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Sous les tropiques, l'estomac devient vite paresseux, et

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j ' a i déjà pris l'habitude des condiments féroces ou même malodorants comme certaines graines d'arbres, le poisson fumé et les huîtres séchées au soleil. Celui-ci est agréable, bien qu'une légère amertume gâte la saveur acidulée de la mixture.

Cela me remet en mesure de bien terminer le repas.

Hélas ! que n'ai-je été plus circonspect ! Que n'ai-je eu un moindre appétit ! En Afrique, il semble que, plus qu'ailleurs, tout soit écrit d'avance sur le grand livre de la destinée...

Il est près de trois heures à la hauteur du soleil, quand la marée descendante nous remet en mer. Encore quelques heures de navigation. On devine déjà au loin les hauteurs qui dominent l'entrée du fleuve. Nous allons nous présenter à la barre avec la marée montante, et nous nous glisserons dans cette entrée avec la majesté tranquille d'honnêtes gens qui rentrent enfin chez eux... Quel succès de curiosité ne.

vais-je pas obtenir dans cette escale de Carabane !...

Sûr le pont, près de la pompe, Assicio racle un fond de calebasse de riz garni de viande assaisonné de jus de citron que ses camarades lui ont rapporté de terre.

* * *

De ma vie, je n'oublierai les heures qui ont suivi ce repas.

Le ; malheur a commencé par Domingo Mendy. Il a appelé son second, Bilima, et lui a dit :

— Prends la barre. Gouverne sur Diembéring, puis Dio-gué. Moi, ma tête me fait trop mal.

Bilima a pris la barre. Il gouverne en force, tandis que Mendy manœuvre en souplesse. La goélette « abat » comme un cheval qui change de pied.

Mendy va se coucher dans sa cabine. Je me dis : « Il a trop bu ! »

.. Une demi-heure après, Bilima appelle un matelot et lui confie la barre. Je me dis encore : « Celui-ci a trop bu, autant que le patron. » E t Bilima va s'allonger à l'avant, tout contre le guindeau, près du buffle.

Comme sous l'empire d'un avertissement secret, je me lève et fais le tour du pont. Le cuisinier, qui a beaucoup plus mangé que d'ordinaire de cette cuisine qu'il n'avait pas faite,

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est- affalé sur le pont, non loin de l'hyène, prostré, la if ace grise, les deux mains à son ventre.

Je retourne à la barre, j'appelle les deux matelots et Assicio.

lies deux matelots ont l'air d'être ivres. Soudain, l'un d'eux nous quitte sans rien dire et va s'accroupir près du panneau de eale. L'autre résiste mieux. Qu'est-ce qu'ils, ont; donc tous ? La seule ivresse n'explique pas leurs gestes, leur lassi-tude, la décomposition de leurs traits...

Voilà que tout s'éclaire dans mon cerveau qui, jusqu'ici, refusait la lumière : nous avons été empoisonnés... Nous sommes empoisonnés !... Ma tête, je la sens lourde. J e m'as-seois devant Assicio qui reste là, planté devant moi, bouche béé. Il me reste assez de pensée pour me souvenir qu'en ren-trant à bord, ce citron pimenté m'ayant donné soif, j ' a i bu une demi-bouteille de vin rouge. Bonne inspiration; Excellent contre-poison. J'espère tenir le coup. Au surplus,.je n'arrive pas; à croire que cet excellent homme, riche de bœufs,-ait eu de si noires intentions à l'égard de mon capitaine.

Je me suis relevé, pour réconforter deux des hommes qui paraissent moins atteints et leur faire croire que nous, ne sommes pas tous terrassés. Je suis allé vers le lion, qui deman-dait son cabri quotidien, auquel nul ne songeait plus. Le jeune animal est sans colère, mais comme un chat qui a faim.

L'homme de barre tourne les yeux en tous sens, devient grisâtre. Je me saisis du gouvernail et le renvoie s'asseoir centre le bastingage. Par bonheur la brise est régulière et;la barré assez douce à maintenir.

Alors, ma mémoire fonctionne, comme dans les circons-tances graves. Je me souviens de cette fameuse rancune que garda pendant dix-neuf ans un vieux chef de la. Côte d'Ivoire dont le fils avait été dévoré par des hommes d'une tribu lointaine de passage sur son territoire. Notre présence avait empêché le vieux guerrier d'organiser une expédition de représailles. Un soir, amené par les routes ouvertes du libre trafic, un jeune étranger s'arrêta dans son village.et vint manger dans la calebasse du chef. Il demeura plusieurs jours dans le pays, se créa des amitiés par son heureux carac-tère. Jusqu'au jour où il raconta des histoires, ne fût-ce que pour payer l'hospitalité dont il profitait. Le malheureux jeune homme donna même des nouvelles de sa tribu,

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ment celle dont les guerriers avaient.absorbé, dix-neuf a»s plus tôt, le fils de son hôte d'aujourd'hui. \# pauvre garçon n'était pas né au moment du crime : il lut pourtant égorgé dans la nuit même, dépecé et mangé le lendemain, Le vieillard n'avait jamais abandonné sa vengeance : il avait compté sur les génies de sa tribu, qui lui amenaient, tardivement mais sûrement, une victime expiatoire sous son couteau,

Ainsi le beau-père de Mendy s'était donc vengé. Peut-êtr»

même a-t-il réparé un tort plus grave fait autrefois à une

famille devenue entre temps son alliée... Il n'avait pae voulu

me mêler à sa rancune : c'est moi qui étais allé donner dan»

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