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CHAPITRE III : Le développement d’une approche relationnelle

3.1 La remise en question du système en place

3.1.3 Soulager à défaut de réformer l’institution

Lorsqu’il rédige sa Philosophie de la folie, Joseph Daquin est chargé du traitement des fous de l’Hôtel-Dieu de Chambéry. Ses conclusions à propos des établissements accueillant les insensés, rappelées notamment en introduction de son traité, ne sont guère plus reluisantes que celles de Colombier. Dans ses réflexions sur les maisons destinées aux fous, Daquin s’aperçoit « qu’il s’en fallait de beaucoup que l’administration Medico-économique qui y est en usage, fût propre à remplir le but proposé, c’est-à-dire, la guérison ou tout au moins le soulagement de cette sorte de malades39 ». Les causes de cet état de fait sont nombreuses, en commençant par les

loges, dont « la construction & l’emplacement » font les frais d’« une indifférence bien blamable40 ». Selon Daquin, « ce sont de vrais cahots [sic], où à peine la lumière du jour pénétre, où règne un méphitisme continuel41 », puisqu’en raison de défauts structurels,

l’air circule en s’empreignant des déchets corporels des occupants. Daquin est d’avis que « le préjugé de leur [les fous] incurabilité a peut-être été la cause de cette cruelle insouciance, & a beaucoup influé sur l’espèce d’abandon42 » ayant entraîné l’état

médiocre de ces institutions au XVIIIe siècle.

39 Joseph Daquin, La Philosophie de la folie, ou Essai philosophique sur le traitement des personnes

attaquées de folie, par M. Joseph Daquin, Chambéry, imprimerie de P. Cléaz, 1804, p. IX.

40 Ibid., p. XI. 41 Ibid. 42 Ibid., p. 79.

Or Daquin exposa dans son traité que le logement fait partie à part entière du traitement des fous. Ils ont besoin « du renouvellement de l’air, & de la propreté », deux conditions « qui, sans les tourmenter, sans même qu’ils s’en doutent, influeront beaucoup sur leur vie, s’ils ne guérissent pas absolument leur maladie43. » Nous

retrouvons chez Daquin la même idée que chez Colombier d’un secours qui ne guérit pas forcément : si on ne peut pas guérir, il faut au moins soulager. Il y va donc de ses conseils pour la construction et l’entretien des établissements de soin destinés aux insensés.

S’il ne faut pas aux fous, « à la vérité, des palais, [...] il leur faut au moins une habitation bien aérée, à l’abri surtout du froid & de l’humidité, & dont il soit aisé d’écarter les mauvaises odeurs44 ». Daquin insiste sur la nécessité d’installer des « lieux

d’aisance » dans les loges individuelles, même si les fous vivent souvent « dans une mal-propreté affreuse, & qu’elle soit un symptôme particulier, souvent du plus mauvais augure dans cette maladie45 ». La seule présence de latrines pourrait frapper

suffisamment leur esprit pour les encourager à les utiliser. Il propose aussi de construire les loges sur « des arcades assez élevées », ce qui était à son avis « la manière la plus salubre & en même tems la plus sûre, pour s’opposer à leur fuite46 », par peur qu’ils

auraient de se tuer en tentant de s’évader. Pour ce qui est de l’opinion de Daquin sur l’attitude des préposés envers les fous, elle s’exprimait davantage à travers ses théories sur le traitement moral, que nous allons explorer dans la prochaine partie.

43 Ibid., p. 77.

44 Ibid., p. 78. 45 Ibid. 46 Ibid.

La conclusion de Daquin est simple : « on est encore bien éloigné de rendre ces établissemens aussi parfaits qu’ils pourraient le devenir47. » Si cela semblait aussi

évident pour Colombier et Daquin, qui en font largement part dans leurs traités respectifs, comment expliquer qu’il faudra attendre le XIXe siècle pour voir une prise en

charge plus adaptée de la folie? Tout d’abord, comme l’explique Quétel, « personne, à commencer par l’État, n’a d’argent48. » Si la plupart des responsables de ces

établissements étaient conscients de l’état pitoyable des choses, ils faisaient aussi face à une demande d’internement plus grande que ce qu’ils pouvaient délivrer. Les installations dans un endroit comme l’Hôpital général de Clermont-Ferrand ne pouvaient recueillir que dix insensés, « il en est arrivé de toute la province49 », ce qui peut expliquer qu’elles présentaient un caractère insalubre et inadapté.

Le rapport de Colombier ne fut d’ailleurs pas bien reçu dans certains établissements, où les responsables considéraient que ses idées étaient coûteuses ou peu pratiques. En effet, l’intendant de Bretagne, Antoine François de Bertrand-Molleville (1744-1810), estime que le rapport de Colombier est irréaliste du moins quant à ce qui est vécu dans sa Province, « non seulement parce qu’on n’y reçoit presque pas de fous, mais parce qu’aucun de ces établissements n’est en état de faire les dépenses en bâtimens qui seraient nécessaires pour loger et traiter les insensés50. » Il est raisonnable

de penser que ces conclusions trouvaient échos chez d’autres intendants51.

47 Ibid., p. XII.

48 C. Quétel, op. cit., p. 182. 49 Ibid.

50 Antoine François de Bertrand-Molleville, cité dans C. Quétel, op. cit., p. 183.

51 Selon Claude Quétel, la plupart des intendants en viennent à la même conclusion : même s’ils voulaient améliorer le sort des insensés, ils manquaient de financement pour le faire. (C. Quétel, op. cit., p. 183- 184.)

Les intendants et administrateurs étaient aussi découragés face à l’attitude de certains médecins « un peu anciens », chez qui ils déploraient « une indolence universelle [...] pour essayer des remèdes et pour s’instruire », alors qu’il « leur faut des malades recommandables pour y donner assidûment leurs soins et leur faire quitter une routine dont ils ont vu cent fois l’inutilité52. » On retrouve ici le dilemme posé par les

différentes visions de la médecine que nous avons explorées dans le second chapitre : la médecine de la folie se développait vite, mais se heurtait à des problèmes de diffusion et à des médecins réticents à voir autrement leur métier.

Il est toutefois faux de croire que le rapport de Colombier fut un exercice en vain, puisque des recteurs, comme ceux de l’hôpital Saint-Lazare de Marseille, suite au rapport, « ont nommé pour un an un médecin au service de la maison » et font remarquer que « les bains et autre remèdes ont été administrés plus fréquemment53. » Cet état des

choses entraînera la mort de 12 insensés de moins en 1787 qu’en 1786 « et du point de vue des recteurs, c’est un progrès considérable54 ». Donc, la situation était déplorable,

oui, mais elle ne découlait pas d’une indifférence majeure. Elle était davantage le résultat de limites financières et techniques qui ne permettaient pas d’améliorer les choses. Elle témoigne aussi des réticences de médecins peu enclins, face à l’inefficacité des traitements physiques, à en essayer encore davantage. Néanmoins, le contexte difficile n’a pas empêché des médecins du XVIIIe siècle de rencontrer le fou, face à face,

et de développer une nouvelle approche dans le traitement de la folie qui viendra jeter les bases de la psychologie moderne.

52 Ibid., p. 184.

53 Ibid. 54 Ibid.