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22 - Le bruit des bottes

Dans le document Grand Jules, Hervé THRO (Page 171-177)

J’allais doucement sur mes soixante ans. Je continuais à lire le journal chaque jour et chaque jour il n’apportait dans ses lignes noircies de la plus mauvaise encre que des mauvaises nouvelles. Pas spécialement mauvaises, mais on sentait une odeur de pourriture, ça sentait le souffre. Des relents de la plus bassesse surnageaient du lot des nouvelles. Plus jeune, mon univers ne dépassait pas les frontières du département, parfois celles de la France car j’avais eu la chance d’y faire mon tour et, du fait, je m’intéressais à la vie de mes concitoyens. L’affaire Dreyfus en était un bel exemple. Les années trente ouvrit mon esprit aux pays limitrophes car je sentais qu’il se passait des choses nauséabondes, en Espagne d’abord, puis en Allemagne, en Italie. Ce n’est que dans les années cinquante, avec l’essor mondial des Etats Unis que l’information devint mondiale, que le commun des mortels s’intéressa autant aux catastrophes du bout du monde qu’aux faits divers du bas de la rue. Dans les années trente, le monde ne se résumait qu’à l’Europe de l’ouest, et ce petit monde semblait une nouvelle fois perdre la raison.

Chaque pays se repliait sur lui-même, le chauvinisme reprenait du galon, après la crise de 29 qui toucha les riches dans leur portefeuille et ceux qui triment dans leur chair, perdant souvent un emploi misérable pour plus de misère encore. La France avait choisi un nouvelle fois de se voiler la face. L’espoir de trente six nous faisait oublier le désir de vengeance organisé chez nos proches voisins. Un petit homme au court carré de moustache sous le nez, aux tics nerveux prononcés, haranguait les foules comme un paysan rameute le troupeau.

On désignait des boucs émissaires, simplement coupable d’être en dehors de la norme, pratiquer une autre religion, d’avoir d’autres pensées, de vivre d’une façon différente, d’être tout simplement.

Ayant encore en mémoire les atrocités auquelles j’avais participé, j’avoue que je pratiquais la politique de l’autruche, d’autant plus qu’il n’était plus question de moi, mais de mes enfants qui seraient certainement envoyés au front comme je l’avais été si un conflit se déclarait à nouveau.

Comme une majorité de français à l’époque, j’osais croire que nous serions épargné, que nous avions déjà fortement payé la folie des grands de ce monde. J’avais cru à Munich dans une totale naïveté. Mais rien ne servait de sa voiler la face, chaque jour apportait son lot de nouvelles qui allaient toutes dans le même sens : cela finirait dans un nouveau bain de sang.

Pourquoi les guerres se déclarent-elles toujours en été ? Une atmosphère orageuse échauffe-t-elle les esprits que l’on voudrait pourtant aussi calme qu’un gel mordant ? La mobilisation à la fin de l’été, lorsque les blés sont

rentrés, que le temps des moissons est terminé, serait-elle moins pénible aux petits soldats ?

Toujours est il que début Septembre, nous allions bouter ces barbares jusqu’en Russie, protégés par une hypothétique ligne Maginot.

Le résultat, chacun le connait. Ce fut une déroute pire qu’en quatorze, sans aucun sursaut d’orgueil, sans répit. Neuf mois plus tard, le temps d’une horrible gestation, les bottes allemandes étaient aux portes de Paris.

Le héros de « ma » guerre proclama l’armistice et je lui donnais raison. J’étais partagé entre deux sentiments. La liberté, que j’avais dans ma propre vie, portée à son plus haut point, était une nouvelle fois bafouée et cela prenait des proportions qui dépassaient largement les frontières, embrasait le monde entier. Il fallait réagir, ne pas accepter l’inacceptable. Mais j’avais connu l’enfer et ne le souhaitais à personne d’autre pour rien au monde, particulièrement à mes enfants. Une paix mal négociée valait tous les combats du monde.

Je me trompais.

Un simple général, exilé à Londres, lança un appel que personne n’entendit. Pourtant, au fil des mois, s’organisa un mouvement clandestin qu’on n’allait pas tarder à appeler la Résistance. Des messages codés étaient diffusés à la radio que nous ne possédions pas. Parfois, je croisais un groupe de maquisards au plus profond de la forêt que je connaissais comme ma poche. J’aurais pu leur apporter ma connaissance des moindres recoins du relief. Je ne l’ai pas fait. Je ne le regrette pas, n’ai pas de remords. Ca ne c’est pas fait, voilà tout.

se divisait entre collabos et résistants, alors que la vérité était moins grandiloquente. Une infime minorité se battait, engagée dans un combat noble, mais un combat tout de même ; à peine davantage tiraient de cette situation un profit honteux, cette crasse de l’humanité qui bien souvent rejoindrait le camp adverse à quelques semaines de la libération.

L’immense majorité restait silencieuse, subissant les privations et l’humiliation.

Nous n’étions pas malheureux. Notre ferme, située à l’écart et en hauteur, ne figurait pas sur les cartes des allemands. Nous n’eûmes pas à subir les réquisitions ou les pillages légaux. Les tickets de rationnement nous permettaient de vivre convenablement, Mathilde et moi, les enfants étant tous partis vivre leur vie plus ou moins loin. Je continuais de cultiver le potager, et mouillais mes pieds, ne sacrifiant pas mon habitude, mon passe temps favori à une guerre qui n’en était pas une. Mon butin était réparti entre quelques vieilles du village ou quelques familles modestes et nombreuses. Je ne demandais rien en échange.

Une seule impression restera de cette occupation, le bruit des bottes martelant la chaussée. Les troupes ennemies aimaient à se pavaner par groupe d’une quinzaine, arpentant en tout sens les rues et les routes.

Je me sentais encore chez moi, contrairement à bon nombre de français qui avaient l’impression qu’un étranger sans gêne, les bottes crottées, disposait à sa guise de leur salon. J’avais le sentiment d’un intrus, mais simplement qui se serait contenté de squatter mon jardin. Je ne détestais pas les soldats allemands, je les méprisais.

Plus pour avoir mené Hitler au pouvoir que d’avoir envahi la France.

Ces quatre années furent sans histoire, je suis au regret de l’annoncer à tous ceux qui salivent déjà devant anecdotes patriotiques et histoires rocambolesques. La guerre, je l’avais chèrement appris, n’est qu’une suite de blessures, de meurtrissures et un énorme ennui.

Le temps de l’occupation n’était pas bien différent du temps de paix, puisque d’une certaine manière c’était la paix, à la seule différence qu’on n’osait pas, on n’osait plus. On n’osait plus parler tout haut. On n’osait plus se balader par les rues. On n’osait plus entreprendre quoi que ce soit.

On se laissait glisser doucement vers je ne sais quoi. J’allais beaucoup en forêt, sûr de n’y faire aucune mauvaise rencontre, mais la plupart du temps, je restais aux côtés de Mathilde. L’hiver 44, je ne la quittais plus. La peur était revenue avec l’espoir d’une libération prochaine. Les combats s’éternisaient tout autour. Le bruit des détonations faisait sursauter Mathilde sans arrêt, un orage perpétuel menaçait sans arrêt. En 40, les envahisseurs étaient passé au pas de course. Cette fois, les alliés semblaient buter contre cette frontière naturelle que sont les sommets Vosgiens. C’était au tour des allemands de faire de la résistance. Ils s’y employaient bien. Combien de nuits ai-je serré fermement Mathilde, toute tremblante, combien d’insomnies, combien de petits matins où une accalmie était lourde de mauvais présages. Dans la vallée voisine, le village fut entièrement détruit. Mon désir d’indépendance et de liberté nous avait permis de ne subir d’autre dommage

qu’entendre l’assourdissant bruit des bombes et notre position élevée de voir les fumées provenant des nombreux incendies.

Les combats durèrent quelques semaines. Blottis au cœur de notre ferme, n’osant quasiment plus sortir de chez nous, nous attendions que l’un ou l’autre camp l’emporta, avec le vague espoir que ce soit celui de la liberté.

Le printemps fut enchanté. Une chape de plomb s’était levée. Liberté rimait avec soldats américains, leur chewing-gum et leurs cigarettes. N’étant amateur ni de l’un ni de l’autre, je ne tombais pas dans cette exaltation soudaine. Oui, j’étais profondément heureux que l’on ait chassé l’envahisseur, d’avoir retrouvé un pays libre et de vivre dans une région que j’adorais. Mais il me semblait bien vite que nous avions échangé une domination militaire pour une domination économique. Je ne sais pas si nous gagnions au change.

Dans le document Grand Jules, Hervé THRO (Page 171-177)