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Sortir de sa réserve : quelles perceptions des gestionnaires ?

Partie 1 : Analyse nationale

A) Les réserves naturelles de France : de quoi s’agit-il ?

1. Sortir de sa réserve : quelles perceptions des gestionnaires ?

La question de l’intérêt pour les gestionnaires à mettre en place des approches intégratives, que ce soit sur le plan spatial, décisionnel ou sectoriel, a été abordée de manière transversale tout au long de ces trois années de travail. Nous avons récolté des informations avant tout qualitatives, mais également quantitatives, par l’intermédiaire des entretiens dits « historiques », des groupes de réflexion, de l’analyse des archives de RNF, de l’enquête nationale par Internet, mais aussi des études de terrain. Nous présentons ici seulement les résultats du groupe de travail participatif sur le thème de l’appropriation, particulièrement révélateurs des enjeux pour les gestionnaires à mettre en place des démarches intégratives.

Favoriser l’appropriation : pourquoi, comment ?

Le terme d’appropriation est à raccrocher à la notion plus répandue dans la littérature d’acceptation, ou acceptance en anglais (Depraz 2005; Schenk et al. 2007; Dolnicar et al. 2010; Laslaz et al. 2010; Micoud

2010; Thomassin 2011). Cette dernière s’est largement répandue, et est utilisée notamment en psychologie et en sociologie. Il peut s’agir autant de l’adoption de nouvelles technologies que de l’acceptation de mesures de conservation ou de mesures agricoles. Des facteurs tels que la participation ou la perception de compensations (ce qui sous-entend une perte) sont reconnus pour favoriser l’acceptation sociale (Schenk et al. 2007). L’acceptation est reconnue comme un des trois piliers du succès des projets de conservation (Firey 1960; Zube & Busch 1990). Au-delà de la simple acceptation sociale, nous parlons ici d’appropriation. Plus que de tolérer, ou d’accepter, il s’agit de s’attribuer, de faire sien et de s’identifier. L’appropriation est donc à raccrocher à la notion d’acceptance, ou Akzeptanz, développée ne psychologie sociale allemande (Depraz 2005). L’acceptance traduit une adhésion à la fois affective, cognitive et conative. Elle postule une adhésion totale à l’objet considéré. Sans aller jusqu’à un tel niveau d’appropriation, nous parlons d’appropriation locale lorsque les AP sont particulièrement bien acceptées et intégrées dans les territoires environnants.

La question de l’intérêt de favoriser l’appropriation des espaces naturels a été abordée dans le cadre d’un groupe de travail participatif au congrès annuel de RNF de 2011. Cet atelier a regroupé 43 participants, membres de RNF ou des CEN, répartis en trois groupes de discussion d’environ 12 personnes. Chaque groupe a abordé quatre questions, déterminées au préalable par les animateurs de l’atelier : 1) pour quelles raisons êtes-vous venus à cet atelier ? ; 2) qu’est-ce que l’appropriation ? Définissez là ; 3) quels intérêts, quelles plus-values à favoriser l’appropriation des espaces naturels ? ; 4) quels sont les moyens de favoriser l’appropriation et leurs limites ? Le détail des éléments émis par les groupes est détaillé en annexe 12, sous la forme de quatre figures illustrant les réponses proposées aux quatre questions posées. Une synthèse transversale de ces résultats est présentée ci-dessous.

a) Approprier pour créer, agir et pérenniser

Il a été clairement soulevé durant l’atelier que la question de l’appropriation des espaces naturels est posée depuis longtemps. Elle est en effet prépondérante, et ce à de multiples moments de la vie des espaces naturels :

- Parfois en amont de leur création, c’est l’exemple des démarches incitatives portées par les CEN notamment. Un site ne sera confié à des gestionnaires que sous couvert de l’accord des propriétaires, qu’ils soient privés ou communaux. Dans ce cas de figure, l’appropriation en amont est essentielle, ne serait ce que pour que le site soit « créé ». En comparaison, on peut se poser la question du temps de l’appropriation pour une réserve naturelle par exemple. Si les premières réserves ont pu être mises en place dans des situations conflictuelles, certains participants ont soulevé le fait qu’actuellement, les réserves voient le jour sous le joug de la négociation et du « consensus mou ». Pour certains, appropriation rime alors avec compromis. Ce dernier ne peut être atteint que si les gestionnaires lâchent du lest de leur côté, et parfois même, selon certains, uniquement du leur. Cette situation induit une crainte liée à l’abandon d’une partie de leurs objectifs et idéaux, et peut conduire à des blocages : « Faut pas qu’on se laisse grignoter ! ».

- Dans le présent, à l’heure de la gestion, l’appropriation garantit l’efficacité de l’action des gestionnaires, notamment au travers du respect des règles et de la compréhension des travaux menés et des buts poursuivis. D’une part, l’activité du gestionnaire est respectée, d’autre part, il ne passera pas son temps en négociations, police, et gestion de crise. Les conflits potentiels peuvent être désamorcés, et le gestionnaire a la possibilité de se recentrer sur des missions davantage techniques et de connaissance.

- Enfin, l’appropriation représente un vecteur de longévité des espaces naturels, et favorise leur soutien dans le futur et leur pérennisation. L’évitement des conflits, l’adoption de la démarche, des hommes et du site dans le présent sont garants de leur soutien dans le futur et en cas de coup dur, qu’il soit d’ordre environnemental, financier, politique, social ou économique.

Outre l’aspect temporel, l’appropriation s’inscrit également dans des dynamiques spatiales. Les espaces naturels jouent le rôle de noyaux, d’espaces exemplaires concernant la relation homme - nature, et grâce au soutien de différents acteurs - relais, les visions et les pratiques exemplaires des RN vont s’implanter ailleurs dans le territoire. Toutefois, il convient de tempérer ce propos. L’appropriation est-elle toujours essentielle à l’efficacité de l’action et à la pérennité du site ? Comme certains l’ont soulevé lors de cet atelier, un « petit site » ou il n’y a ni enjeux forts, ni conflits d’intérêts n’a pas forcément besoin d’être au centre d’une forte dynamique sociale… De même, sur les sites où le gestionnaire assure la maitrise foncière, les enjeux de l’intégration semblent moindres.

b) Pluralité et difficulté d’appréhension

Questionner collectivement la notion d’appropriation a conduit les participants à concevoir ce concept, non pas comme une simple pelote que l’on déroule en tirant sur un fil, mais comme un enchevêtrement, un tissu de composantes multiples et connectées. En effet, des questions telles que « approprier par qui ? », « approprier quoi ? », « n’y a t-il pas plusieurs appropriations selon les acteurs ? » ont émergées des discussions.

Pour les participants, l’appropriation s’inscrit dans une variété de champs : affectif (un des moyens évoqué, par exemple, est la présence d’animaux sur le site), économique (le site et la structure gestionnaire comme ressource pour le territoire, employeur, sous-traitant avec des entreprises locales), sociale (organisation d’évènements festifs), symbolique (la nature comme patrimoine), ou encore politique (la conservation est intégrée dans les politiques d’aménagement du territoire).

Elle peut se décliner à l’échelle individuelle et collective. Chaque acteur perçoit des valeurs à l’espace naturel qui lui sont propres. Si l’agriculteur pâturant sur un site reconnait une valeur liée à une mise à disposition d’herbage, l’enfant s’attachera à la présence plutôt sympathique de moutons, tandis que le naturaliste aura un intérêt lié à l’entretien du milieu et au maintien de milieux ouverts propices à une faune et une flore qui lui sont chères. Les échanges et la reconnaissance de ces valeurs propres à chacun constituent le premier pas vers une compréhension mutuelle, la construction d’une culture commune et d’une appropriation collective.

Enfin, les gestionnaires ont mis en avant l’aspect dynamique de l’appropriation. Cette dernière est en effet amenée à évoluer dans l’espace (échelle du site, du réseau) et au cours du temps. Ce facteur temps est à relier avec l’idée de trajectoire. Dans le cas des réserves naturelles, sur de nombreux sites, les gestionnaires considèrent que le site est bien approprié car il existe depuis longtemps. Plus un site serait ancien, plus il aurait donc de chance d’être bien intégré au territoire. Nous retrouvons ici l’importance de la dépendance au chemin et du temps qui passe pour favoriser un important capital social du collectif, la construction de relation de confiance (Pretty 2003). Le cas des sites gérés par les conservatoires pourrait être analysé d’une autre façon. Les efforts en termes de concertation sont essentiels à la création du site, et donc particulièrement intenses en amont de la création. L’appropriation pourrait décliner après l’accord de convention de gestion, suite à une implication décroissante des gestionnaires et des acteurs territoriaux, par manque de temps, de moyens humains, ou par lassitude. La difficulté relevée ici est donc d’inscrire l’appropriation et le dynamisme des projets dans la durée.

c) Différents niveaux

Les visions des gestionnaires concernant ce qu’est l’appropriation et l’intérêt qu’elle peut présenter ont largement été débattus los de cet atelier. Différents niveaux ont été identifiés et sont résumés par la figure 13.

Figure 13 : Les différents niveaux de l’appropriation selon les gestionnaires.

Ces différentes formes de l’appropriation se déclinent, pour les gestionnaires, en quatre niveaux : avoir connaissance de la démarche de conservation et des institutions (l’espace foncier, les règles) ; reconnaître, c’est-à-dire respecter les institutions, comprendre la démarche et ce qui la motive, la valeur patrimoniale et l’espace naturel en tant que ressource ; diffuser (attitude pro-active des acteurs) ; et enfin partager (partage et construction d’une vision commune du territoire). Les participants ont exprimé assez rapidement le problème

Appropriation Connaître Démarche Institutions Reconnaître Démarche Institutions Valeur Patrimoine Ressource Diffuser Démarche // messages Bonnes pratiques Partager Culture Vision du territoire Objectifs 1 2 3 4 T e rr ito ir e > G e st io n n a ir e T er rit o ir e < > G es tio n n a ire

de la simple connaissance et de l'acceptation des démarches et de leurs porteurs. Aujourd’hui, « la société ne prend pas en compte la biodiversité », et les acteurs territoriaux « ne comprennent rien ». La démarche n’est apparemment ni soutenue, ni comprise, et les gestionnaires, sous le sobriquet « écolos », se sentent parfois stigmatisés. Il est intéressant de noter que ce premier niveau de connaissance et de respect de la biodiversité, des espaces qui y sont dédiés et de ses « protecteurs » a été beaucoup abordé en début d’atelier (pourquoi êtes vous là ? qu’est ce que c’est ?) et bien moins par la suite (intérêts ?).

d) De la fin ou des moyens ?

De manière générale, que ce soit dans cet atelier ou au cours de nos entretiens, il subsiste un flou entre fins et moyens. La reconnaissance de la valeur des espaces naturels est-elle un objectif en soi ou un moyen d’aller vers l’appropriation ? La position proactive des acteurs territoriaux est-elle une fin en soi ou un moyen supplémentaire de toucher le plus grand nombre ? Ce qui paraît être une fin à l’instant t semble devenir un moyen à l’instant t + 1, servant une cause toujours plus grande. Par exemple, la notion de diffusion par les acteurs (et donc leur soutien volontaire), est revenue à toutes les questions posées. Pourquoi êtes-vous là ? Favoriser la diffusion. Qu’est ce que l’appropriation ? Idem. Quels en sont les intérêts et les moyens d’y parvenir ? Idem. Pour les gestionnaires présents, l’une des grandes idées directrices est de faire de chaque acteur du territoire un ambassadeur de la cause « biodiversité », eux mêmes semant la graine de cette responsabilisation, grâce à tout un panel de moyens (vécu des acteurs, implication sur site, valorisation des savoirs locaux, évènements festifs, argumentaire bien huilé…). Il faut dire que ce positionnement volontariste des acteurs locaux présente de nombreux avantages : multiplication des porteurs de message et donc des « moyens humains », légitimité des porteurs de message (une commune peut être plus légitime et donc efficace pour convaincre une autre commune qu’un gestionnaire associatif), acteurs-relais et médiateurs (une commune peut ainsi jouer un rôle tampon entre une association naturaliste et une société de chasse)… Les bénéfices sont donc à la fois sensibles sur site, mais diffusent également au delà via un effet d’entrainement. La mise en exergue de ce point particulier par les gestionnaires traduit donc bien la limite de l’approche « site – centrée », et la nécessité de diffuser « vers l’extérieur » pour garantir une protection à long terme, d’une part pour des raisons d’interdépendances entre sites et territoires périphériques, d’autre part pour une question d’insuffisance sur le long terme des moyens de protection actuellement mis en œuvre. La diffusion des messages des protecteurs de la nature par une large variété d’acteurs territoriaux apparaît donc à la fois comme une fin et un moyen.

e) Conclusion et perspectives

Ainsi, l’appropriation a principalement été abordée dans le sens d’une appropriation du message de conservation du patrimoine naturel (celui des gestionnaires) par les acteurs locaux, comme l’illustre la figure 13. Les notions de partage et de vision commune sont invariablement apparues en second lieu, alors que l’on s’attendrait plutôt à ce qu’elles précèdent l’appropriation des messages des protecteurs de la nature. Les frustrations ont émergé fréquemment, et les négociations sont parfois associées à un compromis unilatéral de

la part du gestionnaire, au dépend de ses objectifs. Il est de plus intéressant de noter qu’une grande partie des moyens invoqués par les gestionnaires pour favoriser l’appropriation des sites et des messages sont issus du « territoire » et de ses valeurs : vécu des acteurs, activités traditionnelles, etc. Les acteurs de la conservation s’appuient donc sur des spécificités et des opportunités territoriales, historiques, culturelles et sociétales, pour faire reconnaître l’intérêt de leur cause et l’intégrer parmi les valeurs des acteurs territoriaux, par une association d’idées mobilisant sensibilités territoriales et biodiversité. Ce lien peut assurer la légitimité du gestionnaire à agir en dehors du site, de même que l’assurent les « relais » locaux (commune par exemple), ou l’exemplarité de la gestion et des partenariats.

Pour finir sur une note optimiste, il est évident que « plein de choses se mettent en place ! ». Les expériences se multiplient, de même que les outils et les compétences. Même si les espaces naturels sont principalement gérés par des « environnementalistes » dont l’appropriation « n’est pas le cœur de métier », les gestionnaires ont su faire preuve d’inventivité et d’une grande capacité d’adaptation. Médiation et animation territoriale sont des activités que nombre d’entre eux pratiquent quotidiennement, et les expériences peu à peu s’accumulent de tous les côtés. La mise en commun est une étape, déjà esquissée, qu’il convient de poursuivre. Dans ce rôle de « mutualisateurs » d’expériences, les têtes de réseau et organismes techniques semblent tout concernés, et les participants ont clairement émis des attentes en ce sens. Traductions professionnelles et acquisition de nouvelles compétences (savoir adapter son langage par exemple) en lien à l’animation territoriale sont espérées. Les sciences humaines et sociales peuvent alors avoir leur rôle à jouer. Dans cette logique, ce travail est un exemple d’implication de la recherche en sciences sociales sur cette thématique de l’appropriation des espaces naturels. En effet, la tête de réseau RNF a largement soutenu ce projet, et y trouve un intérêt certain. Nous présentons ci-dessous l’histoire de ce macro-acteur RNF, et analysons sa dynamique d’institutionnalisation, en particulier vis-à-vis des approches intégratives.

2. Des clichés protectionnistes aux discours intégrateurs :