Il faut commencer par remarquer que les chercheurs scientifiques de premier plan sont fort peu représentés dans la liste des poètes scientifiques. Lorsqu’on trouve parmi ces poètes des personnes dont l’activité principale est liée à la science, il s’agit plutôt d’ingénieurs, de médecins ou d’enseignants extérieurs à la recherche. Mais ce n’est pas d’eux qu’il sera tout d’abord question. Car les scientifiques de renom, les chercheurs qui ont fait évoluer la
4 Pour une étude statistique précise, voir l’article de Muriel Louâpre dans ce même volume.
5 Il faut néanmoins signaler l’important ouvrage codirigé par Bernadette Bensaude-‐Vincent, qui donne des
pistes intéressantes et dont je m’inspire notamment parce qu’elle situe ainsi les vulgarisateurs du XIXe siècle : « En marge des circuits littéraires, en marge des milieux scientifiques, ils ont conquis une audience et fabriqué une culture de masse dont l’étude est précieuse pour comprendre la société française du XIXe siècle. » (Bernadette Bensaude-‐Vincent et Anne Rasmussen dir., La Science populaire dans la presse et l’édition, XIXe et XXe siècles, Paris, CNRS Editions, 1997, p. 5). Voir aussi Daniel Raichvarg et Jean Jacques, Savants et ignorants : une histoire de la vulgarisation des sciences, Paris, Seuil, coll. « Science ouverte », 1991.
science au cours du XIXe siècle sont bel et bien impliqués, parfois, dans la
production de poésie scientifique.
Népomucène Lemercier (lithographie par Lanata, vers 1835. coll. part.)
C’est ainsi que l’astronome et mathématicien Lagrange, célèbre académicien, approuve l’idée de Népomucène Lemercier, siégeant pour sa part à l’Académie française, de donner dans un poème une nouvelle mythologie fondée sur les connaissances physiques modernes6. Le scientifique encourage son confrère de l’Académie française au nom d’une conception de l’union originelle entre savoirs et poésie (il y a peut-‐être là un malentendu entre Lagrange et Lemercier, dans la mesure où le poète regardait l’actualité de la
6 Lemercier rapporte lui-‐même le fait dans son Cours analytique de littérature, Paris, Nepveu, 4 vol.,1817, t. III,
science tandis que le scientifique rendait hommage à une tradition littéraire ancienne). Cette union des savoirs et de la poésie se voyait d’ailleurs matérialisée et perpétuée lors de certains séances publiques communes aux différentes Académies de l’Institut où les scientifiques ne dédaignaient pas d’applaudir un poème scientifique lu par leur collègue littéraire qui, lui, briguait cet estime tout en manifestant que les ambitions littéraires n’étaient pas bornées aux sujets moraux mais pouvaient s’étendre à des sujets matériels, éventuellement moins nobles, tels que l’élucidation des mystères de la nature. De fait, une certaine fraternité académique manifeste qu’au début du XIXe
siècle, la communication entre les différentes classes de l’Institut peut encore porter des stratégies de reconnaissance mutuelle. On en voit sans doute un des ses plus spectaculaires exemples à l’occasion du poème astronomique du comte Pierre Daru7.
Daru n’est pas originellement un homme de lettres ni un homme de sciences, mais un administrateur de la Grande Armée, un des favoris de Napoléon Ier qu’il accompagna dans la plupart de ses grandes campagnes. Ce militaire cultive très tôt une stratégie de distinction en publiant, de 1797 à 1823, comme un délicat délassement de ses affaires professionnelles, une traduction des œuvres du poète latin Horace8. Cette traduction en vers français se fit remarquer non seulement parce qu’elle témoignait d’une parfaite connaissance de la langue et de la culture latines mais encore par une belle maîtrise de la versification française, et lui valut d’être élu à l’Académie française en 18069. Cette première élection à l’Institut a certes de probables
raisons politiques mais elle manifeste néanmoins que le talent poétique est utilisé comme moyen de distinction au delà des mérites professionnels. La suite ne fait que le confirmer. Ayant lu, lors d’une séance commune des classes de l’Institut, un discours en vers sur les facultés humaines, dont une partie était consacrée à l’astronomie, Daru est chaudement félicité par l’astronome Laplace qui lui suggère – qui lui commande presque – un poème entier sur l’astronomie, et balaye ses réticences en lui promettant de l’aider et de le
7 L’Astronomie, poème en 6 chants, Paris, Firmin-‐Didot frères, 1830. L’ouvrage fut par ailleurs traduit en latin
par un enseignant, Clair-‐Louis Rohard (qui avait fait de même pour Les Plantes de Castel), avec un prétexte pédagogique : Astronomicon libri sex, Méru, Vve Mouleux, 1839.
8 Œuvres d’Horace, traduites en vers par Pierre Daru (Paris, impr. de P. S. C. de Mailly, 2 vol., plusieurs éditions
de 1797 à 1823). Dans son discours funèbre sur Daru, Cuvier fait l’éloge de cette traduction et des qualités littéraires de Daru (Funérailles de M. le Comte Daru. Discours de M. le Baron Cuvier le 11 septembre 1829, Institut Royal de France (impr. de Firmin Didot), 1829, p. 3-‐5.). Albert-‐Montémont, lui aussi auteur de vers sur l’astronomie, était un traducteur d’Horace : Les Odes d’Horace, traduites en vers français, Paris, Ébrard, 1839.
9 Bernard Bergerot, auteur d’une biographie récente, signale que Daru avait déjà candidaté sans succès à
l’Académie française et qu’il fut reçu une fois devenu conseiller d’État et intendant général, mais la réponse à son discours de réception par A.-‐V. Arnault semble dire qu’il le doit à lui-‐même et à sa traduction d’Horace, alors que d’autres avaient été élus avant lui seulement pour des mérites non littéraires : Daru, intendant
corriger au besoin sur le terrain des connaissances techniques10. La lecture des
premiers morceaux de ce poème vaut à Daru d’être rapidement élu comme membre libre de l’Académie des sciences. Ceci se passe sous la Restauration, alors même que Daru ne peut plus guère bénéficier des appuis politiques que lui valait sa position sous l’Empire. Que des vers astronomiques aient pu valoir à un érudit polymathe une distinction par l’Académie des sciences me semble démontrer de manière spectaculaire que, jusque vers 1830, survit en France, au moins dans la pensée académique, le vieil idéal de l’honnête homme, c’est-‐ à-‐dire d’une connaissance pluridisciplinaire capable de se manifester, non avec le pédantisme de l’érudition laborieuse, mais avec l’élégance naturelle de la belle langue. Cette révérence pour l’honnête homme est confirmée par les divers témoignages et nécrologies de Daru : il attirait le respect non seulement pour ses grandes qualités morales mais aussi pour l’universalité de son intelligence et de sa curiosité.
Page de titre de L’Astronomie de Daru (coll. part.).
10 Voir la Notice sur M. P. Daru par M. P. Viennet, Paris, impr. de Firmin-‐Didot frères, 1853 : « Ce dernier poème
lui fut suggéré, commandé presque par l’illustre Laplace, dont l’attention avait été éveillée par un passage du discours en vers où le poète célébrait les découvertes des astronomes. [...] L’Académie des sciences rendit hommage à l’exactitude de ses descriptions en l’inscrivant au nombre de ses correspondants. » (p. XLVIII ). Dans la préface de son poème, Daru rapporte ainsi les propos que Laplace lui aurait tenus : « Dans notre siècle, où tous les esprits tendent vers l’étude des choses positives, la littérature semble appelée à parcourir une carrière nouvelle. Son rôle est de populariser les sciences, de les présenter dépouillées des formes qui les rendent inaccessibles à un si grand nombre d’intelligences. » (L’Astronomie, éd. cit., p. III-‐IV).
La polyvalence de l’honnête homme est donc le modèle idéal, ou le type imaginaire, qui motive aussi bien certains poètes scientifiques que ceux qui se piquent de les goûter voire de collaborer avec eux. Cet imaginaire, et les valeurs qui le soutiennent, ne suffisent peut-‐être pas à fonder une stratégie professionnelle à proprement parler. D’ailleurs, Daru comme le médecin Maurice Klippel un siècle plus tard, écrivent et surtout publient leurs poèmes scientifiques après s’être retirés de leur vie professionnelle11. Dans le cas de
Lemercier comme dans celui de Daru, il s’agit d’hommes qui ont fondé leur carrière sur autre chose que la poésie scientifique. Mais celle-‐ci leur apporte un rayonnement qui outrepasse le cercle de leur domaine professionnel.
Le cas de Delille est légèrement différent. Il a, lui aussi, bénéficié du soutien académique mais la poésie savante est sa principale activité professionnelle. Membre de l’Académie française et professeur de poésie latine au Collège de France, Delille est encouragé à la rédaction de son poème
Les Trois Règnes par Jean Darcet, chimiste membre de l’Académie des sciences.
Il sera même soutenu par des savants, académiciens ou non, qui rédigent des notes savantes, en prose, à la fin de son ouvrage. Le plus célèbre de ces annotateurs est sans doute le baron Cuvier. Que ce soit Darcet ou Cuvier, ces scientifiques de renom se rangeaient également dans la catégorie de l’honnête homme. Pour eux, collaborer à la publication de poésie scientifique, c’était, comme pour les poètes scientifiques eux-‐mêmes, offrir les garanties de leur
honnêteté, au sens classique de ce terme12.
Sans aborder pour l’instant le cas où le bénéfice symbolique de ces collaborations scientifiques et poétiques peut véritablement devenir une stratégie professionnelle efficace, voire les cas où le profit symbolique peut être transformé en profit financier, on peut d’ores et déjà constater que l’esprit et le milieu académiques permettaient au moins jusque 1830 une circulation de valeur entre des domaines professionnels pourtant déjà nettement séparés.
J’ajouterai à présent que cette symbiose scientifico-‐poétique peut offrir au poète scientifique une autre forme de profit. C’est le mathématicien Cauchy qui en donne l’exemple. Il représente un cas rare de scientifique de tout premier plan qui s’adonne lui-‐même à la poésie scientifique. En effet, il écrit, récite publiquement et publie dans un journal un poème sur l’astronomie13.
11 Maurice Klippel, Poésies philosophiques, Paris, J. Vrin, 2 vol., 1937-‐1939.
12 De même, Albert-‐Montémont s’est fait aider pour ses Lettres sur l’astronomie : « M. Albert Montémont a
pris pour guide et pour conseil un des doyens de la science, M. Bouvard, directeur de l’Observatoire, qui a bien voulu revoir en entier ce travail et lui imprimer le cachet de son autorité. » (Victor-‐Emmanuel Charles,
Nouvelles annales des voyages, mars 1838, cité par Montémont, p. 13.) C’est Eugène Patrin, de l’Académie des
sciences et de l’École des Mines qui rédige les notes d’Aimé-‐Martin pour ses Lettres à Sophie.
13 « Épître d’un mathématicien à un poète, ou La leçon d’astronomie », Bulletin de l’Institut catholique, n°1, 13
L’épisode de Musidore surprise au bain par son amant illustre le chant 3 des Trois règnes de Delille, portant sur l’eau (coll. part.).
Pour Cauchy, comme pour beaucoup de grands savants de son siècle, la pratique de la science n’est pas autonome et participe pleinement d’un militantisme idéologique. C’est dans cet esprit qu’il prend part à la création de conférences à l’intention des jeunes gens catholiques, et probablement de tendance politique légitimiste, dans l’intention de former une élite intellectuelle et morale acquise à certains principes philosophiques et politiques. Et c’est dans ce cadre qu’il écrit un poème où la science n’éloigne pas de Dieu mais y ramène en faisant l’éloge de la Providence divine magnifiée par chaque découverte scientifique. Une telle poésie, qui n’est pas du tout exceptionnelle, rappelle donc que la science est toujours chargée d’idéologie et que tout discours sur la science peut de quelque manière être un militantisme idéologique.
C’est donc pour défendre une certaine conception de la science que le scientifique peut lui-‐même écrire des vers. Et cela suppose qu’il conçoive son métier de scientifique non seulement comme une pratique de savoir mais comme une position de prescripteur d’opinion. Ce militantisme peut d’ailleurs s’exercer à plusieurs niveaux. L’exemple de la religiosité fervente de Cauchy est sans doute assez désintéressée mais on pourrait décliner une série de poètes scientifiques plus mercenaires qui tantôt défendent une cause tantôt vont jusqu’à faire la publicité de leur activité commerciale.
Dans le poème sur Les Plantes de Castel, le poète cherche à promouvoir une certaine doctrine, en l’occurrence celle de Linné, de préférence à d’autres qui lui sont concurrentes dans le domaine des sciences naturelles14. De fait,
pour Castel, le profit sous forme de reconnaissance revient sans doute autant à la doctrine linnéenne qu’à l’auteur des vers. Il avait déjà obtenu une reconnaissance professionnelle par sa carrière dans l’administration des lycées et de l’Université et par ailleurs une reconnaissance que l’on pourrait dire secondaire ou complémentaire par ses travaux d’édition, sur l’histoire naturelle des poissons.
En revanche, le militantisme se fait plus directement et manifestement intéressé sous la plume d’un médecin comme Sacombe qui utilise les vers pour plaider sa propre pratique de l’obstétrique, voire pour faire la publicité d’un médicament de son invention15. De la même manière, Lefébure fait la
14 Les Plantes, Paris, Chez Migneret imprimeur, 1797 (quatre rééditions : 1799-‐1802-‐1811-‐1839). Chacun des 4
chants est suivi de la nomenclature linnéenne des plantes et de notes explicatives.
15 Voir Hugues Marchal, « "Ma Muse hésite à commencer" : pédagogie et commerce de l’horreur dans la poésie
médicale de la Restauration », in C. de Mulder et P. Schoentjes dir., À la baïonnette ou au scalpel : comment
l’horreur s’écrit (actes du colloque international de l’Université de Gand, 14-‐15 juin 2007), Genève, Droz, 2009,
53-‐66 ; ainsi que « Poésie et controverse scientifique dans La Luciniade de Jean-‐François Sacombe (1792-‐ 1798) », in A. Carlino et A. Wenger, Littérature et médecine : approches et perspectives (16e-‐18e siècles),
Genève, Droz, coll. « Recherches et rencontres », 2007, 65-‐86 (actes du colloque international Littérature et
médecine 1500-‐1900, Genève, 28-‐29 octobre 2004) et les poèmes de Jean-‐François Sacombe, notamment La Luciniade, ou l’Art des accouchemens, poème didactique, Paris, Garnéry, Devaux, Levigneur, an I-‐1792.
promotion en vers d’un système de classification des plantes et profite de l’occasion pour faire la publicité du cours qu’il va donner sur ce sujet à l’Athénée16. Il donne l’adresse, le prix de l’abonnement (24 francs), vante les mérites de sa méthode et son efficacité pédagogique.
Plus ambitieux encore, un certain Groult de Tourlaville rédige un Système
du monde dans lequel il versifie et extrapole de manière un peu fantaisiste la
philosophie naturelle de Geoffroy-‐Saint-‐Hilaire et il l’adresse tout bonnement à l’Académie des sciences pour en chercher l’approbation. Il s’exprime ainsi dans sa préface :
Je craignais surtout de déplaire à l’illustre savant dont j’admirais le génie et célébrais les vertus, sans avoir le bonheur de le connaître personnellement. Quelle n’a pas été ma joie, en voyant, dans le Mémoire de l’Académie des sciences du 9 avril dernier, une mention honorable de mon ouvrage ! Heureux le poète qui se nourrit de grandes pensées et qui obtient la bienveillance d’un autre Newton17 !
On peut enfin citer Joseph Auburtin, de Sainte-‐Barbe, capitaine quartier-‐ maître en retraite qui envoie à l’Académie des sciences un poème pour exposer sa théorie anti-‐newtonienne et anti-‐héliocentriste de l’univers : il réclame ardemment que l’Académie lui réponde, sinon pour se ranger à ses idées, du moins pour lui accorder l’attention due à un correspondant scientifique18. Il ne semble pas que l’Académie ait payé d’une quelconque attention l’effort du versificateur.
Ces quelques exemples représentent divers usages de la poésie scientifique pour ses vertus de promotion, supposées ou avérées, pour son aptitude à convaincre, à persuader et à louer. De la promotion d’une doctrine, elle peut passer plus ou moins discrètement à la promotion d’une personne, c’est-‐à-‐dire de l’auteur lui-‐même, cherchant à conquérir une autorité scientifique. Bien sûr, la poésie scientifique comme stratégie pour parvenir dans le champ scientifique peut paraître bien paradoxale. En fait, il apparaît que cela ne peut être à part entière une stratégie professionnelle mais seulement une stratégie de communication et une construction d’éthos ou un combat idéologique. Le monde scientifique a tôt rejeté la forme versifiée hors des moyens acceptés de la communication scientifique institutionnelle. Des deux séries d’exemples que je viens de citer, il ressort que les savants ou leurs proches peuvent utiliser la poésie scientifique, directement ou indirectement pour modeler une image, mais que ceux qui tentent de l’utiliser pour leur
16 Louis Lefébure, Le Vrai Système des fleurs, Paris, Guitel, 1817.
17 Système du monde, ou Loi universelle fondée sur l’attraction de soi-‐pour-‐soi découverte par M. Geoffroy
Saint-‐Hilaire, poème en trois chants, Paris, Ledoyen, 1840.
18 Nouvelle théorie de l’univers : poëme didactique en douze chapitres, avec des notes explicatives, Paris,
activité professionnelle elle-‐même sont voués à l’échec ou à une marginalisation ; ils obtiennent non pas une réussite scientifique mais au mieux une rumeur médiatique autour de leur pratique ou de leur opinion.