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par Steven Sampson

Dans le document du 28 février au 13 mars 2018 50 (Page 33-36)

Littérature étrangère p. 33 EaN n° 50

Entretien avec Robert Olen Butler

L’appel du fleuve, de Robert Olen Butler, est le septième livre que 
 le romancier consacre à la guerre du Vietnam, pays dont les odeurs, 
 la végétation et la vitalité représentent sa madeleine de Proust.

par Steven Sampson

ENTRETIEN AVEC ROBERT OLEN BUTLER

maisons, les gens m’invitaient à entrer chez eux.

Je me suis vietnamisé.

C’est-à-dire ?

J’ai absorbé le Vietnam dans mon inconscient.

Tout ce que j’ai appris sur la condition humaine, je l’ai appris autant grâce aux Vietnamiens que par d’autres expériences. Cela influence non seule-ment ces sept livres, mais aussi tous les autres.

Pourriez-vous préciser ?

L’art de la fiction s’occupe des êtres humains do-tés de sentiments. Mais c’est aussi une forme liée à la temporalité. Alors n’importe quel bouddhiste dirait – et le bouddhisme m’a beaucoup influencé pendant mon séjour au Vietnam – qu’on ne peut pas rester trente secondes sans désirer quelque chose, nous sommes des créatures de désir.

D’ailleurs, je préfère le terme yearning (« désir ardent » ou « Sehnsucht » en allemand), parce qu’il suggère un niveau plus profond. La fiction est l’art du yearning, comme toute forme de nar-ration. L’intrigue se résume au yearning mis au défi, puis entravé.

À la Maison de la Poésie, l’autre soir, vous avez emprunté une expression à Einstein, sa « théo-rie du champ unifié », en l’appliquant au mot « yearning ».

En effet. Parce qu’au fond les personnages roma-nesques sont motivés par leur désir de trouver un self, une identité, une place dans l’univers.

Chaque jour, que ce soit conscient ou non, on se réveille, on se regarde dans le miroir, et on se demande : « je suis qui, putain ? ».

Et vous avez compris qui vous étiez au Vietnam ?

La guerre nous oblige à rester focalisés sur cette question parce qu’on va mourir, la mort est om-niprésente, donc on a une conscience cosmique.

La plupart des soldats sont jeunes, ils font face à la mort à un âge imprévu. Tu apprécies davantage la vie : une paire de chaussettes sèches, le contact d’une femme, une tasse de café… tout est plus intense.

Ça donne envie de faire la guerre ! Ce qui ex-plique aussi, selon vous, la fréquence chez les 


Littérature étrangère p. 34 EaN n° 50

Des Marines à Hué, en février 1968

ENTRETIEN AVEC ROBERT OLEN BUTLER

vétérans du trouble de stress post-traumatique (TSPT).

Moins de vingt pour cent des gens qui partent à la guerre vont au combat, les quatre-vingts pour cent restants forment le personnel de soutien, l’infrastructure : la partie immergée de l’iceberg est énorme.

C’est le cas de Robert dans L’appel du fleuve.

Oui. Mais l’offensive du Têt peut arriver à n’im-porte quel moment. Donc, lorsque ces soldats rentrent chez eux, ils ne sont pas autant troublés par les horreurs du passé que par la fadeur du présent.

Ce phénomène est au cœur de L’appel du fleuve.

Quelle a été la genèse du roman ?

Il est issu de trois nouvelles. La revue Granta m’a sollicité pour un numéro en ligne sur le thème de la nature. J’ai songé à l’image d’un ba-nian au Vietnam, ce qui a vite évolué vers l’his-toire d’un vétéran en train de mourir d’une crise cardiaque. Il se réveille au milieu de la nuit, il reconnait les signes mais il ne téléphone pas à sa fille ni au médecin. Il sort de la maison, il va sur son terrain et il s’assoit sous son chêne vert. Il lui revient en flashback la ville de Hue lors de l’of-fensive du Têt. J’ai écrit cette nouvelle, Granta l’a publiée. Ensuite, le magazine Conjunctions m’a contacté, et j’ai écrit une nouvelle intitulée AWOL sur un vétéran et sa mère de quatre-vingt-dix ans qui est tombée et s’est cassé la hanche. Et enfin, un soir à Tallahassee, je dînais avec ma femme dans notre restaurant coopératif lorsqu’un SDF est entré. J’ai remarqué qu’il comptait sa petite monnaie sur la table, donc je me suis levé et je lui ai offert un repas. En rentrant à la mai-son, cette rencontre m’a inspiré une nouvelle. Je pensais qu’avec celle-ci, l’autre pour Granta plus AWOL, j’avais le début d’un recueil. Mais dès que je l’ai terminée, les choses ont commencé à prendre forme dans mon bac à compost : je sen-tais que j’avais un roman. L’incident avec le SDF constitue le début de L’appel du fleuve tandis que les souvenirs de l’homme en train de mourir sont devenus ceux de Robert.

L’appel du fleuve tourne autour des deux frères. Avez-vous un frère ?

Pas au sens propre, mais sinon j’en ai beaucoup.

Olivier Espaze (d’Actes Sud) est en train de

de-venir mon petit frère. Vous voyez : c’est encore la théorie du champ unifié. La condition humaine fait qu’on peut se sentir très proche de quelqu’un et puis on jour on se réveille et on se dit : « at-tends, je suis complètement seul sur cette planète

». Entre deux frères, tout cela est exacerbé. Dans L’appel du fleuve, Jimmy constate l’artificialité des relations basées sur les liens du sang : je suis d’accord avec lui. En même temps, il est difficile de s’en détacher, parce que le regard d’un frère constitue une sorte de réponse agressive et intru-sive à la question « qui suis-je ? ». Accueillir ce regard ou lui résister devient alors une dyna-mique essentielle dans une vie.

La voix de Bob, le SDF, est particulièrement convaincante. Vous êtes-vous renseigné ?

Il m’arrive de parler avec des gens comme lui.

Mais en ce qui concerne l’articulation entre la psychologie intime et la vie externe, cela relève de l’art de l’écriture. On ne peut la comprendre à travers la seule recherche, il faut de l’imagina-tion. Sinon, pour les détails, oui. Par exemple, pour le fusil qu’aurait porté Bob lorsque son père l’emmenait à la chasse, il fallait que je m’in-forme. Je suis très fort pour Google : je devrais lui dédicacer tous mes livres.

Vous êtes professeur d’écriture créative à Flori-da State University (FSU).

Ça fait trente-quatre ans que j’enseigne l’écriture créative, dix-huit ans à FSU, où mes étudiants sont des doctorants, dont beaucoup ont déjà obte-nu une maîtrise. Souvent, ils estiment qu’ils savent tout sur le métier de l’artiste. Lorsqu’ils m’annoncent qu’ils ont une idée géniale pour un roman ou une nouvelle, je leur réponds : « Non, t’as pas une seule putain d’idée parce que ça vient pas d’une idée. » L’art ne vient pas des ca-pacités rationnelles et analytiques, mais de l’in-conscient, du cœur incandescent. La pédagogie

Quel est votre roman préféré ?

Le Maître et Marguerite de Mikhaïl Boulgakov.

C’est le livre que je lis et relis.

Littérature étrangère p. 35 EaN n° 50

Hernán Ronsino
 Lueurs de la pampa


Trad. de l’espagnol (Argentine) 
 par Gersende Camenen


Gallimard, 323 p., 22,50 €

Écrire sur la mémoire collective n’a rien d’origi-nal en Argentine. Ces dernières années, le pays n’a eu de cesse de régler des comptes avec le passé. Les dictatures militaires successives, leur régime de terreur, la pratique de la torture, les disparitions, et plus récemment les troubles pro-voqués par les restrictions économiques, y ont compliqué les rapports avec la mémoire. La so-ciété argentine avait besoin de se confronter au pire d’elle-même, à ses propres cruautés, afin de repartir de zéro. Une question de santé mentale.

Tout autre est le cas de Hernán Ronsino, jeune écrivain de Chivilcoy, petite ville de la province de Buenos Aires, pour qui la mémoire, le travail avec le passé, sert moins à restituer un temps perdu qu’à constituer un espace propre d’écriture à plusieurs dimensions. Ainsi, comme il arrive chez Sebald, l’anecdote, l’irruption d’un souvenir d’enfance, une légende populaire, les restes, les ruines ou même les ombres, servent-ils à dessiner une cartographie imaginaire où le temps circule capricieusement, à la manière de la sève dans un arbre. Mais « comment fait-on, alors, pour racon-ter un arbre », se demande le narrateur de Lueurs de la pampa à la fin du roman tout en regardant une petite fille dessiner – « impossible de savoir […] si elle écrit ou elle dessine » – un grand nuage sur la vitre d’un autocar.

Le scénariste Federico Souza, après douze ans d’absence, revient à Chivilcoy, la ville – « ou peut-être faudrait-il dire le village ? » – dont

« chacun des pans de mur porte, comme une peau, les traces de son histoire ». Son père, el Bicho Souza, lui a appris par téléphone qu’un vieil ami de la famille, Pajarito Lernú, était décé-dé et qu’il avait laissé à Federico une vache volée en guise d’héritage énigmatique. Ce retour à son Ithaque natale et cette madeleine proustienne en forme de vache « blessée » vont conjurer

« l’ombre du passé » en déclenchant toute une série de souvenirs et d’anecdotes.

À partir de ce moment, des histoires vont se tis-ser et se détistis-ser de manière capricieuse et l’on verra défiler des personnages de toutes sortes : le Vieux et Hélène Bergson (père et compagne du protagoniste), les amis d’enfance (Areco et le Negrito), le présentateur Sebastian Prado, Kief-fer ou le Gros Montes, Julio Denis (pseudonyme de Julio Cortázar) et Ignacio Tankel. Person-nages qui mobilisent à eux seuls d’autres his-toires, d’autres souvenirs qui semblent hanter, comme des fantômes, la mémoire personnelle de Federico.

Pajarito Lernú (l’ami mort en d’étranges circons-tances) et Maria Luisa Ravignani, dite la Boi-teuse, semblent sortir d’un roman de Bolaño. Le premier est un écrivain mineur qui enterre ses poèmes dans différents endroits de la ville. Il est aussi l’auteur du livre intitulé Sous le nom de Kafka et, au moment de sa mort, tenait un cahier intitulé Écrire de mémoire (écrire par cœur). Fe-derico Souza partage certaines de ses pages avec le lecteur et on assiste à une drôle de réécriture de 


Littérature étrangère p. 36 EaN n° 50

Dans le document du 28 février au 13 mars 2018 50 (Page 33-36)