2006; Bortolotto 2007; Dormaels 2009; Turgeon 2010) selon l’idée que tout patrimoine possède
nécessairement ces deux dimensions. « Plutôt que de séparer l’immatériel et le matériel, et de
les mettre en opposition, ou encore de ramener tout le sens de l’objet à la matérialité », il s’agit
de « les considérer comme unis dans une étroite interaction, l’un se construisant par rapport à
l’autre. L’immatériel construit le matériel et, en même temps, le matériel incarne et exprime
des valeurs immatérielles » nous dit Turgeon (2010, p. 393) d’après (Herzfeld 2004). Autrement
dit, le matériel et l’immatériel se rejoignent et s’interpénètrent : la signifiance de l’objet matériel
renvoie à son immatérialité
15et le support physique à sa matérialité, un support dont tout objet
aurait besoin, y compris ledit immatériel, pour s’y incarner
16:
« Plutôt que de séparer (…) l’immatériel du matériel, et de les mettre en opposition, (…) [ils sont pensés] unis dans une étroite interaction, l’un se construisant par rapport à l’autre. » (Turgeon 2010, p. 393)
15
S’il est compris comme toute la signification accordée à l’objet de patrimoine, l’immatériel est alors nécessairement présent dans tout objet de patrimoine, y compris le dit matériel, nous dit-on ici. Sur ce point voir également Tornatore (2008).
16
Autrement dit, l’objet dit immatériel ne pourrait pas exister sans une incarnation physique sur un support matériel ou dans un corps qui l’éprouve ou le met en performance. Nous pensons ici à l’exemple d’un chant, d’une danse ou d’un rituel.
De ce point de vue, les dimensions matérielles et immatérielles du patrimoine sont
indissociables et leur opposition « factice et datée » (Ciarcia 2006, p. 5), comme nous
l’admettons nous-même dans le cadre de ce travail. Ainsi, pour l’anthropologie par exemple,
« loin d’être son altérité non monumentale, l’immatériel de l’héritage culturel subsume la
matérialité nécessaire à l’édification de tout domaine patrimonial » (Ibid.) et la contient en fait,
tout autant que le matériel contient l’immatériel en retour.
C’est ainsi que se voit déconstruite la distinction matériel-immatérielcar elle n’aurait pas cours.
En fait, la question même de la matérialité ne paraît plus opératoire pour penser le patrimoine :
Avec le tournant patrimonial inauguré par le PCI, l’on tend ainsi à s’écarter d’une « logique
d’objet» ou même « d’un régime d’objet » (Bortolotto 2011, p. 21). Dans cette perspective
théorique, non seulement l’objet dit matériel ne constitue plus le centre de gravité du
patrimoine, mais la matérialité ou l’immatérialité de l’objet n’est plus tant prise en compte
17.
En ce sens, l’introduction de l’immatériel ne correspond pas tant au déplacement des logiques
patrimoniales vers de nouveaux objets : le bouleversement ne concerne pas le transfert d’intérêt
d’un objet (dit matériel) vers un autre (dit immatériel), ou l’ajout du dernier dans la sphère
patrimoniale, mais serait bien lié à une perspective nouvelle du patrimoine, dont nous parlerons
plus loin, soit à une nouvelle attention au bien culturel susceptible de devenir patrimoine.
Une distinction liée à la matérialité de l’objet n’aurait finalement pas de sens et poserait un
problème théorique majeur à l’idée de l’immatériel, signalant l’échec du concept ou son
incapacité à faire concept : « les théoriciens du patrimoine en dénoncent les limites
conceptuelles », l’envisagent comme « une aberration intellectuelle » (Ibid., p. 21) et l’indice
d’une obsession patrimoniale contemporaine (Jeudy 2008).
1.1.3 Un élargissement du champ patrimonial : une nouvelle attention à l’objet patrimonial
Cet argument conduit alors à réfuter d’un point de vue scientifique l’existence d’une nouvelle
catégorie séparée d’objet patrimonial que formerait l’immatériel, pour lui préférer l’idée d’une
seule catégorie élargie, à laquelle est désormais incorporé un ensemble plus vaste d’objets,
appréhendés de manière différente et dans leurs formes et manifestations les plus diverses.
Autrement dit, si la Convention formule pour sa part une nouvelle catégorie d’objet qu’elle
désigne comme immatériel, et il est indéniable que du point de vue opérationnel, celle-ci prend
17
Notons ici cependant « la difficulté, pour le PCI, à se détacher en pratique d’une logique d’objet » tel que Bortolotto le repère déjà Bortolotto dans son ouvrage de 2011, nous précise-t-on (Heinich 2012, p. 229).
corps, la recherche quant à elle s’oppose à sa reconnaissance sur le plan théorique. Nous
distinguons alors la catégorie conceptuelle de l’immatériel, semble-t-il inopérante pour désigner
une nouvelle classe d’objets et d’autre part la catégorie administrative dont nous parlions plus
haut, formée pour encourager la prise en compte de biens culturels sélectionnés sur d’autres
critères. Ainsi, la catégorie inventée doit permettre de s’intéresser à de nouveaux objets, mais
ceux-ci ne différeront pas tant des premiers objets de patrimoine par leur nature que par la
manière dont ils sont choisis. Ainsi, en reconnaissant l’événement décisif que constitue la
Convention, la recherche préfère donc ici concevoir l’immatériel, comme l’indice d’une
attention nouvelle apportée à l’objet patrimonial, désormais saisi dans une pluralité de ses
formes. C’est alors sur ces formes diverses que la Convention oriente le regard de manière
inclusive, selon l’idée qu’elles méritent elles aussi le statut patrimonial. C’est donc l’idée que
l’on refondeles critères de sélection du patrimoine, étendus et diversifiés selon les principes
que nous exposerons au cours des parties à venir. Il ne s’agit donc pas tant d’inclure de
nouveaux objets, que de formuler de nouveaux critères de patrimonialité
18, et qui de fait, font à
leur tour effectivement porter l’intérêt des dispositifs de patrimonialisation sur des objets qui
n’en faisaient auparavant pas partie.Il y a donc bien l’idée qu’un groupe diversifié d’objets est
désormais susceptible d’acquérir le titre de patrimoine, soit d’un élargissement de ce qui fait
patrimoine – autrement dit le champ du patrimoine s’étend pour prendre en compte un groupe
plus ample d’objets potentiels. Cependant, ces objets rejoignent l’idée du patrimoine dans son
ensemble, seulement sans s’inscrire dans un patrimoine matériel ou immatériel. Ainsi, si l’idée
de l’immatériel a partie liée avec la catégorie PCI de l’Unesco, qui en est l’indice, elle la dépasse
largement et pointe pour la recherche un ensemble conceptuel destiné à valoir pour l’ensemble
du corps patrimoine
19. C’est donc l’idée d’une compréhension globale du patrimoine, dont nous
décrirons les modalités dans un instant.
Nous retenons donc ici la résistance scientifique au concept d’immatériel. Si nous nous
inscrivons dans la lignée d’une telle visée synthétique du patrimoine, il nous semble important
de poser cet écueil théorique associé à l’immatériel, tant il illustre toute la pertinence d’un
questionnement à son sujet. Ce problème de l’immatériel, tel que nous commençons à le
circonscrire, illustre en effet le décalage entre une idée qui semble si inspirante au monde social
du patrimoine, aux acteurs locaux qui s’en saisissent, et si vaine au chercheur. Or si la recherche
souligne l’échec théorique du concept, elle reconnaît pourtant le tournant patrimonial qu’il
18
La patrimonialité est ici comprise au sens du caractère de ce qui fait patrimoine, de la capacité ou du potentiel d’un objet à devenir patrimoine. Nous préciserons cependant plus loin l’usage que nous faisons de ce terme.
19