qui voudrait qu’Atlas, dépeint comme le moteur de la totalité du ciel, prenne appui sur la

terre qui est elle-même immobile. Évaluant les propos d’auteurs anonymes58 du mythe

d’Atlas, il dit :

Or ceux qui se représentent Atlas, à la manière des fables, les pieds reposant sur la terre, donnent l’impression d’avoir tiré cette description fabuleuse d’une démarche rationnelle, en le présentant comme un axe qui ferait tourner le ciel autour des pôles. Cela pourrait même s’avérer conforme à la raison, étant donné que la terre demeure immobile. Mais ceux qui disent cela se voient dans la

nécessité de dire qu’elle n’est aucune partie de l’univers.59

Ne remettant donc pas en question l’immobilité de la terre, Aristote affirme que ceux qui soutiennent cela semblent dire quelque chose de conforme à la raison puisque la terre est immobile. Toutefois, Aristote voit l’irrationalité de ce raisonnement dans le fait que ce mythe impliquerait d’abord que la terre ne soit pas une partie de l’univers puisque comme on l’a vu pour qu’il y ait mouvement il faut que le quelque chose d’extérieur soit autre que

le moteur qui met en mouvement, et il faut aussi qu’il soit absolument immobile.

Dans le même ordre d’idées, Aristote entame une réfutation de l’exigence qu’impliquerait cette proposition selon laquelle la terre devrait être absolument immobile en montrant par le raisonnement que l’univers serait détruit s’il fallait que son moteur prenne appui sur une de ses parties. Le raisonnement va comme suit : pour que le moteur et ce qui demeure immobile ne soient pas détruits l’un par l’autre il faut qu’ils soient de force

55 Ibid., III, 699 a 12-17 56 Ibid., III, 699 a 24-26 57 Voir Physique, VIII 260 a 1-20 58 BENATOUIL, Thomas, p.98

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égale60. Ainsi, que ce soit Atlas ou tout autre moteur théorique, il ne faut pas qu’il exerce

une force plus grande que la force de stabilité qui fait que la terre (ou toute autre partie de

l’univers qui jouerait ce rôle) demeure immobile61. David Lefebvre parle d’exigence d’une

situation d’isosthénie ou d’apathie62. Or, Atlas (le moteur) meut la totalité du ciel qui était

en repos. Pour qu’il puisse mouvoir la totalité du ciel, Atlas doit déployer une force

supérieure à celle de la totalité du ciel63. Donc pour que la terre puisse demeurer stable il lui

faudrait avoir une force de stabilité supérieure à la force de la totalité du ciel additionnée à celle du moteur. Avec ce raisonnement, jusqu’ici il n’est pas nié que la terre puisse avoir cette force de stabilité. Toutefois, Aristote affirme que sans cette condition le mouvement du ciel est impossible sous l’effet d’Atlas ou de tout autre moteur théorique qui prendrait appui sur une partie de la totalité du ciel.

Aristote montre ensuite de manière plus décisive l’impossibilité de cette alternative qui voudrait que le moteur puisse prendre appui sur quelque chose d’immobile qui soit une partie de l’univers. Aristote parvient à la conclusion qu’il est absurde que le principe du mouvement de l’univers soit à l’intérieur de l’univers lui-même puisque cela voudrait dire que la terre (qui est une partie de l’univers) ou toute autre partie de l’univers qui jouerait ce

rôle soit quelque chose d’illimité avec un poids illimité à l’intérieur de l’univers64. En effet,

il explicite en montrant que même s’il se pouvait que la terre ou toute autre partie de l’univers ait cette force supérieure à la force de la totalité du ciel additionnée à celle du moteur, il resterait néanmoins que la destructibilité de l’univers est naturellement chose possible, et non pas absolument impossible. Pour enlever cette possibilité, il faudrait en effet que cette partie de l’univers qui est immobile ait une force de stabilité illimitée. Or,

aucun corps ne peut être illimité puisque par définition un corps est ce qui est délimité65

d’où qu’aucune partie de l’univers ne peut avoir une force de stabilité illimitée66. Par

conséquent, affirmer que le principe de mouvement de l’univers (ou de la totalité du ciel ou de la nature) est à l’intérieur de l’univers c’est affirmer la possibilité de la destruction de

60 Ibid., III, 699 a 31 61 Ibid., III, 699 b 3-4 62 LEFEBVRE, David, p.121

63 Mouvement des animaux, III, 699 b 7-10 64 Ibid., IV, 699 b 14-20

65 Petits traités d’histoire naturelle, III, 439 a 25 – 439 b 1 66 Ibid., IV, 699 b 27

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celui-ci. Or, Aristote avait estimé que le ciel est nécessairement indestructible67. D’où le

fait qu’il juge absurde la proposition selon laquelle le principe du mouvement de l’univers serait à l’intérieur de l’univers. Avant de passer à l’étude de la deuxième proposition de l’alternative d’Aristote, faisons ici remarquer que ce caractère limité des corps sur lesquels prennent appui les animaux pour assurer leur survie, pourraient expliquer la limite du mouvement de ceux-ci dont parle Aristote au chapitre six du traité. Nous y reviendrons.

Ayant ainsi démontré l’impossibilité de la première proposition de l’alternative, Aristote prend parti pour la seconde selon laquelle ce moteur qui meut le premier mû doit être lui- même absolument et immédiatement immobile et radicalement autre que l’univers. La réflexion d’Aristote sur ce moteur premier qui meut sans être mû est étonnamment accompagnée d’un ralliement d’Aristote à un autre discours mythique, celui d’Homère qui dit :

« Mais vous ne tirerez pas des cieux sur la terre

Zeus qui est au-dessus de tout, même si vous vous y épuisez

Accrochés vous tous, dieux et déesses !68 »

Le fait qu’Aristote ne s’oppose pas à ceux qui trouvent qu’Homère a raison de tenir ces propos sur Zeus laisse entendre qu’Aristote se rallie plutôt à ce mythe pour illustrer le principe du mouvement de la totalité du ciel qu’au mythe d’Atlas. Un Zeus (ou tout autre moteur théorique) absolument immobile et au-dessus de tout explique mieux

l’indestructibilité de l’organisation du ciel69 qu’un Atlas (ou tout autre moteur théorique)

avec les pieds pris dans une partie de l’univers. Cette explication par le mythe fait aussi comprendre le jugement d’Aristote sur l’indestructibilité et l’indissolubilité nécessaires de

l’organisation du ciel70. En effet, s’appuyant sur un principe absolument immobile et au-

dessus de tout, la totalité du ciel ne peut pas être détruite par le fait qu’il exercerait une trop forte résistance sur Zeus ou qu’il subirait une trop grande force de la part de Zeus.

67 Ibid., IV, 699 b 20

68 Ibid., IV, 700 a 1-2. Pour une étude des modifications qu’Aristote a fait subir à cette citation d’Homère dans l’Illiade, voir les

commentaires de Martha Nussbaum du chapitre IV du traité dans NUSSBAUM, Martha, Aristotle’s De motu animalium, pp. 320-321

69 Ibid., IV, 700 a 5 70 Ibid., III, 699 a 20

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Il ne faut pas entendre ici une explication mythique du mouvement de l’univers par Aristote. L’auteur fait appel à des personnages mythiques comme à des illustrations personnifiées de principes théoriques hypothétiques qui eux sont le fruit d’un cheminement rationnel. En s’appuyant sur une discussion de deux propositions d’une alternative pour expliquer le principe du mouvement de la nature, l’auteur parvient à montrer que la proposition d’un moteur qui, n’étant en rien une partie de l’univers, meut celui-ci en étant lui-même absolument immobile est rationnellement plus satisfaisante.

LE PREMIER MOTEUR NE PEUT ÊTRE COMPRIS COMME DE LA MÉCANIQUE

Faiblesse de la réflexion ascendante

Si le résultat du cheminement rationnel conduisant à l’établissement d’un Premier moteur immobile comme principe du mouvement est satisfaisant, Aristote affirmera toutefois que le Premier moteur n’a pas été montré clairement. Il dit en effet :

« Qu’il y ait d’autre part quelque chose de plus élevé et qui soit moteur à titre premier, cela n’apparaît pas clairement, et c’est à une autre discussion qu’il revient de se prononcer sur

un tel principe71 ».

Ce manque de clarté est à rechercher dans la structure d’argumentation utilisée par Aristote. Il faut en effet se rappeler que la discussion que mène jusqu’ici Aristote à propos de l’existence du Premier moteur s’enracine dans une pensée analogique qui s’interrogeait sur le rapport entre la nécessité d’un milieu extérieur (à l’animal) offrant de la résistance pour que le mouvement local de l’animal soit possible et la nécessité de quelque chose de

semblable absolument immobile pour rendre possible le mouvement de la totalité du ciel72.

Si l’analogie montre bien la nécessité qu’il y ait quelque chose d’immobile, on ne voit pas

vraiment en quoi ce quelque chose absolument immobile73 peut être moteur pour l’univers,

si ce n’est que la nécessité hypothétique d’un moteur soit suppléée par les figures mythiques d’Atlas ou de Zeus qui jouent le rôle d’animaux. L’immobilité de la terre ou la

71 Ibid., IV, 700 a 20-22 72 Ibid., III, 699 a 13-25

73 David Lefebvre montre que dans ce contexte la notion d’immobilité devient équivoque car « le point d’appui est lui aussi le moteur ».

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résistance qu’offrent l’air et l’eau pour le mouvement des animaux rend possible le mouvement sans constituer pour autant des forces motrices. Par l’utilisation de figures mythiques, Aristote veut déjà montrer rationnellement que le Premier moteur ne peut pas être compris comme quelque chose de mécanique, mais qu’il doit être compris comme quelque chose de vivant. Héros ou dieux. Toutefois, l’utilisation de la personnification mythique constitue une voie grossière qui néglige des étapes dans la progression naturelle

du raisonnement laissant ainsi non éclairer plusieurs aspects de la question74. En effet, on

ne voit pas non plus en quoi Zeus, même s’il est à l’extérieur de l’univers et immobile, peut

être moteur pour la nature75 s’il n’y a pas de contact76. En dernière analyse, il apparaît

clairement que l’appel à Zeus comme principe peut au mieux illustrer qu’il doit y avoir un principe immobile sans pouvoir dire quelque chose de « la nature, de la localisation et

surtout de l’action motrice de ce principe77 ».

Le manque de clarté du résultat auquel conduit l’utilisation des figures mythiques transparaît aussi dans le raisonnement hypothétique qu’utilise Aristote. Résumons ainsi les grandes lignes de ce raisonnement que nous venons de voir de manière détaillée :

1. Posons (estimons) que l’univers est nécessairement indestructible78

2. Si la partie de l’univers (la terre ou toute autre partie) sur laquelle prend appui le

moteur de l’univers (le moteur étant un Atlas ou tout autre moteur théorique) ne répond pas

à telle condition de force et de stabilité, l’univers sera détruit79

3. Comme aucune partie de l’univers ne saurait être illimitée, rien ne nous assure que

la terre ou toute autre partie de l’univers réponde nécessairement à cette condition80

74 Thomas Bénatouïl avance que le modèle mythologique « se focalise en effet sur l’identification d’une cause motrice assimilée à une

puissance surhumaine et néglige les conditions et les conséquences matérielles de l’action effetive de cette puissance motrice ». Dans BENATOUIL, Thomas, p.101

75 David Lefebvre explique que l’« explication cosmologique du principe du point d’appui immobile et externe aboutit donc à une

impasse. Aristote montre au mieux qu’il devra être externe et relativement immobile, mais ne détermine rien de plus sur la nature de ce moteur externe ni sur son mode de motricité ». Dans LEFEBVRE, David, p.136

76 Parmi les modifications qu’Aristote a fait subir au passage d’Homère, Martha Nussbaum note l’omission de la chaîne dorée avec

laquelle Zeus défie les autres dieux au tir à la corde. « Zeus warns the other gods not to defy his authority and hallenges them to a tug of war with a golden chain as a demonstration of his superior strength ». In NUSSBAUM, Martha, Aristotle’s De Motu animalium, p. 320

77BENATOUIL, Thomas, p.101 78 Mouvement des animaux, IV, 699 b 20 79 Ibid., III, 699 b 9-10

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4. Donc la destruction de l’univers est possible. L’univers n’est pas nécessairement

indestructible si son moteur prend appui sur une de ses parties81, sa destruction est de

l’ordre du possible.

5. Comme on a posé que l’univers est nécessairement indestructible, il faut alors affirmer que le moteur (Zeus par exemple) doit être lui-même immédiatement et absolument

immobile82 ; et comme le moteur est lui-même immédiatement et absolument immobile,

cela prouve que l’univers est nécessairement indestructible83.

Le cinquième point du raisonnement montre une circularité de l’argumentation qui est dans le fait que la thèse posée justifie la conclusion tout comme la conclusion justifie la thèse posée. Cela vient du fait, comme nous l’avons dit, que la pensée analogique à laquelle Aristote a recours cherche à établir un rapport entre un milieu extérieur offrant une résistance pour permettre le mouvement des animaux sans être lui-même en soi un moteur avec un principe qui serait moteur tout en étant absolument immobile. Cela l’oblige à faire intervenir les figures surhumaines d’Atlas ou de Zeus comme images exemplaires des deux propositions de l’alternative qu’il avait posée à savoir soit le moteur s’appuie sur une partie de l’univers absolument immobile, soit que le moteur est lui-même immédiatement et absolument immobile. Sans aller jusqu’à dire qu’Aristote soutient une argumentation circulaire, il semble permis de dire qu’Aristote tout en assumant une utilisation de personnages mythiques dans son argumentation affirme en même temps le risque de manque de clarté voire même d’argumentation circulaire qu’encourt le discours mythique. En dernier lieu, malgré la personnification que permet ces figures mythologiques, il demeure que ce raisonnement hypothétique qui allie discussion rationnelle et une intervention abrupte du mythe continue de laisser entendre que la doctrine du Premier moteur n’est qu’une affaire d’équilibre des forces en présence pour éviter la destruction de l’univers, que de la mécanique dans le fond. L’exercice de raisonnement ascendant auquel s’est livré Aristote pour tester la validité du principe du point d’appui immobile extérieur en contact avec ce qui se meut dans le cas du mouvement de la totalité du ciel aboutit donc à une impasse. Cet exercice ne débouche pas en effet de lui-même clairement sur une

81 Ibid., IV, 699 b 24-25 82 Ibid., IV, 699 b 34 – 700 a 3 83 Ibid., IV, 700 a 4-5

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doctrine positive84 expliquant le fait que le Premier moteur meut. Aristote va donc conduire

le raisonnement ascendant non plus sur le modèle mécanique, mais sur une nouvelle base85

afin de montrer que le Premier moteur, principe de tout mouvement qui permet d’expliquer le mouvement local des animaux, doit être lui-même une vie.

Le principe de tout mouvement doit être une vie pour rendre raison du mouvement local des animaux

C’est en soulevant la question de savoir si oui ou non les êtres inanimés qui sont en mouvement ont en eux-mêmes quelque chose de semblable aux articulations et s’ils prennent aussi appui en dehors d’eux sur quelque chose d’immobile pour que leur

mouvement soit possible86 qu’Aristote a été conduit à affirmer que l’existence du Premier

moteur n’a pas été clairement démontrée87. Disons ici qu’Aristote soutiendra au sixième

que c’est via les êtres animés et le premier mû88 ou la nature que les objets inanimés

reçoivent leurs principes de mouvement. Nous y reviendrons. Mais ici, il commence par montrer que s’il y a articulation pour les êtres inanimés, elle est plutôt à l’extérieur d’eux

par l’intermédiaire d’automoteurs89 qui, en prenant appui sur quelque chose hors d’eux en

repos, permettent aux êtres inanimés de se mettre en mouvement90 et constituent ainsi un

principe de mouvement pour ceux-ci. Ici, on doit rappeler dans l’exemple du bateau la présence de la personne (l’automoteur) qui prend appui sur la terre ferme à l’extérieur et tient en main une perche qu’il applique sur le mât du bateau pour le faire bouger. Dans cet exemple, ni la perche ni le milieu immobile extérieur comme êtres inanimés ne sont pas de véritables causes motrices pour l’autre objet inanimé qu’est le bateau. Ils ne le deviennent qu’à travers celui qui est doué d’une âme. En faisant ainsi pour la première fois dans le traité une distinction explicite entre inanimé et animé (« les êtres qui se meuvent eux-

mêmes91 »), Aristote commence en fait à opérer au déplacement du socle de son

raisonnement : l’emphase ne sera pas mise d’emblée sur la nécessité d’une immobilité absolue pour l’automoteur que plutôt sur les deux différentes formes d’automoteurs

84 LEFEBVRE, David, p. 136

85 Parlant des limites de la méthode analogique d’Aristote, Thomas Bénatouïl explique qu’il faut faire « attention de ne pas comparer le

principe immobile du mouvement des astres au support matériel en repos du mouvement animal, car la véritable analogie réside dans les causes finales de ces mouvements ». Dans BENATOUIL, Thomas, p.94

86 Mouvement des animaux, IV, 700 a 12-14 87 Ibid., IV, 700 a 12-22

88Dans Mouvement des animaux, VI, 700b30, Aristote parle du « ce qui est toujours mû ». 89 Ibid., IV 700 a 17-19

90 Ibid., IV, 700 a 20 91 Ibid., IV, 700 a 18

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irréductibles l’un à l’autre que sont les animaux dans les réalités en devenir et le premier

mû92 ou la nature afin de remonter à la nécessité de l’immobilité du Premier moteur. C’est

intéressant de constater à cet égard qu’Aristote fait appel à la nécessité d’une autre

discussion93 au moment où il en arrive à indiquer que même si l’existence du premier

moteur n’a pas été jusqu’ici clairement démontrée il reste qu’ultimement les êtres inanimés sont aussi mis en mouvement par lui. « Qu’il y ait d’autre part quelque chose de plus élevé et qui soit moteur à titre premier, cela n’apparaît pas clairement, et c’est à une autre

discussion qu’il revient de se prononcer sur un tel principe94 » dit-il. Que le premier mû et

les animaux soient ainsi des principes du mouvement des êtres inanimés laisse entendre qu’il y a quelque chose de commun entre eux du fait qu’ils mettent en mouvement des êtres qui ne sont pas vivants. Ce quelque chose en commun ne peut être rien d’autre que la vie. La nouvelle base sur laquelle Aristote part son raisonnement ascendant ce n’est plus tant le

paradigme mécanique du bateau,95 mais le mouvement même des automoteurs. Dans ce

nouveau cadre, comme nous allons le montrer, l’immobilité du Premier moteur ne sera plus à comprendre dans un sens mécanique (où Atlas joue par exemple le rôle d’une sorte de levier pour mouvoir la totalité du ciel), mais dans le sens de fin à atteindre.

À cet effet, au cinquième chapitre nous constatons certes qu’Aristote formule sa problématique dans les mêmes termes que le troisième chapitre, mais le traitement se fait dans une autre perspective. Il dit en effet :

D’autre part, est-ce seulement dans ce qui se meut soi-même localement que quelque chose doit demeurer immobile, ou bien faut-il qu’il en aille de même

dans ce qui se modifie de soi-même et s’accroit96 ?

On peut voir la continuité qu’il y a entre cette nouvelle problématique et celles qui ont précédé dans le fait que l’auteur cherche également quelque chose d’immobile. Toutefois, en même temps, l’auteur marque une rupture par le fait qu’il se demande si c’est seulement

92 En parlant ainsi, on a l’impression qu’Aristote parle d’une âme automotrice du monde, mais ce n’est pas le cas puisqu’il faut quand

même à cet automoteur l’immobilité du Premier moteur. Silvia Fazzo montre en quel sens Aristote parvient à rassembler le mouvement de l’univers et le mouvement des animaux sous la catégorie de l’automoteur. Dans FAZZO, Silvia, pp.209-210

93 Cet appel à une autre discussion qu’Aristote fait dès son quatrième chapitre montre qu’un auteur comme David Lefebvre a tort de voir

dans le chapitre six du traité un tournant aussi radical lorsqu’il va jusqu’à affirmer que « Le finalisme et la doctrine du Premier moteur immobile immatériel qui apparaissent au chapitre 6 ne sont pas amenés par ce qui précède, mais importés de recherches extérieures au traité ». Voir LEFEBVRE, David, p.136

94 Mouvement des animaux, IV, 700 a 20-22 95 Ibid., III, 699 a 12-26

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