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19 - Sports d’Hiver

Dans le document Grand Jules, Hervé THRO (Page 149-155)

Au milieu des années vingt, une révolution eut lieu dans les hautes Vosges.

Je me souvenais des hivers de ma jeunesse. On ne rencontrait personne. Les familles étaient calfeutrées dans les fermes trapues, rendues encore plus massives par une bonne épaisseur de neige pesant sur leurs toits à peine pentus. Les rares moments où l’on croisait âme qui vive, on se saluait de loin, à peine échangions nous quelques formules banales. L’hiver séparait les hommes, annulait toute vie sociale. La vallée hibernait de longs mois.

Le nouveau siècle allait changer tout ça, apportant son lot de nouvelles idées. Dès les premières années, le chemin de fer s’arrêtant à Gérardmer déversait une foule bigarrée autant l’été que l’hiver. Des Monsieurs et des Dames qui sentaient le parfum, étaient habillés en Dimanche chaque

jour de la semaine et s’exprimaient dans un langage choisi et sans accent, ou plutôt avec cette intonation haut perchée typique aux parisiens et aux gens bien instruits. Ils s’amusaient du parler imagé et traînant des Vosgiens. D’ailleurs, ils s’amusaient et s’émerveillaient de tout. A croire qu’ils n’avaient jamais rien vu de la vie, les vaches et la montagne, les étendues boisées à perte de vue, la neige et les glissades, les prés en fleurs et les lacs. Leur seule référence en matière aquatique était une semaine au bord de la mer, sur la côte d’azur ou quelques jours pluvieux à Deauville.

Ces gens précieux allaient se frotter au rude caractère Vosgien, et comme on ne change pas facilement un citadin, le montagnard allait se policer.

Ce furent les débuts du tourisme. Déjà au siècle précédent, de nombreux wagons amenaient des milliers de curistes dans le bas pays, qu’on appelle la Vôge, composé de pâturages et de villes d’eau.

Ma rencontre avec ces visiteurs éberlués date de l’hiver 26. La neige était tombée tôt cette année là et allait tenir la plus grande partie de l’hiver. Les Dimanches, j’emmenais les enfants jusqu’au sommet de la colline, traînant derrière nous deux luges que j’avais façonné l’hiver précédent avec des morceaux de bois assemblés sur deux patins cerclés de fer chez le maréchal ferrant. A l’aide d’une vieille bougie, nous fartions les engins et arrivés à la cime de la montagne boisée, nous nous lancions dans la pente, poussant des cris de joie ou des rires moqueurs lorsque l’un d’entre nous versait dans la poudreuse.

se débrouiller sur leurs traîneaux et je chaussais mes skis, accompagnant la marmaille dans une descente effrénée. Mathilde, moins sportive, nous regardait débouler dans la cour de la ferme, exécutant de magnifiques dérapages qui se terminaient bien souvent le nez dans la neige fraîche et les rires partagés qui s’en suivaient. J’avais pris mon temps pour façonner mes planches, choisi le meilleur bois, suffisamment résistant, pas trop vert afin que les skis ne se déforment pas trop. Deux semaines durant, je les perfectionnais, j’affinais, je polissais. J’accordais une attention particulière aux fixations. Elles devaient bloquer fermement la chaussure de cuir dans les descentes en laissant la possibilité au talon de se lever dans les montées. Une courroie entourait le pied dont le bout était fermement fixé dans une cale de cuir bien dur. Le talon était libre mais un crochet permettait de le bloquer efficacement. Le pied était ainsi solidaire des spatules, permettant une plus grande sécurité dans les descentes que je dévalais bientôt à vive allure.

Je n’ai, à mon grand regret, jamais connu les joies des fixations modernes et des nouveaux matériaux employés, relayant la chaleur du bois aux oubliettes tant leurs performances étaient bien supérieures. Au tournant du siècle, les sports d’hiver se démocratisaient et la technique suivait. J’étais alors trop vieux pour ce genre de folie. Je le regrette parfois. Il arrive que le progrès aille dans le bon sens.

Bientôt, la vallée eut vent de mes « exploits » et il vint quelques amateurs de glisse, le ski ayant fait son apparition dans le massif. Les plus fortunés avaient acheté leur matériel dans les boutiques de Gérardmer qui

commençaient à proposer ce genre d’ustensiles, les plus débrouillards avaient, à mon image, taillés les leurs dans un tronc pas trop tendre.

Les dimanches où un pale soleil ne réchauffait que le moral, une vingtaine d’intrépides pratiquants se retrouvaient devant la ferme qui s’était maintenant si bien intégrée au paysage qu’on aurait du mal à imaginer qu’il y a vingt ans à peine, l’endroit était sauvage. Nous tracions dans la poudreuse recouvrant le pré qui jaunirait de milliers de jonquilles au printemps, puis chacun remontait, damant ainsi une piste improvisée. Simplement vêtus de pull-overs, nous ne craignions pas le froid parfois mordant. Mathilde accompagnait la troupe pour quelques descentes, ensuite, elle allait préparer café et chocolats chauds assortis de belles tartes que l’assemblée, fourbue et en nage dégustait avec délice. Chacun regagnait son chez soi, le soir venu, toujours skis aux pieds, les plus téméraires ou les plus attardés, tenant une lanterne pour se guider au travers des diverses traces qui convergeaient vers la vallée. Ils venaient d’inventer la descente aux flambeaux sans le savoir.

J’appris que sur les crêtes, du côté de la Schlucht, quelqu’un avait eu l’idée d’installer un dispositif permettant de tracter les skieurs lors de la montée, évitant ainsi la peine et l’effort. J’entraînais quelques habitués de notre pré afin de nous en faire une idée. Si certains furent enchantés de ce confort mécanique, je restai dubitatif. Une fois encore, l’imagination de l’homme, dans le but louable d’épargner nos forces et de gagner du temps, nous privait de l’usage de nos muscles, et au-delà, nous

entraînait dans une nouvelle dépendance à la technique. Bientôt nous ne pourrions plus rien faire sans être secondé d’un ou plusieurs objets. Que celui ci ou celui là tombe en panne et nous serions perdus, incapables de nous débrouiller sans ces artifices, comme le paralytique reste cloué au sol privé de son fauteuil roulant.

Mathilde observait de derrière les carreaux embués les débuts des néophytes et partageait les rires de l’ensemble, faisant une haie d’honneur à chacun. Le spectacle était garanti les jours où les « touristes » venaient découvrir les joies de la glisse et des gamelles à répétition. Même s’ils n’avaient jamais posé les pieds sur des planches larges de quinze centimètres et longues de deux mètres, les paysans, les ouvriers de la vallée avaient un équilibre inné hérité d’une vie rude et n’ayant pas d’autre moyen de transport que leurs propres jambes. En revanche, les gens de la ville semblaient plus empruntés, plus gauches, maladroits sur les sentiers, peu rassurés sur le sol gelé, embarrassés sur ces planches insolites. Les hommes ayant toujours cette fierté propre aux mâles, un côté coq de basse-cour, osaient des trajectoires et des vitesses qui les emportaient là où ils ne maîtrisaient plus rien. S’en suivait d’impressionnantes chutes dans un nuage de poudreuse, sans aucun autre dommage qu’un amour propre bafoué par une salve de rires bientôt partagé par l’auteur lui-même. Les dames, plus prudentes, accompagnaient leurs évolutions plus ou moins équilibrées de cris stridents, d’interjections où se lisait leur caractère et leur éducation. Aucune ne se permettait des gros mots même dans les pires situations. Malgré toutes les précautions utilisées, cela finissait de la

même façon, avec toutefois un peu plus de grâce que leurs compagnons ne mettaient dans leurs cascades et saluées la plupart du temps par des applaudissements à la place de rires. L’ambiance restait bon enfant et nous mettions un point d’honneur à déstabiliser les plus adroits afin que tout le monde puisse goûter aux joies de plonger le visage dans la neige tendre.

Ces réunions enchantaient Mathilde autant que moi, cependant je préférais encore le style que j’avais découvert étant troufion dans ces hauts plateaux Jurassiens. Je chaussais mes skis, m’attelais, tel un cheval de trait, aux deux luges où les trois derniers prenaient place et nous traversions les immensités boisées jusqu’au faîte de la colline. Les gamins partaient alors devant, poussant des rires et des cris à chaque virage où, dans une pente plus marquée, ils prenaient de la vitesse. Je suivais, véritable mère poule, veillant sur mon petit monde, un sourire au cœur, l’esprit libre. J’étais heureux.

Dans le document Grand Jules, Hervé THRO (Page 149-155)