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Quelles sont les stratégies articulaires durant la préhension chez ces cinq espèces: lémur catta (Lemur catta), capucin (Sapajus xanthosternos), gorille (Gorilla gorilla),

Discussion Générale

IV. Quelles sont les stratégies articulaires durant la préhension chez ces cinq espèces: lémur catta (Lemur catta), capucin (Sapajus xanthosternos), gorille (Gorilla gorilla),

chimpanzé (Pan troglodytes) et humain ?

Grâce à l’application des normes méthodologiques recommandées par l’International Society of Biomechanics (ISB) (Wu et al., 2003, 2005) plusieurs degrés de liberté des mouvements du tronc et des articulations du membre supérieur ont pu être quantifiés dans cette étude (chapitres 4 et 5). Cette méthodologie ISB couramment employée en biomécanique humaine, est pour la première fois appliquée à des primates non-humains dans cette étude. Cette méthodologie permet d’avoir accès à des mouvements souvent difficiles à quantifier (e.g. rotations, déviations du poignet). Le positionnement des marqueurs ainsi que la construction des repères segmentaires ont été définis selon les recommandations de l’ISB. Les principaux mouvements de l’épaule (flexion-extension, rotation, adduction-abduction), du coude (flexion-extension, rotation) et du poignet (flexion-extension, adduction-abduction ou déviations) ont été comparés entre les espèces. De plus, l’orientation et les amplitudes des

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mouvements du tronc (flexion-extension, rotation, inclinaison) par rapport au sol a permis d’évaluer sa contribution dans la préhension. Ainsi, deux stratégies articulaires sont mises en évidence dans les études cinématiques (chapitres 4 et 5).

Tout d’abord, la comparaison entre le gorille et l’humain en postures quadrupède et assise montre des contributions articulaires impliquant davantage de rotation de l’épaule et du coude pour le premier et de flexion-extension de ces mêmes articulations pour le second (chapitre 4). Les contributions des mouvements articulaires spécifiques à l’humain et celles spécifiques au gorille restent inchangées dans les deux postures corporelles (assise et quadrupède), et ce, malgré des distances de saisie différentes entre la posture assise et quadrupède. En effet, dans les conditions non-contraintes de cette étude, le gorille a saisi à des distances plus proches en posture assise. Les postures ont donc un effet sur la distance de saisie de cette espèce. Nous comparons un groupe de distance plus petite pour les deux espèces en postures assise, et un groupe de distance plus grand pour les deux espèces en posture quadrupède en se basant donc sur le comportement spontané et non-contraint du gorille. Toutefois, une forte variabilité inter-individuelle et intra-individuelle est relevée pour le gorille et en moindre mesure pour l'humain. Malgré cette variabilité, les contributions articulaires des espèces restent inchangées. En outre, de fortes variabilités sont aussi rapportées par Christel & Billard (2002) pour des individus macaques filmés dans les mêmes conditions non-contraintes que les nôtres, ainsi que par Jindrich et al. (2011) sur des macaques pourtant entraînés à saisir.

Par ailleurs, les deux stratégies articulaires mises en évidence chez l’humain et le gorille dans les deux postures corporelles se retrouvent dans la comparaison de toutes les espèces de l’étude (humains, gorilles, chimpanzés, capucins, lémurs). Toutes ont été analysées en posture quadrupède et pour des distances proportionnelles (chapitre 5). Lors de l’avancée du membre supérieur, le gorille ainsi que le chimpanzé présentent de plus fortes amplitudes dans leur mouvement de rotation de l’épaule et du coude comparées aux amplitudes de flexion-extension pour ces mêmes articulations. A l’inverse, l’humain ainsi que le capucin et le lémur utilisent davantage de mouvements de flexion-extension pour l’épaule et le coude comparés à leurs rotations. En outre, non seulement ces stratégies sont visibles au sein de chaque espèce mais elles s’appliquent aussi entre les espèces. En d’autres termes, les grands singes non-humains présentent toujours des mouvements de rotation plus importants que l’humain, le capucin et le lémur, et ces derniers utilisent toujours des mouvements de flexion-extension plus grands que ceux des grands singes non-humains. En comparaison, les mouvements de rotation de l’épaule et du coude, ainsi que les flexions du coude des macaques étudiés par

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Jindrich et al. (2011) présentent des valeurs proches de celles du capucin et du lémur. En revanche, les flexions de l’épaule de ces macaques présentent des amplitudes inférieures à toutes les espèces de notre étude. Ces différences peuvent être en partie attribuées aux conditions de l’étude de Jindrich et al., (2011) puisque leur individus sont entraînés à effectuer la tâche de préhension en posture assise. Outre les rotations et les flexions-extensions, les amplitudes d’abduction-adduction de l’épaule des cinq espèces de l’étude sont très proches (chapitre 5), exceptées en posture assise pour l’humain et le gorille où elles sont plus faibles (chapitre 4). Pour ce mouvement, il n’y a pas d’effet de l’espèce mais un effet de la posture corporelle. Cet effet est confirmé par l’étude de Jindrich et al. (2011) dans laquelle les macaques présentent des amplitudes d’abduction de l’épaule plus faibles que celles des espèces de notre étude en posture quadrupède mais proches de celles du gorille et de l’humain en posture assise. D’autre part, des différences dans les positions d’appui distal (main) à l’initiation du mouvement existent entre les espèces de notre étude. Néanmoins, elles semblent peu affecter les amplitudes de flexion-extension et de déviations du poignet des primates non-humains. Le chimpanzé et le gorille débutent leur mouvement de préhension en knuckle walking, c’est à dire en appui sur la face dorsale des phalanges de leurs doigts (Tuttle, 1969; Whitehead et al., 1993). Dans cette position, la main est dans le prolongement de l’avant-bras et le poignet se place en posture neutre ou fléchi. Au contraire, l’humain, le capucin et le lémur qui ont pourtant des morphologies de main variées (Jouffroy

et al., 1991) se positionnent en palmigradie avec la paume et les doigts en contact avec le

substrat (Whitehead et al., 1993; Patel, 2010). Cette position place le poignet en forte extension dès le début du mouvement. Malgré ces différences, tous les primates non-humains étudiés ici présentent de fortes amplitudes de flexion-extension du poignet, même si des nuances sont quantifiées : les grands singes non-humains présentent les amplitudes les plus importantes, suivis des capucins, puis des lémurs et enfin de l’humain. Pour ce dernier, la position de départ de la main en posture assise implique une faible amplitude, et la posture quadrupède, inhabituelle pour cette espèce, applique des forces sur le poignet pour lesquelles il n’est pas adapté. Enfin, les mouvements de déviation du poignet montrent des amplitudes relativement proches pour tous les primates non-humains, à l’exception de l’humain qui présente des amplitudes beaucoup plus faibles. Le poignet n’a pas été analysé dans l’étude de Jindrich et al. (2011) mais Christel & Billard (2002) rapportent des mouvements du poignet plus importants chez le macaque comparé à l’humain. Ainsi, de manière générale, l’humain présente souvent les plus faibles amplitudes articulaires pour l’épaule, le coude et le

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poignet en posture quadrupède mais conserve d’importantes amplitudes de flexion en posture assise comparé aux primates non-humains.

Ces stratégies articulaires peuvent s’expliquer par le mode locomoteur des espèces et par leur morphologie, particulièrement de l’épaule et du coude. En effet, les grands singes non-humains de cette étude (chimpanzés et gorilles) à la morphologie arboricole (scapula orientée dorsalement, mobilité importante des articulations: Lewis, 1969; Tuttle, 1969; Corruccini, 1975; Swartz, 1989; Chan, 2007; Schmidt & Krause, 2010) sont adaptés à la brachiation, à la suspension et au knuckle-walking (Tuttle & Watts, 1985; Doran, 1993; Hunt, 2004). Ces caractéristiques semblent expliquer leurs importants mouvements medio-latéraux (rotations) comparés aux plus petites espèces étudiées, capucin et lémur catta. Ces dernières montrent également des caractéristiques arboricoles mais sont qualifiées de quadrupèdes arboricoles généralistes. La locomotion du capucin est décrite comme très versatiles (Wright, 2007), alors que le lémur catta est défini comme le plus terrestre des lémuriformes (Ward & Sussman, 1979; Jolly, 2006). Le capucin et le lémur possèdent une orientation plus latérale de la scapula limitant leurs amplitudes médio-latérales (O’Connor & Rarey, 1979; Chan, 2007a; Schmidt & Krause, 2010). La position de la scapula chez le capucin et le lémur en lien avec leurs stratégies articulaires (moins de rotations et davantage de flexions de l’épaule et du coude) sont concordants avec les données sur le macaque. Christel & Billard (2002) quantifient des mouvements importants dans le plan sagittal (flexion-extension) pour tout le membre supérieur du macaque et Scott & Kalasha (1997) mesurent, quant à eux, une faible abduction de l’épaule. Le macaque est en effet un quadrupède semi-terrestre doté d’une scapula en position latérale. Ses articulations du membre supérieur sont également connues pour être beaucoup moins mobiles que celles des grands singes (Corruccini, 1975; Chan, 2007a). Quant à l’humain, il présente davantage de mouvements dans le plan sagittal. Il possède pourtant une orientation dorsale de sa scapula, héritée de ses ancêtres arboricoles et de sa proximité morphologique avec les grands singes non-humains (Corruccini, 1975; Aiello & Dean, 1990; Chan, 2007a). Sa bipédie permanente pourrait expliquer ses différences de stratégies articulaires avec les grands singes non-humains. En effet, son membre supérieur a perdu sa fonction locomotrice arboricole à la différence de tous les primates non-humains. Concernant le tronc, l’humain ne produit que très peu de mouvement dans le plan sagittal (flexion-extension). Cette différence avec les primates non-humains est particulièrement marquée en posture quadrupède quelle que soit la distance de saisie et en posture assise

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lorsque les distances sont moins éloignées. Cette faible implication du tronc a précédemment été relevée chez l’humain par Christel & Billard (2002) en comparaison du macaque. Dans cette étude, l’humain est comparé assis sur une chaise à des macaques assis au sol. Les sujets ont saisi à des distances décrites comme des distances de "confort". Les macaques dans les mêmes conditions montraient une forte contribution du tronc comme pour les espèces de notre étude en posture corporelle quadrupède. Les auteurs ont proposé plusieurs explications et hypothèses. Tout d’abord, la morphologie différentielle entre le macaque et l’humain, comme abordée plus haut, est prise en considération. Selon les auteurs, la position de la scapula du macaque limitant les mouvements de l’épaule impliquerait davantage le tronc dans le mouvement de préhension afin de compenser. L’implication du membre supérieur du macaque dans la locomotion induirait une forte stabilisation de l’épaule plus restreinte mécaniquement et un équilibre différent de celui de l’humain. La première hypothèse ne semble pas suffire à expliquer la contribution importante du tronc chez le macaque puisqu’elle a été observée pour tous les primates non-humains de notre étude pourtant de morphologie plus arboricole. En revanche, la seconde hypothèse portant sur la fonction locomotrice du membre supérieur pourrait être une explication applicable aux quatre primates non-humains étudiés ici (chimpanzés, gorilles, capucins, lémurs). Il est intéressant de noter que le fort degré de terrestrialité du gorille n’influence pas ses stratégies articulaires dans le plan sagittal (flexion-extension) comme c’est le cas chez le macaque également très terrestre. De plus, l’arboricolie du capucin ne présente pas non plus d’invariants dans ses stratégies articulaires avec le chimpanzé également arboricole. Plus que le degré d’arboricolie ou de terrestrialité, le mode locomoteur de ces espèces (quadrupédie terrestre, quadrupédie arboricole, knuckle walking et brachiation) ainsi que la morphologie associée expliqueraient davantage ces différences.

Les invariants interspécifiques n’impliquent pas les mêmes espèces selon le paramètre étudié (vitesse du poignet versus amplitudes articulaires). En effet, deux stratégies cinématiques liées aux vitesses du poignet séparent les grands singes (dont l’humain), du capucin et du lémur. En effet, les premiers ont un pic de vitesse plus tôt dans le temps et une phase de décélération plus longue. De plus, deux stratégies articulaires divisent les espèces favorisant les rotations (gorilles et chimpanzés) de celles privilégiant les flexions-extensions (lémurs, capucins, humains).

Compte tenu de l’échantillonnage et de la variabilité de certains paramètres (e.g. intra-individuel, morphologique, locomoteur), il est difficile de proposer un scénario évolutif

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fonctionnel de la préhension sur la base des stratégies articulaires. En revanche, la variabilité de l’implication des articulations et des postures manuelles pendant la locomotion a peut-être favorisé l’élaboration de capacité de préhension, indépendamment du degré d’arboricolie et de terrestrialité. Par ailleurs, l’influence du régime alimentaire qui semble jouer un rôle important dans l’utilisation de la main des premiers primates apparait ici moindre. Les études sur les postures manuelles avaient déjà mis en évidence cet aspect. En effet, des espèces aux régimes alimentaires différents montrent des types de saisie similaires (exemple du gorille folivore-frugivore et du chimpanzé omnivore) (Christel, 1993, 1994; Pouydebat et al., 2004a, 2008, 2009). Dans notre étude, aucune corrélation ne peut être proposée à la fois entre les stratégies articulaires, la cinématique des vitesses du poignet et les types de saisie utilisés.