• Aucun résultat trouvé

Stratégies auctoriales au travers d’une “littérature hors du livre”

David Foenkinos sur la scène littéraire

2.1 Stratégies auctoriales au travers d’une “littérature hors du livre”

“L’émotion s’est déplacée de l’objet d’art vers la personne qui est en la fragile incarnation72”, déclare Jérôme Meizoz, dans La littérature “en personne”.

En effet, il semblerait que le lecteur désire voir le visage du créateur, se l’approprier et vérifier si l’image conçue par l’auteur à l’écriture (l’ethos scriptural) se veut identique lors de ses passages télévisés.

Dès le XIXe siècle, le principe de l’entretien littéraire, reliant sphère

littéraire et sphère médiatique, voit le jour. Les auteurs se prêtent ou se refusent au jeu de l’interviewer. Ces entretiens littéraires participent de la pérennité d’une posture, c’est-à-dire que l’auteur peut convoquer sa persona et la légitimer auprès de son public ; ou bien l’échange peut mettre en péril l’ethos de l’auteur si celui-ci s’emporte ou qu’il déçoit son public cible au travers de son comportement ou de ses réponses :

[L’image d’auteur] est aussi le résultat de la confrontation entre son image préalable telle qu’elle est perçue par l’interviewer et l’auditoire à travers ses

72 Jérôme MEIZOZ, La Littérature “en personne”: scène médiatique et formes d’incarnation, op.

cit., p. 27. Jérôme Meizoz ira même jusqu’à dire que dans l’ère contemporaine, le lecteur

découvrira le visage de l’auteur avant même d’avoir lu une de ses œuvres, et s’en fera une image avant lecture : “la modernité médiatique a substitué au livre son auteur audible, visuel ou télévisuel”. Voir à ce propos, Jérôme MEIZOZ, “Postures d’auteur à l’ère médiatique : présentation de soi ou auto-promotion?”, in Adeline WRONA, et Marie-Ève THÉRENTY,

L’Écrivain comme marque, op. cit, p. 155.

performances publiques précédentes, et d’autre part à travers son ethos auctorial, c’est-à-dire l’image qui ressort de ses écrits73.

Lorsque David Foenkinos se présente sur la scène littéraire, il semble fidèle à lui-même. Face aux attaques de Natacha Polony et d’Aymeric Caron sur le plateau d’ “On n’est pas couchés”, David Foenkinos reste de marbre, et répond avec humour aux critiques des journalistes. Il pérennise de fait la posture d’écrivain qu’il incarne : celle de l’homme simple, proche de ses lecteurs. Toujours serviable, patient, amateur de séances de dédidaces et de rencontres avec ses lecteurs, David Foenkinos ne déçoit pas et cultive l’image d’un écrivain que le succès ne rend pas dédaigneux. Son allure vestimentaire atteste elle aussi d’un homme du quotidien. Il préfère le jean et la chemise classique, porte des lunettes carrées noires, et refuse l’excentricité. D’ailleurs, David Foenkinos n’est pas son pseudonyme, mais son véritable nom. La personne réelle fait donc partie prenante de sa figure d’écrivain.

Au travers de ses apparitions télévisées, et notamment à “La Grande Librairie”, David Foenkinos est amené à parler de sa démarche d’écriture, de ses projets de romans et d’adaptations. La représentation que David Foenkinos donne de ses œuvres sur les plateaux télévisés participe de cette “littérature hors du livre”, dont parlait Jérôme Meizoz. L’œuvre passe au travers du corps de l’auteur qui la met en scène par ce qu’il en dit et en présente. Cependant, contrairement à d’autres auteurs, comme par exemple le contemporain Sylvain Prudhomme, lui aussi auteur de romans, David Foenkinos ne se livre pas aux lectures publiques. Même lorsqu’il est convoqué au “Livre sur la Place de Nancy74” pour parler des

Souvenirs, il n’en lira pas d’extraits. Il ne se prête pas non plus à la performance et

n’est pas un homme de la mise en scène. Il laisse de fait au livre le soin d’incarner sa littérarité.

Si s’exposer publiquement permet de donner un visage à l’œuvre, il met également en lumière la production d’un auteur. Le spectateur de l’émission, de passage ou aguerri, découvre au-delà d’un visage, une œuvre, une personnalité

73 Galia YANOSHEVSKY, “Potentiel et actualisation du branding dans l’entretien littéraire : le cas d’Amos Oz”, in Adeline WRONA, et Marie-Ève THÉRENTY, L’Écrivain comme marque, op.

cit, p. 183.

74 “Les Rencontres du Livre sur la place – David Foenkinos (5 décembre 2011)”, [vidéo]. You

tube, publiée le 04/06/12. En ligne, <https://www.youtube.com/watch?v=rGhUhPZxt88>

d’écrivain susceptible d’attiser sa curiosité et d’aller se procurer l’ouvrage mis en lumière dans l’émission :

[L’entretien littéraire] sert de cadre et de construction d’image d’auteur et de mise en scène des postures d’écrivain en même temps qu’il constitue un cadre de marketing et d’auto-promotion de l’écrivain75.

Ainsi, une présentation de soi et de son œuvre en sphère médiatique possède toujours une dimension commerciale, voulue ou non par l’auteur, et notamment lorsque celui-ci est connu du monde littéraire :

Le “capital de visibilité” de l’auteur devient un argument de vente auprès des lecteurs […] Les noms d’auteurs fonctionnent dès lors comme des marques permettant de vendre un produit littéraire76.

Autre facteur majeur, la présence d’un auteur sur les réseaux sociaux renforce le degré de visibilité de l’auteur et de sa production littéraire, puisqu’il la met en scène, propose parfois des extensions inédites, des performances. La chercheuse Oriane Deseilligny envisage le réseau social comme “un outil de médiation de l’ activité d’écriture [des écrivains] et de promotion de leur publication77”. Cependant, David Foenkinos reste peu présent sur les réseaux

sociaux. Il entretient deux comptes Facebook, rarement mis à jour. Ceux-ci possèdent en réalité le même contenu et ne semblent pas opérer de distinction entre la personne réelle et l’écrivain.

Les images publiées se partagent en deux catégories : les couvertures de romans ou affiches de théâtre à paraître, et les multiples couvertures de ses romans traduits à l’étranger. Certaines images indiquent le classement de ses livres, souvent en tête, dans une revue, ce qui indique au passage sa position dans

75 Galia YANOSHEVSKY, “Potentiel et actualisation du branding dans l’entretien littéraire : le cas d’Amos Oz”, in Adeline WRONA, et Marie-Ève THÉRENTY, L’Écrivain comme marque, op.

cit., p. 185 .

76 Ambre ABID-DALENÇON, “ La “marque écrivain” au service du contenu de la marque”, in Adeline WRONA, et Marie-Ève THÉRENTY, L’Écrivain comme marque, op. cit., p. 115. Voir Nathalie HEINICH, De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique, Paris, éd. Gallimard, coll. “Bibliothèque des sciences humaines”, 2012, p. 162.

77 Oriane DESEILLIGNY, “Le geste de l’auteur, la marque de l’écrivain sur Facebook”, in Adeline WRONA, et Marie-Ève THÉRENTY, L’Écrivain comme marque, op. cit., p. 207.

le champ commercial. Lorsque ses œuvres sont mises en exergue en photos de couverture ou de profil, elles sont toujours présentées sous forme de produits finis. Oriane Deseilligny dira à ce propos : “[L’écrivain] instrumentalise sa propre marque en ce qu’il y présente toujours un livre, en d’autres termes un travail fini, éditorialisé, disponible, commercialisé78”.

Son profil cultive l’image d’un écrivain connu à l’international. Un dossier entier y est consacré et s’apparente à un répertoire de toutes les couvertures de ses romans traduits à l’étranger. Parmi ces photographies, certaines mettent en avant des stratégies éditoriales, qui rend visible l’univers de David Foenkinos à l’étranger : mise en scène de Charlotte dans une vitrine de librairie à Londres (fig. 1), banderole au-dessus d’une boulangerie de San Francisco (fig. 2).

Cette “littérature hors du livre”, comprenant entretiens littéraires et présence sur les réseaux sociaux, permet de dévoiler les stratégies auctoriales d’un écrivain. Dans le cas de David Foenkinos, ses profils Facebook permettent de révéler une autre facette de sa personnalité, l’intérêt qu’il accorde à la diffusion de son univers romanesque à l’étranger.

78 Oriane DESEILLIGNY, “Le geste de l’auteur, la marque de l’écrivain sur Facebook”, in Adeline WRONA, et Marie-Ève THÉRENTY, L’Écrivain comme marque, op. cit., p. 213.

Consciemment ou non, l’écrivain donne une image de lui lors de ses performances verbales et corporelles sur la scène publique. D’une part, ces apparitions permettent la diffusion plus large d’une œuvre et ré-enclenche de fait un cycle d’auto-promotion des œuvres. Aussi, marketing et figure d’écrivain semblent intimement liés, et cela même si l’auteur ne se veut pas commercial. Adeline Wrona et Marie-Ève Thérenty soulignent cette particularité lorsqu’elles affirment que “la marque auteur touche aussi les écrivains légitimes79”. En effet,

ils entretiennent la plupart du temps le mythe d’une écriture non réfléchie, spontanée, réservée à un public restreint et spécialisé. Cependant, l’usage que David Foenkinos fait des réseaux sociaux montre qu’il se refuse à la mise en scène, et laisse ses œuvres faire ses preuves. Voyons à présent comment cette marque auteur qu’incarne David Foenkinos est, cependant, instrumentalisée par sa maison d’édition, et l’enferme indirectement sous l’étiquette d’auteur non autonome dans le champ littéraire.