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CHAPITRE 2 : SAMUEL BECKETT ET L’AVÈNEMENT DE LA DRAMATURGIE DU

2.5 L E RÔLE DU SILENCE DANS LE COMIQUE BECKETTIEN

2.5.3 Le silence comme mécanisme comique

Dans l’importante biographie que James Knowlson a consacrée à Beckett, une lettre signée du dramaturge, en date du 24 février 1931, cite le philosophe Henri Bergson, que l’on connait pour son ouvrage Le Rire (1900) qui porte sur les variétés du rire et qui expose plusieurs théories sur les effets du comique. En examinant bien la structure des deux œuvres de notre corpus, on peut constater que les théories de Bergson s’y appliquent. L’un des

94 Ibid., p. 23.

95 Samuel Beckett, En attendant Godot, op. cit., p. 134. 96 Idem.

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énoncés les plus fréquents dans Le Rire est celui du « mécanisme comique ». Le philosophe énonce, entre autres, le mécanisme intérieur (p. 14), le mécanisme superposé à la vie (p. 26), le mécanisme inséré dans la nature (p. 26), le mécanisme de répétition (p. 37), le mécanisme matériel et moral (p. 38), le mécanisme des formes extérieures de la vie (p. 42) et le mécanisme des associations d’idées (p. 86). En d’autres mots, Bergson fait l’éloge des combinaisons (mécanismes) possibles qui provoquent le rire. Beckett l’avait bien compris et il usa d’une formule particulière pour y accéder : celle du silence. Ce volet s’attardera donc aux manières dont notre dramaturge use du silence comme d’un mécanisme comique, et ce, au travers du genre tragicomique et du courant absurde.

En ce qui concerne les deux pièces à l’étude, le dialogue constitue le seul exutoire des personnages, qui sont placés sous le signe de l’attente. Même s’ils n’ont rien à se dire, les personnages se tournent vers de grandes questions, puisque comme dirait Beckett : « il n’y a que ça98 ». On les voit jouer avec les mots, se les lancer et les relancer en guettant leurs

rebonds. Pourtant, derrière ce jeu, le dialogue dramatique apparait comme menacé et arraché au silence. Les constantes interférences entre le dire et le faire finissent par abolir le sens et tout devient obstacle au dialogue, provoquant plusieurs silences et moments comiques. Ainsi, le nombre impressionnant d’indications temps et silence (entre trois-cents et quatre-cents par pièce) réussit à relever le comique du tragicomique, principalement grâce à son rythme, comme le veut cet exemple :

VLADIMIR. Tire !

Estragon tire, trébuche, tombe. Long silence.

POZZO. À moi !

VLADIMIR. Nous sommes là. POZZO. Qui êtes-vous ?

VLADIMIR. Nous sommes des hommes.

Silence.

ESTRAGON. Ce qu'on est bien, par terre !99

Ce jeu cadencé est souvent associé au personnage de Pozzo, qui s’élance régulièrement dans des élans dialogiques : « POZZO. - Que voulez-vous. (Silence), Mais peut-être que vous n’êtes pas des fumeurs. Si ? Non ? Enfin, c’est un détail. (Silence), Mais comment me rasseoir

98 Jean-Pierre Ryngaert, Nouveaux territoires du dialogue, op. cit., p. 88. 99 Samuel Beckett, En attendant Godot, op. cit., p. 115.

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maintenant avec naturel, maintenant que je me suis mis debout ? Sans avoir l’air de – comment dire – de fléchir ? (À Vladimir) Vous dites ? (Silence) Pourquoi n’avez-vous rien dit ? (Silence) C’est sans importance100».

Dans le deuxième acte de cette même pièce, un long jeu silencieux d’échanges de chapeaux101 s’effectue, rendant la scène comique pour le spectateur et divertissante pour les personnages. Il en va de même pour la longue pantomime de Pozzo102, dont la tirade est coupée par huit pauses et se termine par un « Long silence ». D’ailleurs, ce personnage semble avoir de la difficulté à partir, ce que nous comprenons par ses étirements silencieux comiques :

ESTRAGON. - Alors, adieu. POZZO. - Adieu.

VLADIMIR. - Adieu. ESTRAGON. - Adieu.

Silence. Personne ne bouge.

VLADIMIR. - Adieu. POZZO. - Adieu. ESTRAGON. - Adieu.

Silence.

POZZO. - Et merci.

VLADIMIR. - Merci à vous. POZZO. - De rien.

ESTRAGON. - Mais si. POZZO. - Mais non. VLADIMIR. - Mais si. ESTRAGON. - Mais non.

Silence.

POZZO. - Je n'arrive pas… (il hésite) … à partir103.

Ainsi, les personnages s’efforcent de meubler le silence, de parler pour ne pas penser, mais ces moments vides reviennent inévitablement, ce qui angoisse fortement Vladimir : « Dis quelque chose !104 », « Dis n’importe quoi !105 ». Comme si tout valait mieux que de se taire : « C’est ça, engueulons-nous (Échanges d’injures. Silence.) Maintenant

100 Ibid, p. 37-38. 101 Ibid, p. 101-102. 102 Ibid, p. 52. 103 Ibid., p. 65. 104 Ibid., p. 106. 105 Idem.

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raccommodons-nous106 ». Il en va de même pour Hamm, qui brise constamment le silence même s’il n’a rien de pertinent à dire : « À part ça, ça va ?107 ». Ce phénomène est également

perçu lorsque Pozzo revient en deuxième acte et que Vladimir se voit soulagé de renouer avec lui, car il les aide à discuter : « Ça tombe à pic. Nous commencions à flancher108 ». Dès lors, l’attente des répliques marque le temps. D’ailleurs, Hamm est très clair quant à la fonction de son serviteur : « CLOV. À quoi est-ce que je sers ? / HAMM. À me donner la réplique109 ».

D’autre part, il y a un constat parallèle évident à faire entre la parole et le silence comme jeu de pouvoir comique : la plupart des répliques de Clov ne dépassent pas un mot et il est évident que si ce n’était que de lui, tout serait silencieux. Dans cette même lignée, l’unique réplique de Lucky, ce personnage muet, qui parle une seule fois pour déblatérer une tirade interminable, provoque un effet comique par la rupture intense de son silence que l’on croyait permanent. Ainsi, les personnages au service d’un autre (Clov et Lucky) sont les plus silencieux. En contrepartie, Hamm ressent un fort besoin de parler, et ce, même s’il méprise ses interlocuteurs, ce que l’on comprend, entre autres, lorsqu’il interrompt la blague de son père : « Mais taisez-vous, taisez-vous, vous m’empêchez de dormir. (Un temps.) Parlez plus bas. (Un temps.)110 ». Dès lors, le comique se perçoit dans une multitude de démarrages avortés. Le rythme des répliques accentue le jeu de pouvoir dont elles témoignent.

Bref, la manifestation comique des pièces de notre corpus se trouve principalement dans les façons qu’ont les personnages de jouer avec le déroulement inexorable de la vie et dans leurs manières de contrer l’ennui. Selon Bergson, le rire se déclenche par l’enchaînement mécanique qui donne l’illusion de la vie. Or, il est parfois ardu de distinguer la comédie de la réalité, car les deux vacillent dans l’absurdité. Tout comme Pozzo, nous cherchons encore la cohérence de vivre : « Un beau jour je me suis réveillé aveugle comme le destin. (Un temps.) Je me demande parfois si je ne dors pas encore111 ». Au travers de cette absurdité, le rire se voit comme une force, et ce, même s’il ne règle rien au tragique de

106 Idem.

107 Samuel Beckett, Fin de partie, op. cit., p. 147. 108 Samuel Beckett, En attendant Godot, op. cit., p. 130. 109 Samuel Beckett, Fin de partie, op. cit., p. 192. 110 Ibid., p. 158.

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l’existence. L’influence d’Henri Bergson dans les tragicomédies de Samuel Beckett se matérialise donc dans les mécanismes comiques véhiculés par le silence, mais aussi dans la philosophie de la fonction du rire.

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CHAPITRE 3 : Étude comparative entre la dramaturgie

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