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1.1. De la catégorisation des ambiances à la question du monteur son

1.1.1. Les sons du quotidien dans la recherche

Comme nous l’introduisions, si l’émergence de projets de classification automatique des sons de tous les jours – tels que CLOSED est très récente, cela fait en revanche presque une quarantaine d’années qu’ont débuté les premières recherches sur la perception ainsi que la catégorisation des sons du quotidien, soit environ dix ans après que ces derniers aient été pour la première fois mis en valeur par les travaux de Raymond Murray Schafer (certainement las de constater que les recherches sur le son aient si longtemps été polarisées par la voix ou la musique). En 1979, Nancy Vanderveer, inspirée par l’approche écologique de la perception visuelle de James Gibson, défend une thèse intitulée « Ecological acoustics: human perception of environment sounds », à l’intérieur de laquelle elle propose notamment une des premières définitions de la notion de « sons environnementaux » :

« ... tout éventuel événement acoustique audible causé par une perturbation dans l'environnement humain ordinaire. [...] En outre 1) ayant des événements réels en tant que sources [...] 2) généralement plus “complexes” que des signaux sinusoïdaux issus de laboratoires [...] 3) qui sont significatifs, dans le sens où ils précisent les événements dans l'environnement. [...]

4) Les sons considérés ne font pas partie d'un système de communication, ou des sons de la communication, ils sont envisagés dans leur sens littéral plutôt qu’interprétés en tant que signal ou symbole. »12 (pp. 16-17)

12 Nous traduisons de l’anglais : « ... any possible audible acoustic event which is caused by motions in the ordinary human environment. (...) Besides 1) having real events as their sources (...) 2) [they] are usually more “complex” than laboratory sinusoids, (...) 3) [they] are meaningful, in the sense that they specify events in the environment. (...) 4) The sounds to be considered are not part of a communication system, or communication sounds, they are taken in their literal rather than signal or symbolic interpretation »12.

Ce travail exploratoire et les données expérimentales qu’il propose, en plus de soulever des questions fondamentales sur l’identification et la classification des sons de tous les jours, marquent une étape importante dans un domaine de recherche à l’époque encore balbutiant, mais à l’intérieur duquel s’inscriront par la suite de nombreux chercheurs.

On pensera, entre autres, à James A. Ballas qui, dans l’identification des sons du quotidien, s’intéressera plus spécifiquement aux événements « brefs » (1993) ; Frédérique Guyot, qui en 1996 propose une thèse intitulée « Étude de la perception sonore en termes de reconnaissance et d’appréciation qualitative : une approche par la catégorisation » ; Michael Marcell et al. (2000) qui s’affaireront à la constitution d’un corpus normalisé de sons environnementaux clairement identifiés et nommés ; ou Yannick Gérard et sa thèse arborant comme titre : « Mémoire sémantique et sons de l'environnement » (2004).

Autant de travaux qui, au-delà de leur objet commun et du fait qu’ils soient tous articulés autour d’expériences de classification libre de sons du quotidien13 par un certain nombre de sujets-auditeurs, ont récemment fait l’objet d’une brillante synthèse rédigée par Olivier Houix, Guillaume Lemaitre, Nicolas Misdariis et Patrick Susini (IRCAM), toujours dans le cadre du projet CLOSED. En effet, à partir de l’analyse des résultats ainsi que des points de convergence des recherches précédemment citées, Houix et ses collègues – afin d’identifier les processus de catégorisation que nous mettons quotidiennement en œuvre – ont abouti à la formulation de différentes hypothèses de travail (Houix et al., 2007b, p. 10) qui ont pu ensuite être vérifiées expérimentalement via le protocole suivant : il a été demandé à 30 participants (12 femmes, 18 hommes), âgés de 19 à 64 ans (moyenne : 32 ans), répartis selon leur degré d’expertise sonore (expert ou naïf), de classer 60 sons du quotidien issus de diverses activités réalisées en cuisine (glaçons dans un verre, eau qui bouillonne, lave-vaisselle, machine à café, grille-pain, micro-onde, robot ménager, couteau, bol, évier, vaisselle, porte, tiroir, etc.). Les participants étaient autorisés à former autant de groupes qu’ils le souhaitaient et d’y

13 Vanderveer : bruits de pas, claquements de doigts, froissements de papier etc. ; Ballas : bruits de porte, sonneries de téléphone, eau qui coule, etc. ; Guyot : bruits domestiques ; Marcell et al. : animaux, signaux, outils, eau, etc. ; Gérard : animaux, outils, klaxon, portes, train, verre cassé, etc.

placer autant de sons qu’ils le désiraient. Après avoir regroupé les sons en diverses catégories, ils devaient ensuite décrire pour chacune d’entre elles, les propriétés partagées par les sons auxquelles ils avaient eu recours afin de construire ces catégories. L’expérience a finalement permis d’aboutir aux conclusions énumérées ci-dessous :

(C1) Lorsque les auditeurs sont tenus de regrouper « librement » divers sons du quotidien, ils peuvent le faire en fonction de différents types de similitude : acoustique (la similitude des propriétés acoustiques) ; événementielle (la similitude des événements physiques à l’origine des sons) ; sémantique (la similitude d'une sorte de connaissance, ou la signification, associée par les auditeurs à l'objet non identifié ou à l’événement provoquant le son) 14 ;

(C2) Les sons à haute incertitude causale (« causal uncertainty »15) – c’est-à-dire qui ne sont pas identifiables en raison de leur trop grand nombre d’origines acoustiques possibles – tendent à être regroupés par les auditeurs, principalement en fonction de leurs similitudes acoustiques ;

(C3) Les sons à faible incertitude causale – c’est-à-dire identifiables en raison de leur faible nombre d’origines acoustiques possibles – tendent à être regroupés par les auditeurs, principalement en fonction de la similitude des événements qui en sont à l’origine ou de propriétés en lien avec les connaissances du sujet à propos de la source considérée ;

(C4) Les catégories d'événements sonores sont organisées hiérarchiquement ; (C5) Les auditeurs bénéficiant d’une expertise dans l'analyse des sons auront tendance, plus souvent que les auditeurs « naïfs », à regrouper les sons environnementaux en fonction de leurs similitudes acoustiques.

Comme nous pouvons le constater, les conclusions C2 et C3 (et à travers elles l’ensemble des recherches qu’elles cristallisent) mettent particulièrement l’accent

sur l’importance de dans la perception des

phénomènes sonores, laquelle oriente le traitement cognitif de l’information de deux manières radicalement opposées (c’est-à-dire en considérant tantôt ses

14Trois types de similitude permettant de regrouper les sons, qui ne sont pas sans rappeler les trois types d’écoute « réduite », « causale » et « sémantique » que nous évoquions un peu plus tôt.

15 Termionologie empruntée à James A. Ballas.

propriétés acoustiques, tantôt sa source). Une telle dichotomie n’est pas sans rappeler la distinction fréquemment utilisée par les psycholinguistes Danièle Dubois, Caroline Cance ou Catherine Guastavino entre « son » et « bruit » ; distinction que cette dernière avait d’ailleurs déjà rapprochée dans sa thèse (2003, p. 69) des travaux de James A. Ballas et Frédérique Guyot :

« Sur le plan cognitif, un son est traité comme codification qui résulte de la connaissance de la manière dont la physique décrit les phénomènes acoustiques. C’est une notion abstraite, un phénomène isolé et indépendant de la source productrice (à l’exception du cas particulier des sons d’instruments de musique), rejoignant en ce sens la notion de couleur dans notre culture. Un bruit est en revanche un phénomène sensible qui se rapporte à une source comme indice sémiologique. La source pointe vers un objet de l’environnement qui est porteur de sens pour l’auditeur dans le contexte d’écoute. Un bruit donne lieu à un jugement qualitatif, voire hédonique de la source émettrice. La représentation cognitive du bruit possède moins d’autonomie vis-à-vis de la source émettrice que le son, et intègre les caractéristiques perceptives de la source liées aux autres modalités sensorielles. Un bruit active en mémoire l’ensemble des représentations de l’objet source qui conditionne le jugement du phénomène sonore. En ce sens, un bruit et sa source sont plutôt traités de manière indissociable sur le plan cognitif comme un odorant et l’odeur qu’il suscite. » (ibid., p. 47)

En résumé, ce qu’il faut donc retenir des recherches que nous venons rapidement de parcourir – depuis le travail fondamental de Nancy Vanderveer, jusqu’à celui de l’IRCAM –, c’est que les sons du quotidien, selon l’issue du processus de reconnaissance de leur origine acoustique (lequel dépend de son degré d’incertitude causale et plus largement de son identifiabilité), peuvent être appréhendés par l’auditeur, soit en tant qu’événement signifiant ou alors de manière plus analytique.

Ainsi, les événements sonores auront tendance à être traités comme des « bruits » et à l’inverse, « quand aucune source ou événement significatif ne peuvent être identifiés, les stimuli seront davantage traités comme des “sons”, à savoir en tant que phénomènes acoustiques qui se caractérisent par un ensemble de “dimensions”

du monde objectif »16 (Dubois, 2000, p. 49).

Toutefois, encore faut-t-il se demander si de telles conclusions sont généralisables à la question des ambiances sonores. Car, si ces dernières, à l’instar des sons du quotidien, ne relèvent ni de la voix, ni de la musique, les sons utilisés dans le cadre des expériences précédemment invoquées (bruits de pas, portes, cris d’animaux, sonneries, sons de cuisine, etc.) semblent, par nature, assez éloignés de ce à quoi peuvent ressembler des ambiances.

16 Nous traduisons de l’anglais : « when no source or meaningful event can be identified and related to them, the stimuli are processed instead as sounds, i.e. as acoustic phenomena which are characterized by a set of “dimensions” of the objective world ».

Peut-on indissociablement parler de sons d’ambiance et de sons du quotidien ? Finalement, qu’est-ce qu’une ambiance sonore ?

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