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par Gilbert Lascault

Dans le document du 28 février au 13 mars 2018 50 (Page 71-74)

SOIXANTE-QUATRE DÉTENUES


ONT ACCEPTÉ D’ÊTRE PHOTOGRAPHIÉES

Nadeije Laneyrie-Dagen examine les photogra-phies de ces femmes qui souffrent et tentent de vivre. Ces femmes photographiées sont peut-être proches d’une voisine, ou d’une sœur, ou d’une mère, d’une cousine. Tu aurais honte si tu te po-sais cette question : « Une taularde, cela ne se reconnaît donc pas aussitôt ? » Nous sommes loin du XIXe siècle, des clichés d’Alphonse Bertillon et des recherches du criminologue italien Cesare Lombroso. Aujourd’hui, les prisons divisent et sont interrogées… Devant les tirages de Bettina

Rheims, tu découvres les couleurs : le plus souvent, les bleus et les gris ; une minorité choisit un corsage blanc ou un imperméable crème ; sur-git une robe écarlate, tee-shirt orangé ou tur-quoise… La lumière est tamisée – voilà le rôle et le travail des assistants ; l’éclairage ne vient pas frontalement ; il n’est pas agressif comme le se-rait un projecteur. Le même tabouret est utilisé pour celles qui sont photographiées et elles peinent à trouver leur place. Sont perçus parfois les tatouages, une scarification, les cicatrices, les spirales, une rose dessinée… Une moitié de ces 


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Sylvia L, novembre 2014, Corbas © Bettina Rheims

SOIXANTE-QUATRE DÉTENUES


ONT ACCEPTÉ D’ÊTRE PHOTOGRAPHIÉES

femmes choisit les vernis : rose, mauve, blanc nacré, bleu, noir… Souvent les doigts sont rouges, boudinés, gonflés. Parfois le corps avoue toutes les misères. Peu de choses échappent déci-dément au regard de la photographe. Elle scrute les lieux et les conditions de toutes sortes de femmes ; sa recherche est proche des milliers de portraits du photographe allemand August Sander (1876-1964) en une encyclopédie visuelle. Betti-na Rheims ne néglige rien, ni ne dissimule ; mais son regard est juste et il ne porte nul jugement.

À la fin de ces photographies, Bettina Rheims inscrit des notes brèves pendant les poses des détenues. Par exemple : « Elle parle de tristesse.

Il faut travailler, s’occuper, ne pas s’occuper des autres, accepter les règles, et tout se passe bien.

La prison infantilise. ‟Moi, je suis une privilé-giée ; j’ai un mari, des enfants, des petits-en-fants”. Un de ses petits-enfants lui a dit : Ma-mie, tu as une très grande maison, mais il y a beaucoup de policiers chez toi”. »

Ou bien : « Elle a eu un mari avec qui elle est restée pendant vingt-cinq ans, mais elle vient de lui ‟donner son congé”. Elle est en chimiothéra-pie et pense qu’elle est peut-être mieux soignée ici qu’à l’extérieur. Elle parle d’elle : Je suis une battante, une guerrière.” Elle ajoute : ‟Par-mi ces femmes-là, il y en a plein qui ont perdu le contact avec leur famille. Du coup ici c’est un peu comme une maison de retraite.” »

Ou encore : « ‟On n’est pas des criminelles pour le plaisir… Au début, ça a duré quatre mois avant que j’avais tué mon mari. Je ne savais plus écrire, je ne savais plus lire… Il fallait tout réap-prendre.” » Ou bien : « Elle écrit des textes, des chansons… Elle a pris une peine de dix ans. Elle s’est (dit-elle) trouvée au mauvais endroit au mauvais moment” ; elle ne croit pas être consi-dérée comme dangereuse. Elle aurait de bonnes chances de sortir bientôt. »

Ou aussi : « Une détenue raconte : ‟Je suis anar-chiste. Je suis un voyou. Je peux faire un passe-port vrai-faux facilement. J’ai tué un mec. Faut tout essayer dans la vie… J’ai eu beaucoup d’amants de toutes le couleurs. La vie est mer-veilleuse, ça m’amuse… Mon fils, lui, n’est pas assez violent ; il préfère encore se tenir à car-reau.” » Ou bien : « Elle n’a plus le droit de peindre. Du coup, elle apprend le russe et le

chi-nois. Elle dit : ‟On ne peut pas être en prison dans un milieu social différent du vôtre ; tout le monde vous déteste” ; elle précise : On s’y fait ici parfois des amies ; mais quand les amies sortent avant vous, ça brise le cœur.” »

Ou : « Celle-ci élève des escargots dans sa cel-lule. Tous les soirs elle pose trois escargots sur son visage. C’est son secret de beauté. Elle a une belle peau. » Ou encore : « Elle rit tout le temps.

Quand elle parle de la prison, elle dit : ‟La mai-son est bien.” » Ou encore : « Elle est toujours tombée sur des mecs épouvantables qui profi-taient d’elle, qui lui prenaient son fric… Elle se fait donner des médicaments. Elle dit : Je me débrouille pour être stone tout le temps ; les jours passent plus vite.” »

Ou : « Son chéri la soutient. C’est pour lui qu’elle fait la photo. Elle dit : Il y a beaucoup de tensions, de bagarres… Il faut savoir se taire.

À la fin ils vous insultent et menacent.” Les as-sises lui font peur. » Ou : « L’une dit : Mon corps est là, mais pas ma tête.” » Ou aussi :

« Elle veut se faire opérer pour devenir garçon.

Elle veut se faire retirer les seins et faire de la muscu pour avoir des pectoraux. En Colombie elle ira ; là-bas, les meilleurs chirurgiens ne sont pas chers… Elle a voyagé à Monaco, à Saint-Trop où c’est facile d’arnaquer les mecs riches. » Ou : « L’une raconte : ‟Mon mec, c’est un voyou, grand avec plein de muscles. Je le suis dans sa vie de fou. Il vaut mieux en rire qu’en pleurer.” » Ou aussi : « Elle affirme : ‟Ici c’est mieux. Mais c’est quand même moins bien qu’en Espagne. Là-bas, ils font l’amour partout, les surveillants avec les détenues, partout.” Son mari est policier. Et elle dit : Je n’ai pas parlé quand on m’a arrêtée.

Quand on est corse, on ne balance pas.” »

Ou bien : « Elle est heureuse : ‟Je n’ai pas peur de ma photo, je peux me regarder dans la glace.” » Ou : « Elle a pris quinze ans pour drame familial. Elle explique : Mon fils a com-pris. La photo est, bien sûr, pour mon fils.” » Ou encore : « L’une dit : Ici tout est pour les hommes. Il y en a une qui voulait travailler à la cuisine ; mais la cuisine, c’est les hommes qui la font. Le gymnase aussi, c’est pour les hommes.

On ne peut pas faire du sport quand on est une femme. Les hommes gouvernent tout. Les femmes, tout le monde s’en fiche. Personne ne s’occupe d’elles.” » Elle est très révoltée.

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Hong Sang Soo


Seule sur la plage, la nuit
 En salles.

Mais, belle idée de cinéma, cette liaison est pla-cée dans le hors champ du film, ailleurs, ou dans un autre temps. Elle est une force de pression atmosphérique, qui détermine les états d’âme de l’héroïne autant que les conditions climatiques des deux parties du film : dépression et Winter-reise dans la première, soleil et froid sec, aussi mordant que la solitude, dans la seconde. Le film n’en est que plus sombre, entre Allemagne et Corée, errance et attente, bovarysme et soli-tude, que ponctue un quintette de Schubert. Il est d’une finesse et d’une délicatesse de tons qui, sans rien renier de l’abstraction inhérente à son style, permet à ce peintre des incertitudes amoureuses de restituer la couleur des émotions aux lueurs de la mélancolie. Il est aussi, comme tous les films de Hong, un récit dont le sens est perpétuellement menacé par l’onirisme, le lacu-naire, la mise en abîme (film dans le film), la répétition sous un autre point de vue, les boucles et les plis fictionnels. Et comme toujours, le film exhibe une esthétique de l’ordinaire (dé-cors, costumes), et se construit sur l’enchaine-ment de mol’enchaine-ments « insignifiants », de plans qui se répètent et d’inévitables scènes de beuveries hilarantes.

Flash-back

Pour ceux, cinéphiles ou non, qui auraient raté l’express à destination du Séoul des années 2000, quelques précisions biographiques. Ap-paru avec des films aux titres aussi déroutants que les constructions fictionnelles qu’ils pro-posaient (Le jour où le cochon est tombé dans le puits et La vierge mise à nu par ses préten-dants), Hong est vite devenu l’outsider du cinéma asiatique avant d’être enfin en sélec-tion officielle au festival de Cannes en 2004 avec La femme est l’avenir de l’homme puis, en 2012, avec Isabelle Huppert dans In Ano-ther Country. On le compare à Woody Allen parce qu’il met en scène des intellectuels, mais aucun humour freudien ne vient finale-ment sauver Hong de la jubilation avec la-quelle il confond autobiographie et autodes-truction. Il serait un Rohmer coréen, ses pre-miers films ayant un air de Ma nuit chez Maud. Des contes moraux et des scénarios plus retors qu’il n’y parait, mais des nuits d’ivresses un cran plus crues où le pari de Pascal devient celui du verre cul sec et Maud l’enjeu explicite. On pourrait également citer Eustache (celui de La maman et la putain et d’Une sale histoire) ou remonter dans la gé-néalogie et invoquer Bresson pour la rigueur dans sa conception du cinéma, la frontalité des cadres – chez Hong, ils s’inspirent autant des premiers films Lumière que d’un primitif italien – mais un Bresson qui aurait renoncé 


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