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L’amour-fiction : la dé-hiérarchisation postmoderne « crowienne » des références culturelles comme outil de construction romanesque de soi dans

»univers mental

6.1 Nomadisme citadin : errance et égarement de l’homme moderne

À plusieurs moments, des personnages des films de Cameron Crowe vagabondent seuls dans les rues d’une grande ville (New York et Seattle la plupart du temps), transportant avec eux une certaine solitude et une mélancolie. L’exemple le plus évident est bien entendu la séquence d’ouverture surréaliste de Vanilla Sky dans laquelle David découvre avec effroi qu’il est seul dans New York, notamment sur la fameuse avenue - normalement bondée - de Times Square. Dans cette scène, le cinéaste montre une fois encore comment la culture populaire s’impose à nos vies et à nos rêves, ce qui préfigure, d’une certaine manière, le Rêve lucide de David. Crowe commente ce passage :

« On a travaillé très dur sur cette scène. On ne voulait pas utiliser d’effets informatiques. On ne voulait pas d’images de synthèse, donc avec l’aide de la mairie de New York et de la police, on a clôturé Times Square début novembre pendant trois heures. C’était un dimanche matin. C’était très bizarre d’être là avec l’électricité. Tout ce qu’il y a sur Times Square… Il y a un épisode de La Quatrième dimension intitulé Peine Capitale qui commente le sujet de notre film. Tout ce qu’on voit lui vend une solution à sa solitude. Si vous regardez bien et le DVD est bien pour ça, chaque chose assouvit un besoin qu’il a dans sa vie. Il y a même Jan Wenner, qui nous a porté bonheur, l’éditeur de Rolling Stone. Le voilà. J’adore ce couple sur les gratte-ciels aussi561 »

Dans cette séquence, reprise presque telle quelle du film d’Alejandro Amenábar, la mise en scène accentue la solitude ressentie par le héros. Ce dernier est d’abord montré en plan rapproché par un travelling avant qui se prolonge doucement en travelling latéral, puis en travelling arrière surplombant l’immense avenue en plongée, le rendant ainsi infiniment minuscule au milieu de ce dédale urbain. La seule différence avec Ouvre les Yeux réside dans les « morceaux » de culture populaire que Crowe intègre. On remarque encore une fois la dé- hierarchisation des occurrences culturelles. Ici, Crowe mélange les séries télévisées (La

Quatrième dimension, [Twilight Zone ; 1959-1964, Rod Sterling]), les chaînes musicales

561 « We worked pretty hard on this. We did not want to use computer enhancements. We didn’t want to do a CGI version, so we actually, with the help of New York mayor’s office and the police, closed down Times Square early in November for three hours. It was a Sunday morning. It was very eerie being there with the electricity on. Everything in Times Square… There’s a “Twilight Zoneˮ episode called “Shadow Playˮ that has a statement on what our movie is about. Everything you see is selling a solution to his loneliness to him. If you look at it, and DVD is a good place to look at it, everything is a quick fix for what he’s longing to have in his life. There’s even Jann Wenner, our good luck charm, the publisher of Rolling Stone. There he is. I love that couple on the skycrapers too » (traduction issue du DVD de Vanilla Sky), Cameron Crowe, commentaires audio disponibles sur le DVD de Vanilla Sky, passage de 3 minutes, 3 secondes à 4 minutes.

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(MTV et Virgin) les couvertures de magazines populaires, les publicités pour les voitures de sport, les fastfoods (McDonald’s), etc. Cette séquence révèle le côté « branché » du film qu’Olivier Père compare justement à un magazine de mode et à un catalogue du Virgin Megastore562. Les images subliminales que Crowe incorpore défilent à toute allure563. Il est très difficile de les percevoir - bien plus que celles qui précèdent le réveil de David à la fin du film - même en mettant le film sur pause, comme le cinéaste le recommande. Ce sont des plans qui se comptent en fractions de secondes. C’est une vision anxiogène et par conséquent plutôt négative de la ville et du monde contemporain où les individus semblent perdus dans un flux ininterrompu d’images et de sons. La ville apparaît comme un lieu d’oppression et de solitude que la culture populaire viendrait combler en apportant une solution marchande à des désirs humains. Nous l’avons montré, Tom Cruise joue, pour ainsi dire, son propre rôle dans

Vanilla Sky (de même qu’il est aussi une sorte d’alter ego de Cameron Crowe). Il est donc, à

ce titre, ironique de relever que parmi les « solutions à sa solitude » proposées dans cette scène, Katie Holmes, la future épouse de Cruise, figure à la une d’un numéro du magazine fictif TV Digest [Fig. 83] (magazine crée dans le film par David Aames senior et dont le héros, David Aames Junior, a la charge depuis que son père est décédé). Cela confère presque à ce rêve que fait David au début du film, une dimension prémonitoire - bien qu’il s’agisse d’une pure coïncidence - et témoigne une fois encore de la porosité qui existe dans la frontière entre la fiction et la réalité dans l’imaginaire de Cameron Crowe (dans ce cas, on peut dire que la réalité rattrape la fiction)564.

Fig. 83 : Vanilla Sky, 3 min. 40 sec.

562 « Crowe dresse ainsi un inventaire de ce qu'il aime dans la vie : Bob Dylan, la Nouvelle Vague (extrait de Jules et Jim et poster d'A bout de souffle), l'impressionnisme... Autant de vignettes sonores nostalgiques et d'incitations au consumérisme culturel qui font parfois ressembler le film à un catalogue du Virgin Megastore […] Le film croule sous les signes extérieurs de richesse et adopte le luxe glacé des magazines de mode », Olivier Père, « Vanilla Sky », Lesinrocks, [en ligne], 1er janvier 2002,

https://www.lesinrocks.com/cinema/films-a-l-affiche/vanilla-sky/ [consulté en ligne le 27/05/20]. 563 cf. annexe Q.

564 De même que cela rejoint la dimension méta des films dans lesquels joue Tom Cruise mise en avant par Louis Blanchot dans son ouvrage Les vies de Tom Cruise que nous avons mentionnés dans la sous-partie précédente.

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Cette réponse à l’ennui paraît futile. Nous savons, en effet, que ce qui fait défaut à David ne peut être contenté par un bien matériel, car ce qu’il recherche relève plutôt du transcendant : il souhaite vivre un coup de foudre, un amour tombé du ciel. C’est une chose rare qui est à placer sur un plan bien supérieur à celui de la simple consommation de biens telle qu’elle est suggérée dans cette séquence ouvrant Vanilla Sky (on pourrait en ce sens voir une forme de critique de la société de consommation dans le film de Crowe). Nous serions enclins à rapprocher cette séquence où David court seul sur Times Square de ce que dit Jean Baudrillard à propos du Marathon de New York : « et chacun court seul, sans même l’esprit d’une victoire, simplement pour se sentir exister565 ». Cette course évoquée par Baudrillard fait écho à celle de David dans Vanilla Sky dans la scène évoquée précédemment, dans la mesure où le « sprint » du personnage est avant tout le reflet d’une vie sans réel but où il s’efforce justement de se sentir exister.

La culture populaire est grandement liée à l’image. Celle-ci peut être véhiculée par la télévision - comme le suggère Cameron Crowe en montrant, dans la scène d’ouverture de

Vanilla Sky, l’extrait d’un épisode de La quatrième dimension dans un des écrans géants se

trouvant sur Times Square - ainsi que par les magazines, les périodiques, les journaux, les romans, etc. C’est un milieu dans lequel Crowe a évolué - et auquel il rend hommage en faisant apparaître furtivement l’éditeur et co-fondateur de Rolling Stone, Jan Wenner (que l’on voit aussi dans Jerry Maguire et dans Presque Célèbre). Il est donc logique de le retrouver dans l’imaginaire déployé par Crowe dans cette séquence de Vanilla Sky où l’on aperçoit, entre autres, des couvertures de magazine de mode.

La culture populaire puise son origine dans la révolution industrielle qui débuta en Angleterre à la fin du XVIIIe siècle. L’industrialisation entraina de nombreux bouleversements dûs aux progrès techniques. L’un d’eux fut notamment l’émergence de nouvelles formes d’impression, ce qui favorisa le développement des médias de masse. La culture populaire est ainsi étroitement liée à la consommation de masse. La révolution industrielle engendra le phénomène socio-géographique de l’urbanisation. C’est de cette manière que commença, dans la plupart des pays occidentaux, l’exode rural engendré par le développement des grandes métropoles. De plus en plus de personnes quittèrent leur village d’origine pour venir vivre dans les grands pôles urbains dans l’espoir d’y trouver un

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travail566. C’est dans ce contexte de grande mixité sociale (« cultural diversity567 ») que naquit la culture populaire568. Paradoxalement, cette dernière est un facteur de communion puisqu’elle rapproche des gens issus de différents milieux sociaux, mais elle crée en même temps de l’individualisme569 (grandement lié au plaisir consumériste individuel). Ce dernier, comme nous l’avons vu, s’accélère depuis les quarante dernières années et affecte beaucoup la vie sociale, notamment en ce qui a trait à l’amour et la romance. Chacun cherche à s’accomplir en tant qu’individu. C’est d’autant plus vrai aux États-Unis où l’idéologie du rêve américain repose justement sur la réalisation de soi570. On assiste, surtout dans les grandes métropoles industrialisées, à une atomisation des relations sociales comme le dit Jean Baudrillard qui constate que « le nombre de gens ici qui pensent seuls, qui chantent seuls, qui mangent et parlent seuls dans les rues est effarant571 ». La ville serait donc un lieu d’effervescence et de bouillonnement culturel - on le ressent dans Presque Célèbre à travers l’atmosphère électrique qui s’empare des personnages lorsqu’ils arrivent à New York, dernière étape de leur tournée après avoir sillonné les routes américaines (« Welcome to New York ! You can be nervous. You should be572 ») -, mais où les gens ne se parlent pas ou peu. Cela pourrait expliquer une partie de l’isolement que ressentent les personnages de David, Lloyd, Steve et Drew. Dans Say Anyhting, Lloyd déambule seul le soir au volant de sa voiture dans les rues de Seattle pendant une partie du film. De même, Steve, dans Singles, est un habitué des promenades nocturnes solitaires dans Seattle573. Dans Elizabethtown, la ville est également associée à l’isolement. Drew est montré comme un personnage esseulé, dépité, vivant seul. Il a quitté sa famille qui vit dans le kentucky pour devenir designer de chaussure de sport dans une grande compagnie internationale. Nous ne savons pas exactement dans quelle ville il travaille, il s’agit très probablement de New York. Sous cet angle, la ville est

566 « With the beginning of the Industrial era (late eighteenth century), the rural masses began to migrate to cities, leading to the urbanization of most Western societies », Tim Delauney, « Pop Culture : an overview », op. cit., p. 7.

567 Ibid., p. 7.

568 « Thus, many scholars trace the beginning of the popular culture phenomenon to the rise of the middle class brought on by the Industrial Revolution », Ibid., p. 7.

569 « A seemingly contradictory source of popular culture is individualism. Urban culture has not only provided a common ground for the masses, it has inspired ideals of individualistic aspirations», Ibid., p. 7.

570 « In the United States, a society formed on the premise of individual rights, there are theoretically no limitations to what an individual might accomplish », Ibid., p. 7.

571 Jean Baudrillard, Amérique, op. cit., p. 20.

572 Presque Célèbre, passage à 1h, 19 minutes, 45 secondes.

573 Cet aspect est particulièrement mis en avant dans une scène coupée (disponible dans les bonus du DVD du film) qui révèle les promenades nocturnes auxquelles Steve s’adonne. Steve finit par s’arrêter devant un libraire et se met à imaginer que les magazines de modes disposés devant discutent avec lui et lui donnent des conseils sur la manière dont il gère sa vie amoureuse.

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assimilée au dynamisme, à la carrière et à l’ambition et intrinséquement liée au monde du « show business ». Nous l’avons vu, Cameron Crowe présente le personnage de David comme un « prince de New York » qui connaît toutes les célébrités (Courtney Love, Steven Spielberg, etc). C’est un monde superficiel et cruel où l’on peut, comme le montrent les parcours de David et de Drew (et dans une certaine mesure, de Jerry dans Jerry Maguire), être oublié du jour au lendemain. David est délaissé par ses « amis » après son accident et l’échec (ou plutôt le fiasco comme le rappelle le narrateur qui n’est autre que Drew) cuisant du projet de Drew met fin à ses rêves de grandeur et de popularité. La ville se révèle finalement - et surtout - être synonyme de désillusion.

Certains personnages de Crowe, quand ils quittent la ville pour se rapprocher de la campagne - autrement dit de l’Amérique profonde -, semblent aller mieux. Drew, par exemple, doit se rendre à Elizabethtown, un village situé dans une contrée reculée du Kentucky, pour s’occuper des funérailles de son père qui vient de décéder. C’est au cours de ce voyage où il se rapproche, en quelque sorte, de ses racines, qu’il va reprendre goût à la vie. Bien sûr, sa rencontre avec Claire contribue énormément au retour de son bien-être, mais le moral de Drew revient aussi car il redécouvre des valeurs plus traditionnelles, notamment celles de la cohésion familiale. Drew est montré au milieu de sa famille, avec ses cousins, ses oncles et ses tantes. Malgré le contexte funèbre, il y a une atmosphère très chaleureuse, presque festive. Elizabethtown est dépeint comme un endroit convivial où il fait bon vivre, où les gens se connaissent et se parlent. On le voit surtout lorsque Drew arrive en voiture et que les personnes dans la rue (qu’il ne connaît pas mais qui eux, semblent très bien savoir qui il est) lui indiquent son chemin. D’une certaine manière, la santé mentale de Drew s’améliore à mesure qu’il s’écarte de la ville - et donc de la culture populaire au sens où l’entend Tim Delauney - et s’avance vers une ruralité culturellement plus « authentique » (ce que Delauney appelle la culture folklorique). Cameron Crowe semble associer la ville à un univers culturel qui emprisonne ses personnages et dont ils cherchent à s’émanciper en quittant justement ce lieu d’incarnation de cette culture de masse.

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6.2 Prendre la route : le voyage initiatique romanesque comme moyen de se