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Or la littérature scientifique a depuis largement démontré l’inadéquation d’une distinction entre patrimoine matériel et immatériel et l’aporie de celle-ci (Herzfeld 2004; Jadé 2004; Ciarcia

2006; Bortolotto 2007; Dormaels 2009; Turgeon 2010) selon l’idée que tout patrimoine possède

nécessairement ces deux dimensions. « Plutôt que de séparer l’immatériel et le matériel, et de

les mettre en opposition, ou encore de ramener tout le sens de l’objet à la matérialité », il s’agit

de « les considérer comme unis dans une étroite interaction, l’un se construisant par rapport à

l’autre. L’immatériel construit le matériel et, en même temps, le matériel incarne et exprime

des valeurs immatérielles » nous dit Turgeon (2010, p. 393) d’après (Herzfeld 2004). Autrement

dit, le matériel et l’immatériel se rejoignent et s’interpénètrent : la signifiance de l’objet matériel

renvoie à son immatérialité

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et le support physique à sa matérialité, un support dont tout objet

aurait besoin, y compris ledit immatériel, pour s’y incarner

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:

« Plutôt que de séparer (…) l’immatériel du matériel, et de les mettre en opposition, (…) [ils sont pensés] unis dans une étroite interaction, l’un se construisant par rapport à l’autre. » (Turgeon 2010, p. 393)

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S’il est compris comme toute la signification accordée à l’objet de patrimoine, l’immatériel est alors nécessairement présent dans tout objet de patrimoine, y compris le dit matériel, nous dit-on ici. Sur ce point voir également Tornatore (2008).

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Autrement dit, l’objet dit immatériel ne pourrait pas exister sans une incarnation physique sur un support matériel ou dans un corps qui l’éprouve ou le met en performance. Nous pensons ici à l’exemple d’un chant, d’une danse ou d’un rituel.

De ce point de vue, les dimensions matérielles et immatérielles du patrimoine sont

indissociables et leur opposition « factice et datée » (Ciarcia 2006, p. 5), comme nous

l’admettons nous-même dans le cadre de ce travail. Ainsi, pour l’anthropologie par exemple,

« loin d’être son altérité non monumentale, l’immatériel de l’héritage culturel subsume la

matérialité nécessaire à l’édification de tout domaine patrimonial » (Ibid.) et la contient en fait,

tout autant que le matériel contient l’immatériel en retour.

C’est ainsi que se voit déconstruite la distinction matériel-immatérielcar elle n’aurait pas cours.

En fait, la question même de la matérialité ne paraît plus opératoire pour penser le patrimoine :

Avec le tournant patrimonial inauguré par le PCI, l’on tend ainsi à s’écarter d’une « logique

d’objet» ou même « d’un régime d’objet » (Bortolotto 2011, p. 21). Dans cette perspective

théorique, non seulement l’objet dit matériel ne constitue plus le centre de gravité du

patrimoine, mais la matérialité ou l’immatérialité de l’objet n’est plus tant prise en compte

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.

En ce sens, l’introduction de l’immatériel ne correspond pas tant au déplacement des logiques

patrimoniales vers de nouveaux objets : le bouleversement ne concerne pas le transfert d’intérêt

d’un objet (dit matériel) vers un autre (dit immatériel), ou l’ajout du dernier dans la sphère

patrimoniale, mais serait bien lié à une perspective nouvelle du patrimoine, dont nous parlerons

plus loin, soit à une nouvelle attention au bien culturel susceptible de devenir patrimoine.

Une distinction liée à la matérialité de l’objet n’aurait finalement pas de sens et poserait un

problème théorique majeur à l’idée de l’immatériel, signalant l’échec du concept ou son

incapacité à faire concept : « les théoriciens du patrimoine en dénoncent les limites

conceptuelles », l’envisagent comme « une aberration intellectuelle » (Ibid., p. 21) et l’indice

d’une obsession patrimoniale contemporaine (Jeudy 2008).

1.1.3 Un élargissement du champ patrimonial : une nouvelle attention à l’objet patrimonial

Cet argument conduit alors à réfuter d’un point de vue scientifique l’existence d’une nouvelle

catégorie séparée d’objet patrimonial que formerait l’immatériel, pour lui préférer l’idée d’une

seule catégorie élargie, à laquelle est désormais incorporé un ensemble plus vaste d’objets,

appréhendés de manière différente et dans leurs formes et manifestations les plus diverses.

Autrement dit, si la Convention formule pour sa part une nouvelle catégorie d’objet qu’elle

désigne comme immatériel, et il est indéniable que du point de vue opérationnel, celle-ci prend

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Notons ici cependant « la difficulté, pour le PCI, à se détacher en pratique d’une logique d’objet » tel que Bortolotto le repère déjà Bortolotto dans son ouvrage de 2011, nous précise-t-on (Heinich 2012, p. 229).

corps, la recherche quant à elle s’oppose à sa reconnaissance sur le plan théorique. Nous

distinguons alors la catégorie conceptuelle de l’immatériel, semble-t-il inopérante pour désigner

une nouvelle classe d’objets et d’autre part la catégorie administrative dont nous parlions plus

haut, formée pour encourager la prise en compte de biens culturels sélectionnés sur d’autres

critères. Ainsi, la catégorie inventée doit permettre de s’intéresser à de nouveaux objets, mais

ceux-ci ne différeront pas tant des premiers objets de patrimoine par leur nature que par la

manière dont ils sont choisis. Ainsi, en reconnaissant l’événement décisif que constitue la

Convention, la recherche préfère donc ici concevoir l’immatériel, comme l’indice d’une

attention nouvelle apportée à l’objet patrimonial, désormais saisi dans une pluralité de ses

formes. C’est alors sur ces formes diverses que la Convention oriente le regard de manière

inclusive, selon l’idée qu’elles méritent elles aussi le statut patrimonial. C’est donc l’idée que

l’on refondeles critères de sélection du patrimoine, étendus et diversifiés selon les principes

que nous exposerons au cours des parties à venir. Il ne s’agit donc pas tant d’inclure de

nouveaux objets, que de formuler de nouveaux critères de patrimonialité

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, et qui de fait, font à

leur tour effectivement porter l’intérêt des dispositifs de patrimonialisation sur des objets qui

n’en faisaient auparavant pas partie.Il y a donc bien l’idée qu’un groupe diversifié d’objets est

désormais susceptible d’acquérir le titre de patrimoine, soit d’un élargissement de ce qui fait

patrimoine – autrement dit le champ du patrimoine s’étend pour prendre en compte un groupe

plus ample d’objets potentiels. Cependant, ces objets rejoignent l’idée du patrimoine dans son

ensemble, seulement sans s’inscrire dans un patrimoine matériel ou immatériel. Ainsi, si l’idée

de l’immatériel a partie liée avec la catégorie PCI de l’Unesco, qui en est l’indice, elle la dépasse

largement et pointe pour la recherche un ensemble conceptuel destiné à valoir pour l’ensemble

du corps patrimoine

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. C’est donc l’idée d’une compréhension globale du patrimoine, dont nous

décrirons les modalités dans un instant.

Nous retenons donc ici la résistance scientifique au concept d’immatériel. Si nous nous

inscrivons dans la lignée d’une telle visée synthétique du patrimoine, il nous semble important

de poser cet écueil théorique associé à l’immatériel, tant il illustre toute la pertinence d’un

questionnement à son sujet. Ce problème de l’immatériel, tel que nous commençons à le

circonscrire, illustre en effet le décalage entre une idée qui semble si inspirante au monde social

du patrimoine, aux acteurs locaux qui s’en saisissent, et si vaine au chercheur. Or si la recherche

souligne l’échec théorique du concept, elle reconnaît pourtant le tournant patrimonial qu’il

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La patrimonialité est ici comprise au sens du caractère de ce qui fait patrimoine, de la capacité ou du potentiel d’un objet à devenir patrimoine. Nous préciserons cependant plus loin l’usage que nous faisons de ce terme.

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signale. Il s’agit seulement de resituer la nouveauté là où elle a vraiment lieu, nous dit-elle.

C’est donc en nous y attelant lors du point suivant que nous pourrons décrire le positionnement

dans lequel nous nous situons. Nous montrerons alors que malgré sa difficulté à faire concept,

il existe bien un appareil conceptuel lié à l’immatériel, lié en revanche à une manière singulière

d’envisager le patrimoine, un régime de patrimonialisation, et non à une catégorie d’objet

singulière.

1.2 L’immatériel : vers un nouveau régime de patrimonialisation ?

L’apport de l’immatériel ne concerne donc pas tant la nature des objets qu’elle désigne

nouvellement comme possibles patrimoines. La nouveauté réside plutôt dans la manière

singulière d’appréhender le patrimoine, de sélectionner ce qui est patrimoine, de le saisir

autrement et d’orchestrer son devenir : ici, l’immatériel inaugure une nouvelle manière de faire

du patrimoine, de procéder à la patrimonialisation, et d’entreprendre la démarche patrimoniale.

Il propose un « nouveau paradigme patrimonial » (Bortolotto 2011, p. 36)

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et c’est autour d’un

tel régime de patrimonialisation singulier que la recherche a alors défini son appareil conceptuel

(Jadé 2006 ; Turgeon 2010 ; Davallon 2012a).

1.2.1 Une logique sociale du patrimoine