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Des stratégies d’influence exportées dans le hors-quotidien des backpackers

III. Le backpacking israélien au Chili : propositions pour une approche géographique

7. Approche en géographie politique : l’Etat et les « Hommes en noirs » face aux libertés

7.3 Des stratégies d’influence exportées dans le hors-quotidien des backpackers

La société israélienne contemporaine est traversée par de nombreuses oppositions politiques entre l’Etat laïque et les mouvements religieux haredim, garants de la coutume et porteurs de l’identité collective fondée autour du judaïsme. Il existe en effet une multitude de mouvements orthodoxes, certains rejetant le sionisme et d’autres s’adaptant pragmatiquement à la nécessité d’accepter un Etat fondé sur des principes contraires à la tradition religieuse (Margalit, 1990 ; Hecker, 2005 ; Dieckhoff, 2015). Les religieux sont exemptés du service militaire, mais leur population s’accroit drastiquement, ce qui préoccupe les autorités politiques (les religieux sont économiquement peu productifs, parfois antisionistes et opposés aux valeurs militaires). Pour attirer ces populations, l’Etat et l’armée cherchent à recruter les

haredim dans des entités militaires qui leur sont spécialement dédiées, mêlant le métier des

armes et la pratique religieuse. Par ailleurs, plusieurs de ces mouvements tentent d’attirer des populations séculières ou récemment installées sur le territoire national (populations migrantes), et procèdent à des conversions religieuses. En ce sens, les nouveaux convertis ne changeraient pas seulement de croyances, mais céderaient également à un prosélytisme religieux et politique, les haredim défendant une vision théocratique d’Israël. Et ces mouvements parviennent aussi à retenir l’attention de certains voyageurs israéliens, s’interrogeant sur le sens de leur existence et sur leur passé militaire répondant à des logiques étatiques plutôt que religieuses. Dans les enclaves israéliennes, Darya Maoz a montré que les émissaires orthodoxes et les rabbins accueillaient des backpackers (dortoirs, restauration,

119 rencontres, aide administrative) tout en transmettant une identité religieuse (célébration religieuse, gastronomie kasher, éducation sur le judaïsme) délaissée par de nombreux Israéliens séculiers (Maoz, 2007). Dans les auberges ou centres communautaires de la Dynastie des Habad-Loubavitch, mouvement possédant près de 300 000 membres et plus de 3000 Chabad Houses à l’échelle mondiale, les responsables religieux proposent des services autant récréatifs que spirituels, ce qui démontre leur attitude politique ainsi que leur catégorisation en tant qu’acteurs d’un soft power. Ce n’est pas un hasard si les émissaires

habad ont investi dans le backpacking depuis les années 1990, voyant dans l’égarement

itinérant de la jeunesse une fantastique opportunité d’expansion. Et cette situation s’observe également en Amérique latine, notamment à Cuzco (Pérou), Bariloche (Argentine) ou Pucón et Santiago au Chili, où il existe des Chabad House (Anteby-Yemini et al., 2005 ; Luongo, 2011). Les mouvements orthodoxes voient par ailleurs leur influence grandir au Chili, symbolisant alors un certain retour du religieux dans les communautés juives diasporiques du Chili, intéressées par une expérience traditionnelle de la spiritualité (Caro, 2008 ; Bauerle- Ewert, 2012 ; Tapia-Adler, 2013). Les religieux parviendraient en cela à concrétiser leur projet de « conquête » politique et religieuse, s’implantant dans différentes régions du monde, et proposant une alternative à un Israël moderne et sioniste.

A l’opposé, et contraint d’entrer dans une lutte d’influence dans l’espace mondial du backpacking, l’Etat israélien développe de nombreux services destinés aux voyageurs en Israël et à l’étranger, mais dans un cadre identitaire, communautaire et laïque. Ainsi, les backpackers israéliens peuvent se tourner vers les ambassades et consulats qui leur proposent un ensemble de services administratifs et touristiques (Anteby-Yemini, 2005). Il est à noter qu’à la fin de la période de conscription, les Israéliens reçoivent une prime35 (équivalente à environ 5000 dollars), et que de nombreux jeunes utilisent ces ressources pour voyager, ce qui tend à confirmer le rôle de l’armée et de l’Etat dans ce rite socialement valorisé (Yin, 2013). Conscients de la présence internationale des backpackers, des organismes étatiques mettent en place des stratégies permettant d’améliorer l’image d’Israël, tout en renforçant la dimension patriotique et collective des jeunes voyageurs récemment libérés de leurs obligations militaires (Noy, 2011). Par exemple, certains organismes se reposent sur les backpackers pour conduire des projets humanitaires à l’étranger, principalement dans des Etats des « Suds » tels que l’Argentine, l’Ethiopie ou l’Inde afin qu’Israël puisse « aider le monde » (Keinon, 2016 ; Klein Leichman, 2016). Dans ce cadre, les nombreux projets internationaux semblent incontestablement liés à une volonté politique que l’on peut assimiler au modèle de soft power. Aussi, et pour améliorer l’ouverture des Israéliens sur l’altérité,

120 l’organisme Trail Talks36 instruit les voyageurs afin de les préparer à leurs futurs périples, tout

en faisant d’eux des ambassadeurs et des porte-paroles de la politique israélienne (Noy, 2011). Enfin, et dans une démarche contraire à celle du backpacking international, des programmes de voyages itinérants et communautaires sont mis en place en Israël afin que des anciens conscrits effectuent leur post-army trip sur le territoire national, confirmant dans le même temps le rapport à l’espace dérivé du concept de Land et d’une territorialité israélienne (Beck, 2013).

Concernant l’aide aux voyageurs et sur un modèle comparable aux Chabad Houses, l’Etat israélien a développé des Warm Houses37 (« maisons chaleureuses ») en Inde pour pouvoir

accueillir les backpackers, en leur transmettant une vision séculière de l’Etat ainsi que diverses activités proprement israéliennes (vie en groupe, films, littérature, gastronomie). La spécificité de ces auberges provient du fait qu’elles sont administrées par l’Agence anti-drogue israélienne, l’objectif étant notamment de réintégrer socialement des backpackers ayant eu des problèmes avec des substances psychoactives. Et ces voyageurs peuvent par la suite être envoyés vers un site reconnu en Israël, le Kfar Izun (« Maison d’équilibre »). Ce centre médical et thérapeutique, aux aspects de station balnéaire, a été fondé par des personnels de santé et des militaires, avec comme principal objectif la réintégration des backpackers atteints par des troubles psychologiques, tout en utilisant des techniques de soin d’origines militaires liées à la guérison des syndromes post-traumatiques (Noy, 2011). La relation entre le stress post-traumatique et le backpacking est particulière, car elle montre que l’Etat est désormais capable de conduire un certain prosélytisme identitaire dans des espaces éloignés d’Israël, et d’y conduire une lutte d’influence avec les principaux mouvements religieux orthodoxes. C’est une reproduction dans l’ailleurs d’une opposition entre la laïque Tel-Aviv, et la traditionnelle Jérusalem, deux visions différentes et complémentaires d’un même espace géographique (Enriquez, 1998).