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6. Geneviève de Cornouailles : une critique sociale et politique

6.1 Une société déliquescente

Bien qu’il fasse partie de la classe aristocratique et qu’il semble se conformer aux conventions associées à son rang, Mayer critique cependant l’hypocrisie de la vie sociale de son époque. Dans Geneviève de Cornouailles, il évoque notamment le temps que consacrent les dames à leur toilette. « À Paris, les Dames paroissoient bien plus belles, mais l’étoient plus tard ;

& cet emprunt leur coûtoit bien des heures : une glace, une Dariolette leste & intelligente, un peu de poudre d’or, & la toilette des Dames Troyennes & Vexinoises étoit finie604. » Au XVIIIe siècle, l’otium, envisagé comme un moment de repos pour l’esprit, n’est pas connoté péjorativement dans l’éthos aristocratique, même qu’il est nécessaire au ressourcement. Ces périodes de loisirs distinguent la noblesse des autres classes qui ne peuvent se permettre ce genre de luxe605. Mayer y voit cependant une perte de temps, considérant que ces instants de plaisir et de relaxation nuisent à l’activité. Par ses commentaires, l’auteur montre son aversion pour la

602 Ibid., p. 12.

603 MAYER, Charles-Joseph (de). Vie privée libertine et scandaleuse de Marie-Antoinette d'Autriche, op. cit., 144 p.

604 MAYER, Charles-Joseph (de). Geneviève de Cornouailles et le Damoisel sans nom, op. cit., p. 194-195.

605 MEIER, Franziska. « “Renouvelez-vous pour moi, moments tranquilles de ma douce adolescence !” Sur les moments d’otium dans la Révolution française », Recherches & Travaux, vol. 88, 2016, p. 15.

pédanterie, notamment, par la « complaisance dont tirent si bien parti les Dames de la Cour606 », prêtes à s’adapter aux gouts d’autrui dans le seul but de plaire. Notamment, Mayer critique l’usage des portraits qui ne servent que la fatuité des uns et des autres :

Un jour, quand les Dames auront, à force de foiblesses, prodigué, multiplié les dons de leurs portraits ; quand se verront dans de doigts vils

& grossiers des portraits ; quand au lieu de regarder ces faveurs comme un hommage, on les prendra comme un besoin du luxe ; quand ne sera personne qui n’en ait, sans utilité, sans plaisir, sans en sentir le prix : alors beau Damoisel, les Chevaliers imagineront ce que venez d’imaginer ; ne demanderont aux Peintres qu’un œil qu’ils porteront à leurs doigts607.

Si Mayer désapprouve la vanité, il en va de même pour les jugements qu’exercent les courtisans les uns vis-à-vis des autres. Il écrit dans son roman : « Ici loyale affection & haine vénéneuse ne cessent d’agiter les ames de Cour : faut choisir, être cajolé ou être détesté. Haines de Dames sont interminables : point ne vous conseille de les braver608. » Selon lui, la valeur devrait être basée sur les mérites de la personne, comme c’est le cas dans l’ordre de chevalerie, plutôt que sur les apparences et la feintise.

Suivant cette même idée, Mayer réprouve l’importance accordée aux modes dans une longue allégorie. Le Damoisel aperçoit les autres personnages s’affairer au temple de la fée Mode. « Il les voyoit se dépouiller, s’habiller, se parer, se déparer, retourner leurs parures, passer de l’hermine aux zibelines, du jonquille au violet ; & ce qu’il y avoit de plus plaisant, c’est que dans tous ces changemens chacun croyoit avoir trouvé le mieux ou le bien609. » Le narrateur indique la puissance universelle de la fée Mode, puisque qu’elle vit de variations infinies et l’humanité lui est asservie. Toutefois, le plus aberrant pour le protagoniste demeure le fait que la mode s’ingère dans plusieurs domaines en y imposant son joug :

Mais avancé dans les cellules qui entouroient les parvis du Temple, [le chevalier] vit avec indignation la Mode donner des loix à l’Alchymiste, au Guérisseur, au Juge ; il vit prôner les nouveautés, déprimer les vieux

606 MAYER, Charles-Joseph (de). Geneviève de Cornouailles et le Damoisel sans nom, op. cit., p. 144.

607 Ibid., p. 74.

608 Ibid., p. 78.

609 Ibid., p. 202.

moyens, déranger l’opinion, renverser les têtes, & fouler dans les tenailles des innovations un Peuple entier610.

Encore une fois, Mayer perçoit ces manifestations comme une perte de temps menant à l’improductivité.

Avec l’apparat viennent évidemment les grandes dépenses, ce que Mayer ne semble pas cautionner. Bien que la princesse Grasilinde remette au chevalier des présents onéreux, peu de divertissements exorbitants sont mis en scène par l’auteur dans son roman, même si ceux-ci revêtent une grande importance dans les romans de chevalerie du Moyen Âge. Même que le romancier souligne que les chevaliers sont dans le devoir de dispenser ces fêtes. Aussi, il suggère que les fêtes données sont souvent exagérées, attirant davantage les masses à qui cette sorte de luxe est inaccessible :

[Geneviève] alloit être témoin des fêtes que les Chevaliers devoient donner, venoit assister à ce pompeux spectacle, comme y viennent la jeunesse, l’innocence ; comme y viennent les Pastoureaux, mêlés parmi le Peuple. Ignorés, confondus & se repaissant des yeux seulement, des fêtes & des jeux de la Cour611.

Mayer s’éloigne donc encore une fois de la coutume médiévale en banalisant ces expressions ostentatoires de la fortune.

Si au départ, le luxe fait partie des stratégies politiques et économiques de différents pays, il devient l’objet d’un véritable débat au XVIIIe siècle en s’immisçant dans la vie mondaine, devenant la principale quête de bien des courtisans612. S’il faut distinguer le luxe de la magnificence qui permit à la France de rayonner dans toute l’Europe, plusieurs, dont Mayer, déplorent que « le culte de l’argent remplace celui de l’honneur et de la valeur intrinsèque613 ».

Le luxe devient signe de vanité et d’orgueil, aux yeux de la morale chrétienne, dès lors que l’individu s’en sert, dans la sphère privée, comme d’un masque d’ostentation destiné à se faire admirer pour son costume et non pour sa personne. Sans univocité, le luxe n’est donc sauvé aux XVIIe et XVIIIe siècles que lorsqu’il est le signe de l’ingenuus

610 Ibid., p. 204.

611 Ibid., p. 46. Je souligne.

612 PAVY-GUILBERT Élise et Françoise POULET. Contre le luxe (XVIIe-XVIIIe siècle), Paris, Classiques Garnier, 2021, p. 8.

613 Ibid., p. 9.

et ranime les « passions nobles » telles que l’art, l’éducation, l’honneur, le devoir d’exemplarité614.

Le constat général est que le luxe doit se manifester conformément au rang pour maintenir l’ordre social et assurer le respect, mais ne doit cependant pas tomber dans la sphère privée, par l’excès et la débauche, comme se le font reprocher Marie-Antoinette et son mari. Il y a donc une distinction marquée entre « le luxe d’ostentation » et « le luxe de magnificence »615, entre « le bon luxe qui contribue au progrès en faisant passer de la frugalité originelle à une aisance où se perfectionnent les arts, et le mauvais luxe, annonçant la fin de l’art, sa dissolution dans le divertissement mondain616 ». C’est donc à ce mauvais luxe que s’attaque Mayer dans ses écrits.

Par exemple, dans Monsieur le comte de Falkenstein, Mayer semble partager l’avis de l’Empereur sur les amusements de la cour, c’est-à-dire qu’ils sont lassants pour les gens initiés, ceux-ci préférant les soupers conviviaux entourés de la famille et des amis proches :

La Reine vouloit célébrer le séjour de son frère en France par des Fêtes dignes de la magnificence de la Cour de nos Rois : mais ce n’étoient ni des bals, ni des tournois, ni tous ces spectacles aussi coûteux que frivoles qui pouvoient l’intéresser. Trop accoutumés à apprécier les plaisirs de la représentation, qui ne sont bien souvent qu’un ennui fastueux & la fausse monnoie de la grandeur royale617.

Dans une de ses publications de la Bibliothèque universelle des romans, Mayer précise davantage sa position concernant l’ostentation en affirmant que « le luxe excessif est un signe de décadence nationale, & de corruption618 » qui mène la société à sa perte. Il souligne le fait que les appartements royaux de jadis ne sont maintenant rien en comparaison avec les logements des petites maitresses du XVIIIe siècle. Ces excès sont aggravés par la situation désastreuse des années 1780, l’affaiblissement du trésor national et la pauvreté du peuple contrastant fortement avec l’opulence de la royauté. Pour l’auteur, il ne fait aucun doute que « les Lumières vont en déclinant619 » et que bien qu’en apparence, tout semble mieux, il ne s’agit que de l’hypocrisie

614 Ibid., p. 10.

615 Ibid., p. 17.

616 Ibid., p. 39.

617 MAYER, Charles-Joseph (de). Monsieur le comte de Falkenstein, op. cit., p. 144-145.

618 MAYER, Charles-Joseph (de). « Observations sur Ariane ». Bibliothèque universelle des romans, Paris, au Bureau et chez Demonville Libraire, Février 1780, p. 187.

619 MAYER, Charles-Joseph (de). « Observations sur Ariane ». art. cit., p. 184.

mondaine camouflant ses imperfections sous de beaux apparats : « Moi je préférerois le siècle qui ne cache point ses vices, à celui qui cache ses vices sous ses défauts…620 »