La prétention totalisatrice de l’inventaire, à la recherche d’ « une hypothétique exhaustivité »
(Ciarcia 2008, p. 6) posent ensuite problème. Si « le projet de documenter [la tradition orale]
est souvent accompagné de l’illusion d’une collecte exhaustive en contradiction avec la vie de
l’oralité » (Monod-Becquelin 2005, p. 35), la recherche recommande ainsi d’y renoncer
74. Elle
préconise d’envisager l’inventaire comme un travail processuel, plutôt qu’un objet clos.
Rappelons que dans l’approche de l’immatériel, une pratique déclarée patrimoine doit être
régulièrement évaluée et sa pertinence patrimoniale reconsidérée. Dans cette perspective, il
conviendrait d’appliquer à l’inventaire le même principe d’infinitude, et de prévoir la révision
74
L’inventaire « ne [doit] pas se réduire à un dénombrement et à une classification qui viseraient une hypothétique exhaustivité. Dans les tentatives d’affirmer les qualités immatérielles d’un phénomène artistique ou mémoriel, cette condition d’exhaustivité ne peut pas être remplie » (Ciarcia 2008, p. 6).
régulière de son contenu, comme de ses méthodes : « le terme d’inventaire intègre l’idée que
tout répertoire n’est viable qu’à travers sa mise à jour et à travers la réinvention constante des
normes d’inclusion d’un nouvel objet » (Ciarcia 2008, p. 6). C’est là une possible réponse à cet
écueil de l’inventaire, dont nous examinerons l’éventuelle mise en œuvre sur le terrain, pour
évaluer si elle peut contourner ses difficultés épistémologiques. Le répertoire de l’inventaire
brésilien applique par exemple cette idée, puisque les biens inscrits ne le sont que pour une
durée maximum de dix ans puis soumis à leur réexamen. Sur le terrain français, où nous
n’observons pas un schéma institutionnel mais une démarche culturelle d’inventaire, celle-ci y
apparaît également souple, et ouverte aux ajouts et aux remaniements. Nous pourrons donc
observer comment le principe d’un inventaire perpétuellement inachevé se traduit sur le
terrain et affecte sa conduite.
Pourtant, il semble que malgré ces précautions, l’inventaire conserve un rôle et un statut
irrésolus et problématiques. Pour certains chercheurs, la documentation liée à l’inventaire n’est
autre qu’un pis-aller confortable pour les institutions chargées de mettre en œuvre la politique
de l’immatériel, et fonctionne comme un alibi pour se dédouaner d’entreprendre toute autre
action concrète. L’on contournerait ainsi la question de la perpétuation des pratiques
traditionnelles sur lesquelles elles sont enjointes d’agir, sans la résoudre : on prétendrait œuvrer
en faveur du patrimoine visé, sans pour autant s’y engager concrètement, en se retranchant
derrière la façade de l’inventaire. En effet, nous dit-on, il serait bien plus aisé d’engager de tels
projets de documentation et d’ainsi engranger nombre de données, « plus facile d’amasser des
giga-octets d’archives que de préserver l’usage d’une langue, attitude qui demande des efforts
politiques, financiers et humains autrement plus lourds » (Monod-Becquelin 2005, p. 36) ».
Nous interrogeons donc la vocation des dispositifs d’inventaire et des travaux de documentation
qu’ils engagent. Pour Dominique Gallois, ces derniers présentent un intérêt, pourvu qu’ils
soient associés à une action de revitalisation de la pratique au sein du groupe social. Autrement
dit, documenter pour documenter ne suffit pas : « les inventaires (...) sont utiles pour garantir
un espace aux cultures indigènes sur la carte des cultures du monde, mais il convient de se
rappeler que ceci ne garantit pas pour autant la survivance ni la continuité d’une pratique
culturelle » (Gallois (ed.) 2006, p. 76-77). Il faut en revanche, ajoute-t-on, documenter et agir
tout à la fois, c’est-à-dire engager les membres du groupe à pratiquer le patrimoine et agir sur
la « valorisation interne » (Ibid., p. 37)
75et « l’auto-perception » (Isnart et Pereira 2016, p. 1)
« l’auto-estime » (Ibid. p. 9) et « l’auto-reconnaissance » (Ibid., p. 10) du groupe vis-à-vis de
son patrimoine, souvent problématique, et donc contribuer à démontrer la valeur de la culture
au sein du groupe lui-même, des plus jeunes par exemple. Gallois conçoit donc une utilité de
l’inventaire – et de la documentation qu’il appelle – dans le dispositif patrimonial, mais précise
qu’il ne doit en aucun cas en devenir la finalité. Avec l’exemple éclairant de la grille
d’inventaire, dont on comprend l’avantage pratique, mais dont on connaît les limites, Calame
montre qu’elle n’a capacité qu’à « répondre qu’à une finalité bien précise et ponctuelle », liée
à la communication du patrimoine, à « une nécessité ponctuelle de communication » et ne peut
être considérée « comme une fin en soi ». Il convient selon lui de reconnaître qu’ « elle ne peut
dans tous les cas que constituer la facette la plus simplifiée d’un travail de recherche de fond »
sur l’objet de patrimoine à l’étude et qui devra nécessairement l’accompagner, et « dans lequel
le caractère évolutif des phénomènes étudiés devra apparaître clairement » (Calame 2007, p. 2).
Ainsi, selon la recherche, l’inventaire ne paraît épistémologiquement acceptable que s’il
s’insère dans un dispositif plus large, s’il est encadré par un travail de recherche scientifique
rigoureux, détaillé et nuancé, et s’il est allié à une action en faveur de la pratique sociale du
patrimoine. C’est là un questionnement qui guidera notre recherche tout au long de ce travail :
il s’agira alors d’observer la manière dont nos terrains intègrent l’inventaire dans une série
d’activités ou ajustent la manière dont ils le conduisent pour agir sur la transmission des savoirs.
Dans le cadre de cette recherche, nous menons alors également une réflexion sur le statut de
l’inventaire partagé : peut-on documenter pour documenter – et donc fixer pour fixer - ou
doit-on documenter pour autre chose ou avec autre chose, fixer en vue d’autre chose ? La recherche
semble opter pour la seconde idée et c’est à première vue celle qui semble la plus prometteuse.
Pourtant, nous supposons que c’est dans le travail de production de la documentation, – et avec
elle, d’une certaine manière dans le travail de production de la fixation – lorsqu’elle implique
l’acteur social au titre de partenaire coproducteur, que se produit un effet déclencheur,
susceptible d’agir sur les mécanismes de transmission interne au groupe. De la sorte, le
processus documentaire pourrait revêtir un intérêt pour lui-même, indépendamment de ce à quoi
il contribue in fine.
75
Jusqu’alors, déplore l’auteure, « on a (…) très peu fait pour maintenir l’indispensable valorisation interne des patrons propes de transmission culturelle qui alimenta, au fil des millénaires, des modes de connaissance et des manières spécifiques de produire et de mettre des savoirs en circulation par l’oralité et la vie quotidienne » (Ibid., p. 37). C’est donc ce sur quoi la documentation, comme tout projet patrimonial visant le maintien en vitalité des cultures, se doit d’agir, préconise-t-elle.
3.2.3 La distanciation entre le groupe et l’objet patrimonialisé
Enfin, une dernière forme de fixation est associée à la patrimonialisation et par extension, les
procédures d’inventaire qui l’accompagnent : par leur fait, l’objet de patrimoine échapperait
désormais au groupe social dont il est issu. Ce dernier ne serait alors plus en mesure de procéder
au réinvestissement régulier de son sens, ni aux transformations permanentes qui vont de pair
avec l’essence d’un objet évolutif.
De nombreux chercheurs redoutent, pour l’avoir observé sur le terrain, l’effet de distanciation
liée à la patrimonialisation, éloignant l’objet devenu patrimoine de son esprit d’origine, des
hommes qui le pratiquent, et du sens qu’ils lui accordent. Il y aurait désappropriation sociale
du patrimoine (Rautenberg 2010) lorsque ce dernier est par exemple pris en charge
institutionnellement, confié à de nouveaux acteurs et enfin diffusé vers de nouveaux publics par
la mise en tourisme.
« La patrimonialisation (…). C’est une conception du patrimoine qui désapproprie les populations, qui transfère en partie le lien affectif et l’attachement patrimonial à des acteurs extérieurs qui le remodèlent au regard de leurs intérêts – même si leurs intérêts peuvent se trouver être congruents avec ceux des populations ou des acteurs locaux. En portant un regard « globalisant » et « universel » sur le populaire, elle le désincarne, c’est-à-dire qu’elle rompt le lien établi entre ce patrimoine et une communauté humaine qui l’avait reconnu et institué. Cette patrimonialisation du populaire met en scène le populaire, et pour ce faire elle lui ôte sa part d’autonomie symbolique. L’inégalité persiste entre ceux qui visitent et ceux qui sont visités. » (Rautenberg 2010, p. 6)
Le même auteur évoque le « durcissement » patrimonial (Rautenberg 2003, p. 154) lorsque
l’institutionnalisation sépare les patrimoines nouvellement proclamés des pratiques sociales
dont ils sont issus.
« La patrimonialisation crée de la distance, elle met à part, les objets patrimonialisés. » (Ibid., p. 128-129).
La recherche évoque également la « muséification et [la] bureaucratisation », un « effet de
normalisation édulcorant » de « normalisation [des écarts] – des aspects subversifs » et des
« composantes socialement marginales » – et un « passage du rite au spectacle » (Bortolotto
2011, p. 30). L’on craint donc des « mutations considérables du point de vue de la signification
symbolique », « une perte de la force symbolique » du patrimoine (Ibid.), [des pratiques] «
transfigurées au terme d’un processus d’institutionnalisation qui [les] sépare du sens dont elles
étaient préalablement porteuses à l’échelle locale » (Ibid., p. 165). Enfin, dans la même veine,
nous notons « la relation distancée » (Ibid., p. 30), « le risque de mise à distance de sa propre
culture, précisément par l’effet de la réflexivité » qu’adopte le groupe lors de la
patrimonialisation et qui modifiera son rapport au patrimoine (Davallon 2015, p. 41). Cette
question du rapport intéresse particulièrement notre recherche. Une fois fixé sur un support, le
patrimoine perdrait sa force de « représentativité » du groupe social (Bortolotto 2011, p. 30) et
se détacherait irrémédiablement de ceux qui l’ont fait naître, pour connaître une vie autonome.
Dépossédé de son patrimoine, l’acteur social verrait sa relation à celui-ci progressivement
distendue. Ainsi désinvesti, ce même acteur pourrait alors s’en désintéresser et perdre le désir
de le pratiquer, ce qui compromettrait le devenir de la pratique. Enfin, dans ce schéma, la
transmission dépendrait désormais du support et de sa distribution, mais non plus tant des
hommes à l’origine de la pratique : ce serait une mutation fondamentale de l’épistémologie de
la transmission des savoirs et donc la perspective d’une transformation majeure de l’objet. La
question de la transmission se voit ensuite directement traitée par la recherche en tant que point
d’achoppement de la patrimonialisation :
Les opérations qui visent à « conserver un élément de la mémoire collective (…) [impliquent nécessairement] d'en transformer le sens. C'est (…) ce qui se produit avec l'opération de conservation qui vise à donner une forme et un contenu fixes, définitifs, en contradiction avec la dynamique de l'échange mémoriel. Lorsqu'elle est institutionnelle, la conservation officialise le cadre de la transmission et donc de l’échange social qui est consubstantiel au processus d’anamnèse. On change radicalement de registre. Nos institutions de conservation transforment la mémoire en patrimoine dont l’une des principales caractéristiques est d’être irrévocable (…) et les commémorations figent le message pour en faire (…) le prétexte à un rituel social. Elles interfèrent avec l’évolution naturelle de la mémoire en légitimant des modes d’appropriation différents. » (Rautenberg 2003, p. 80)
« Pour garder sa valeur sociale, la mémoire collective ne peut pas être fixée dans un cadre formel et des procédures contraignantes. (…), L’institutionnalisation peut sembler être la solution en garantissant soit
la procédure de reproduction (le livre, le film, l’archive, mais aussi le règlement qui oblige à une permanence dans les savoir-faire…), soit la conservation des artefacts et des traces (l’objet, le site, le monument…). Mais alors la transmission change de nature, on quitte (…) l’échange social pour rentrer dans l’échange économique. » (Ibid.)