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L’amour-fusion : le classicisme de la romance hollywoodienne reconduit par Cameron Crowe à l’aune d’un regard postmoderne

1.3 La société comme ultime rempart à l’accomplissement de la fusion ?

1.3 La société comme ultime rempart à l’accomplissement de la fusion ?

Dans les films de Cameron Crowe, quand le problème ne dépend pas de la réciprocité des sentiments, le seul obstacle qui puisse encore s’opposer au bonheur des amants survient des parents ou de l’entourage.

À plusieurs moments, le cinéaste montre comment nos proches orientent notre vie amoureuse. Dans Singles, par exemple, les personnages se réunissent souvent dans un café pour parler de leurs relations amoureuses. Chacun y va de son petit commentaire sur ce qu’il pense du ou de la partenaire de l’autre. On se rend compte, par exemple, dans la scène où Debbie Hunt (Sheila Keilley) expose à ses amis une liste de prétendants éventuels via une vidéo de rencontres par petites annonces, que l’opinion de l’entourage (le « bicyle guy » fait l’unanimité) influence considérablement le choix amoureux de Debbie. Il n’y a rien de malveillant a priori dans cette démarche, au contraire même, c’est plutôt de la bienveillance : « voila ce que nous, tes amis qui t’aimons et te connaissons pensons être le mieux pour toi ». C’est aussi un peu le cas dans Jerry Maguire où Laurel (Bonnie Hunt) tente de protéger sa sœur, Dorothy, en la dissuadant de fréquenter Jerry, le héros avec qui elle s’apprête à avoir une relation et qui est à ce moment du film un personnage bancal, voire même un peu douteux. Elle ne le cache d’ailleurs pas à Jerry : « Je suis la sœur qui désapprouve140 » lui dit- elle lors de leur première rencontre. Une fois Dorothy et Jerry mariés, Laurel dit à Jerry : « Si tu fais foirer ça, je te tue !141 ». Les personnages apparaissent presque comme des fonctions inhérentes au scénario de la comédie romantique appliquée, et se présentent presque comme tels, ce qui laisse entrevoir ici une certaine dimension postmoderne.

Dans Vanilla Sky, ce qui semble d’abord empêcher Sofía et David d’être ensemble c’est le supposé complot organisé par les « sept nains », les membres du comité d’organisation (ironiquement surnommés ainsi par David en référence au célèbre conte Blanche Neige écrit par Jacob et Wilhelm Grimm en 1812) de la compagnie d’édition dont il a hérité à la mort de son père. Ces derniers, jaloux du pouvoir de David, seraient responsables de l’accident dont il

140 « I’m her disapproving sister, Laurel » (traduction issue du DVD de Jerry Maguire), Jerry Maguire, passage à 52 minutes, 27 secondes.

141 « You fuck this up and I’ll kill you » (traduction issue du DVD de Jerry Maguire), Ibid., passage à 1h, 35 minutes, 34 secondes .

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est victime. Ils auraient envoyé Julie pour, au mieux le faire disparaître, au moins le rendre mentalement incapable de diriger l’entreprise.

Mais c’est dans Say Anything que l’obstacle social est le plus fort. La relation entre Lloyd et Diane est d’abord freinée par les amis de Lloyd. Corey (Lili Taylor), la meilleure amie de Lloyd, tente de le décourager d’approcher Diane car, selon elle, ils n’appartiennent pas au même monde142. Diane est en effet l’élève la plus douée et la plus populaire du lycée. Elle envisage de faire de grandes études. Lloyd, contrairement à elle, ne fait pas partie de l’élite. Il n’est qu’un élève moyen sans réelles ambitions. Cela fait ainsi écho aux propos d’Erin Nicole Ford qui écrit que, le plus souvent dans ce genre de film, ce sont les amis adolescents qui se dressent contre le couple143, ou bien les parents144. Si, dans un premier temps, James Court, le père de Diane, ne voit pas d’un mauvais œil le fait que Lloyd fréquente sa fille, c’est parce qu’il pense que c’est temporaire. En effet, Diane a obtenu une bourse. Elle doit donc s’en aller à la rentrée pour étudier dans une prestigieuse école en Angleterre. Elle a, avec son père, une relation fusionnelle. Ils se disent tout et n’ont pas de secret l’un pour l’autre (d’où le titre du film qui fait référence à une phrase que dit James à sa fille : « Tu sais que tu peux tout me dire », “say anythingˮ en anglais). L’avis de son père compte donc énormément aux yeux de Diane. Ce dernier veut qu’elle parte sans attache sentimentale. C’est pourquoi Diane, bien que liée à Lloyd, prend finalement la décision de le quitter en lui expliquant qu’ils se trouvent dans une impasse et que le mieux pour eux est de rester amis. Elle lui offre un stylo pour qu’il puisse lui écrire quand elle aura fait ses valises. À ce moment du film, toujours en résonance avec Erin Nicole Ford, les dés semblent jetés (« At some point the conflict in the film becomes so intense that it appears to be impossible to overcome145 ») - c’est que l’on appelle le climax, c’est-à-dire l’instant où les tensions inhérentes à l’intrigue sont à leur niveau le plus haut. Il paraît improbable que Lloyd ressorte vainqueur de cette compétition acharnée où

142 « In Say Anything, Lloyd’s friends to discourage him for pursuing Diane because she’s in the smart crowd that they are not part of. As his best friend Corey explains, “Brains stay with brains. The bomb could go off, and their mutant genes would form the same cliquesˮ », Erin Nicole Ford, Fast Times : The Rise and Fall of the Teen Romantic comedies of the 1980s, op. cit., p.22.

143 Ford explique que ce sont les adolescents populaires du lycée qui veulent empêcher l’union car ils sentent que leur statut est menace : « The conflicts of the teen romantic comedies arise when the relationship of the central romantic couple threatens the status quo of the high school caste system. For the most part, these conflicts are perpetuated by the students who climb this caste system », Ibid., p. 22. Cependant, dans le film de Cameron Crowe, ce ne sont pas les amis de Diane (qui est populaire) mais bien ceux de Lloyd (qui ne l’est pas) qui s’opposent à cette relation.

144 Comme le Remarque Erin Nicole Ford : « In teen romantic comedies, the teen characters actively create conflict for the film’s couple. But the adults in the films sometimes provide a source of conflict as well, often unintentionally. The adults in these films that most fill this role are the parents » (traduction personnelle de l’anglais), Ibid., p. 23.

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père et amant se disputent l’affection de Diane. Pourtant, la situation se retourne en sa faveur lorsque Diane comprend que son père lui a menti à propos des accusations de fraude fiscale dont il fait l’objet. James Court, directeur d’une maison de retraite (où Diane travaille de temps en temps pour gagner son argent de poche) est accusé d’avoir, plusieurs années durant, dissimulé de l’argent au fisc. Diane prend la défense de son père qui clame son innocence, jusqu’au jour où elle doit se rendre à l’évidence quand elle découvre l’argent que son père avait pris soin de dissimuler dans la maison. Se sentant trahie par ce qu’elle avait de plus cher, Diane fait marche arrière et décide d’ouvrir à nouveau son cœur à Lloyd. C’est de cette manière que le film se termine, James est en prison, et Diane et Lloyd partent ensemble en Angleterre, pouvant ainsi vivre pleinement leur amour puisque rien ne semble désormais plus leur barrer la route (« When this happens, the conflict must be resolved in a way that clearly removes any threat to the couple’s hapinness146 »). Cette victoire du couple face aux contrariétés rencontrées est une caractéristique (parmi d’autres) de l’amour romantique : « la valorisation de la pérennité conjugale interprétée comme la victoire de l’amour dans sa lutte contre les obstacles qu’il rencontre sont quelques traits essentiels de l’amour romantique147 ».

Pendant longtemps et dans de nombreux pays, le modèle socialement dominant de l’union fut celui du mariage arrangé. Celui-ci devait, avant tout, servir l’intérêt des familles: « il a été mis au point au fils des siècles pour des raisons liées au partage, celui des terres dans les sociétés agraires et celui des biens dans les sociétés de marché. L’amour ne peut y avoir sa place hors un extraordinaire concours de circonstances148 ». Ainsi que le montre Vincent Citot (et Jean-Claude Kaufmann149), nous nous sommes, en Occident, progressivement détachés de ce schéma. L’institution matrimoniale a évolué dans une logique de lente privatisation et individualisation de la relation conjugale : « Du modèle parental, la famille est passée au modèle conjugal : désormais, ce ne sont plus les familles qui se marient en se mariant leurs enfants (mariages d’intérêt), mais bien les conjoints qui se choisissent sur la base de sentiments réciproques (mariage d’inclination, mariage d’amour)150 ». Nous

146 Ibid., p. 25.

147 Jacques Marquet, « L’amour romantique à l’épreuve d’internet », op. cit., p. 13. 148 Ibid., p 110.

149 « Apparut alors ce que l’époque nomma le “mariage d’inclinationˮ (opposé au mariage arrangé), qui connut la gloire que l’on sait au théâtre et dans les romans », Jean-Claude Kaufmann, La femme seule et le prince charmant, op. cit., p.72.

150 Vincent Citot, « Les tribulations du couple dans la société contemporaine et l’idée d’un amour libre », Le

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reconnaissons ici l’idéal romantique de l’amour fusion151. Le mariage arrangé (un obstacle classique à l’union des amants dans les romances cinématographiques à en croire Laurent Jullier152), paraît désuet dans nos sociétés occidentales. Il n’en est en effet pas question chez Cameron Crowe. Ce dernier semble évacuer de ses représentations un type d’union qui ne renvoie justement pas à une vision romantique en faveur d’un modèle où les amants doivent s’extraire de leur milieu pour vivre leur romance (à l’image du cinéaste qui a lui-même dû s’affranchir de sa famille pour se consacrer à sa passion) Peut-être est-ce comme cela d’ailleurs qu’il faut comprendre le titre français, Un monde pour nous : Diane et Lloyd n’appartiennent pas au même monde. C’est bien le rang social de Lloyd Dobbler qui empêche James Court d’approuver son union avec sa fille ce qui montre qu’il demeure toujours des barrières sociales plus ou moins insidieuses. Les parents n’interviennent plus directement dans les choix amoureux de leurs enfants, mais ils exercent malgré tout encore une certaine influence, et des critères comme le rang social (bourgeoisie, classes populaires, etc.), l’âge et la couleur de peau peuvent être déterminants dans leur jugement153. L’enjeu serait que les personnages, Diane et Lloyd, arrivent à créer un monde où leur romance serait possible, ce qu’ils arrivent tous les deux à faire en se libérant de leur condition à la fin du film. Cela illustre le décloisonnement des strates sociales en cours dans notre société154.

Cette question de l’entremêlement de la vie sociale et de la vie amoureuse est une préoccupation typiquement américaine (Laurent Jullier affirme que « le mythe de l’ascension sociale irrigue bien des esprits et bien des films155 »), et comme l’expose Erin Nicole Ford, un archétype narratif des « romantic teen comedies156 ». Say Anything s’inscrit totalement

dans cette lignée de films reposant sur des codifications et des attentes spécifiques destinées aux adolescents. Crowe a conscience, justement, de ces codes et choisit de les reprendre pour mieux les revisiter.

151 Mis en avant par Vincent Citot : « On appelle fusionnel le couple qui fait de son propre maintien une finalité supérieure, qui fonctionne, ou voudrait fonctionner, comme une entité achevée, unitaire et cohérente », Ibid., p. 87.

152 « L’obstacle le plus classique au bonheur que les héros ont déjà construit en leur foi intérieur est le mariage arrangé », Laurent Jullier, La difficulté d’aimer, op. cit., p. 110.

153 Ibid., p. 115.

154 Ainsi que l’écrit Niklas Luhmann : « Donc la sémantique amoureuse, comme la société, serait passée d'une structure hiérarchisée, où chaque strate s'autosuffit, à une structure complexe ou plusieurs personnes de milieux différents peuvent, lorsque leur univers respectif de connaissances entre en contact l'un avec l'autre (système imbriqué), établir une relation et par le fait même échanger à l'aide d'un système de communication, c'est-à-dire la sémantique amoureuse. », Philippe Dancause, « Niklas Luhmann : Amour comme passion », Aspects sociologiques, novembre 1993, p. 31.

155 Laurent Jullier, La difficulté d’aimer, op. cit., p. 115.

156 « The conflicts inherent to this teen romantic comedies include the quest for love, fun and popularity », Erin Nicole Ford, Fast Times: The Rise and Fall of the Teen Romantic comedies of the 1980s, op. cit., p. 20.

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Chapitre 2 : les motifs narratifs et plastiques traditionnels de la romance