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La dramaturgie du silence de Samuel Beckett et son héritage dans l’écriture dramaturgique de Nathalie Sarraute, Marguerite Duras et Franz Xaver Kroetz

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Academic year: 2021

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© Isabelle Durivage, 2020

La dramaturgie du silence de Samuel Beckett et son

héritage dans l’écriture dramaturgique de Nathalie

Sarraute, Marguerite Duras et Franz Xaver Kroetz

Mémoire

Isabelle Durivage

Maîtrise en littérature et arts de la scène et de l'écran - avec mémoire

Maître ès arts (M.A.)

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La dramaturgie du silence de Samuel Beckett et son

héritage dans l’écriture dramaturgique de Nathalie

Sarraute, Marguerite Duras et Franz Xaver Kroetz

Mémoire

Isabelle Durivage

Sous la direction de :

Liviu Dospinescu

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Résumé

Ce mémoire s’intéresse au silence dans le théâtre postdramatique, et ce, à partir de la dramaturgie de Samuel Beckett, que nous nommerons « dramaturgie du silence ». Notre recherche vise à analyser les manières avec lesquelles Beckett a donné naissance à une nouvelle forme dramaturgique en mettant à profit les formes d’un héritage dans le théâtre postdramatique, au travers des œuvres de certains auteurs tels que Nathalie Sarraute, Marguerite Duras et Franz Xaver Kroetz. Pour ce faire, nous analyserons deux pièces de théâtre beckettiennes, soit En attendant Godot et Fin de partie. Nous relèverons alors les stratégies et les effets du silence qui est privilégié pour ensuite chercher des pistes de réponses à nos questions de recherche au travers de certaines œuvres de nos trois autres auteurs précédemment identifiés. Les hypothèses issues de cette phase de travail ont alors été analysées et comparées, afin que l’héritage beckettien en ressorte. Le présent mémoire retrace donc ce processus et met en évidence les stratégies de cette dramaturgie du silence, dans l’intention de démontrer que Samuel Beckett est le précurseur d’un renouvellement dramaturgique basé sur le silence.

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Table des matières

RÉSUMÉ ... II REMERCIEMENTS ... VII

INTRODUCTION ... 1

DESCRIPTION DU SUJET ... 3

INTÉRÊT DU SUJET ... 4

LES GRANDES LIGNES DE LA RECHERCHE ... 6

CHAPITRE 1 : PROBLÉMATIQUE DE LA RECHERCHE ... 8

1.1LES QUESTIONS DE RECHERCHE ... 8

1.2LES OBJECTIFS DE LA RECHERCHE ... 9

1.3ÉTAT DE LA QUESTION ... 10

1.4CADRE CONCEPTUELET APPROCHE THÉORIQUE ... 11

1.5MÉTHODOLOGIEDE LA RECHERCHE ... 15

CHAPITRE 2 : SAMUEL BECKETT ET L’AVÈNEMENT DE LA DRAMATURGIE DU SILENCE ... 17

2.1SAMUEL BECKETT : CONSIDÉRATIONS BIOGRAPHIQUES ... 17

2.2PRÉSENTATION DU CORPUS BECKETTIEN ... 19

2.3INTROSPECTION ET SILENCE DANS L’UNIVERS DES PERSONNAGES BECKETTIENS ... 21

2.3.1 La dramaturgie du silence chez Samuel Beckett ... 24

2.4EXPLORATION DE L’ASPECT PHÉNOMÉNOLOGIQUE DU SILENCE CHEZ SAMUEL BECKETT ... 30

2.5LE RÔLE DU SILENCE DANS LE COMIQUE BECKETTIEN ... 36

2.5.1 La tragicomédie dans l’œuvre de Beckett ... 36

2.5.2 L’absurde dans l’œuvre de Beckett ... 37

2.5.3 Le silence comme mécanisme comique ... 38

CHAPITRE 3 : ÉTUDE COMPARATIVE ENTRE LA DRAMATURGIE DU SILENCE DE SAMUEL BECKETT ET LES SILENCES DANS LE THÉÂTRE DE NATHALIE SARRAUTE, MARGUERITE DURAS ET FRANZ XAVER KROETZ ... 43

3.1LE SILENCE DANS L’UNIVERS THÉÂTRAL ET RADIOPHONIQUE DE NATHALIE SARRAUTE ... 43

3.1.1 La radio comme premier support théâtral ... 44

3.1.2 Le silence comme représentation de la conversation usuelle ... 46

3.1.3 Les tropismes comme procédés dramaturgiques du silence ... 48

3.2L’UNIVERS SILENCIEUX DES PERSONNAGES DE MARGUERITE DURAS ... 52

3.2.1 Parole intérieure et imagination auditive ... 53

3.2.2 Le silence comme véhicule thématique et rythmique ... 56

3.3LE RÔLE DU SILENCE DANS L’ALIÉNATION LINGUISTIQUE CHEZ FRANZ XAVER KROETZ ... 59

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3.3.1 Le théâtre du quotidien ... 60

3.3.2 Le laconisme kroetzien troué de silences ... 66

CHAPITRE 4 : SYNTHÈSE DE L’HÉRITAGE DE LA DRAMATURGIE DU SILENCE DE SAMUEL BECKETT CHEZ NATHALIE SARRAUTE, MARGUERITE DURAS ET FRANZ XAVER KROETZ ... 68

4.1LE LANGAGE DÉCONSTRUIT DES PERSONNAGES CAPTIFS DE LEURS QUOTIDIEN ... 69

4.2LA PAROLE REFOULÉE ET LE NON-DIT ... 71

4.3LA RÉCEPTION PHÉNOMÉNOLOGIQUE PROVOQUÉE PAR LE SILENCE ... 73

4.4LE RYTHME ET L’EFFET MUSICAL ... 74

CONCLUSION ... 79

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« L’écriture m’a conduit au silence. » Samuel Beckett

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Remerciements

Je souhaite tout d’abord manifester ma reconnaissance à mon directeur de recherche, Liviu Dospinescu. En acceptant de diriger mon projet de recherche malgré mon parcours inhabituel, il m’a permis d’atteindre un objectif qui m’a toujours tenu à cœur. Liviu, tes conseils, tes commentaires judicieux, ainsi que ton sens aigu pour la critique m’ont permis de m’accomplir en tant que chercheure, voire de me surpasser. Un grand merci pour ta patience et ton temps !

J’aimerais également remercier Jean-Marc Larrue et Lucie Roy. Ces professeurs m’ont permis d’aller au-delà de mes réflexions et de pousser mes recherches dans une voie insoupçonnée. Leur ouverture d’esprit, leur écoute et leurs grandes connaissances ont stimulé et enrichi ma vision du monde, ainsi que mes recherches.

Je tiens à remercier mes proches pour leur soutien et pour avoir cru en moi tout au long de mon parcours : papa, bro, Olivier, Isabelle, Jean-Christophe et Marie-Anne, mille mercis! Vos encouragements m’ont poussée à me surpasser.

Je réserve enfin toute ma gratitude à Antoine. Ton amour, ta patience et tout le temps que tu m’as offert m’ont aidée à persévérer et à traverser les moments difficiles. Tu as été derrière moi tout au long de cette grande aventure et seulement toi connais véritablement tout le temps et les efforts dont j’y ai mis. Grâce à toi, mes soupirs étaient un peu moins fréquents. Merci mon amour, je te promets une reconnaissance éternelle !

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Introduction

Le silence a longtemps été paradoxal au théâtre, étant donné toute l’importance qu’on accordait au Verbe. Ce n’est qu’au tournant du XVIIIe siècle que les premières mentions « temps » et « court silence » se sont retrouvés dans la dramaturgie, notamment grâce à Marivaux et à sa pièce La Double Inconstance (1724), dans laquelle on vit apparaitre cette didascalie : « TRIVELIN, après quelques temps1 ». À cette époque, Marivaux commençait à interroger la parole en mettant à l’épreuve le pouvoir du silence et celui des mots. Le philosophe Denis Diderot mit également en cause la suprématie du verbe avec son ouvrage

Lettre sur les sourds et muets (1751), dont les concepts emmenèrent une réflexion

linguistique et épistémologique sur « l’instant unique2 », qui influença plus tard la théorisation et l’exploitation du silence au théâtre. Dans ses pièces Le Fils naturel (1757) et

Le Père de famille (1758), on rencontre la forme canonique « une pause », ce qu’Arnaud

Rykner commente ainsi : « [o]n s’aperçoit même que Diderot n’hésite pas à envisager le langage comme une forme vide, capable seulement de produire une image du réel, en marge du réel lui-même, sans jamais parvenir à le saisir directement3 ».

Puis, au milieu du XIXe siècle, la majorité des spectateurs de Richard Wagner et de son Théâtre Absolu souhaitait déjà que le reste du public soit totalement attentif aux propositions, qu’il garde le silence et qu’il n’applaudisse qu’à la fin des représentations4. Ces nouvelles contraintes changèrent totalement l’effet du silence au théâtre, puisque les spectateurs perdirent peu à peu le droit de parole. De plus, la fin de ce siècle annonçait une seconde révolution, soit celle de la reconnaissance de la mise en scène. Avec sa compagnie Théâtre-Libre, André Antoine développa pour la première fois des interprétations

1 Marivaux, La Double Inconstance, 1724, Paris, Théâtre classique, p. 74.

2 Marc-André Bernier, La Lettre sur les sourds et muets (1751) de Denis Diderot : une rhétorique du punctum temporis, Montréal, Lumen, 1999, p. 2.

3 Arnaud Rykner, L’Envers du théâtre - dramaturgie du silence de l’âge classique à Maeterlinck, Paris,

Librairie José Corti, 1996, p. 181.

4 En référence à cette citation : « Cosima [femme de Wagner] écrit dans son journal en date du [28 août] :

“Walkyrie se passe très bien, sauf pour M. Betz qui gâche ouvertement son rôle. Il éclate de rire lorsque, après des applaudissements, la plus grande partie du public réclame le silence pour pouvoir écouter.” ». Dans Christophe Looten, Bon baiser de Bayreuth : Richard Wagner par ses lettres, Paris, Éditions Fayard, 2013, p. 400.

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personnelles et des démarches subjectives face aux textes, ce qui mena au jeu incarné plutôt qu’au jeu déclamé, explorant ainsi une nouvelle approche sur le silence. À cette même époque, Émile Zola enclenchait, avec sa pièce Thérèse Raquin (1867), la grande bataille des naturalistes. Tout comme Diderot, il utilisait la notion de « vérité » comme moteur à la réforme, voulant toucher à un théâtre qui se rapprochait le plus près possible de la nature humaine. Rykner dira à propos de ce courant que « [l]a parole théâtrale se doit d’être le miroir de la parole quotidienne : simple comme elle, elle doit savoir s’effacer devant l’expression naturelle du sentiment5 ». Zola relativisait justement les mots et ne réduisait pas ses dialogues à une succession de conversations, ce qui se vit également chez d’autres dramaturges tels que Tchekhov et Ibsen, qui intégrèrent de grands moments de silence afin d’atteindre ou d’exprimer l’intériorité de leurs personnages. D’un autre côté, le mouvement symboliste est apparu en opposition au naturalisme, avec des dramaturges tels que Maeterlinck, Jarry et Lugné-Poe, qui permettaient l’épanouissement des symboles pour susciter l’imagination. Pour ce faire, les symbolistes inséraient bon nombre de silences afin de démontrer que certains de leurs personnages n’avaient aucune prise sur leurs discours.

Toutefois, il aura fallu attendre jusqu’au XXe siècle avant de voir apparaitre une véritable dramaturgie du silence. Selon Patrice Pavis, « [d]ans les années Vingt, J.-J. BERNARD, H.-R. LENORMAND et C. VILDRAC seront les représentants d’un théâtre du silence (ou de l’inexprimé) qui systématisera, parfois trop grossièrement, cette dramaturgie du non-dit6 ». Puis, dans les années 1950, Samuel Beckett fit son entrée avec son théâtre qui mit de côté les effets spectaculaires pour faire place à la représentation de la vie dans toute son incohérence. Le théâtre se penche alors sur la question de l’identité, ce que Jean-Pierre Ryngaert explique ainsi : « Le modèle conversationnel autorise des dialogues de moins en moins ‘‘intéressants’’, où ce qui se dit relève de l’apparente banalité, en rupture avec une tradition de la réplique lourde de sens. La parole y est prise, abandonnée, interrompue, solitaire, adressée, elle se dresse dans le silence, qui est, comme le rappelle Goffman, le régime ordinaire de la vie sociale7 ». Or, le silence a tranquillement pris sa place au sein de la dramaturgie, mais c’est au travers de la dramaturgie du silence de Samuel Beckett que ce

5 Arnaud Rykner, op. cit., p. 261.

6 Patrice Pavis, Dictionnaire du théâtre, Malakoff, Armand Colin, 2002, p. 371.

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mémoire se penchera, car elle use du silence comme d’une composante centrale au texte dramatique, ce qui occasionna un renouvellement dans l’écriture dramaturgique.

Description du sujet

Ce mémoire s’intéresse à la « dramaturgie du silence », dont on découvre une première définition en 1980 dans le Dictionnaire du Théâtre écrit par le professeur et théoricien Patrice Pavis. Selon ce dernier, c’est au tournant du XXe siècle que le silence est

devenu un élément central de la composition des pièces de théâtre, ce qu’il précise en écrivant que « […] le texte dramatique tend à être un pré-texte à silences : les personnages n’osent pas et ne peuvent aller jusqu’au bout de leurs pensées, ou bien ils communiquent à demi-mot, ou encore ils parlent pour ne rien dire, tout en veillant à ce que rien-dire soit compris par l’interlocuteur comme effectivement lourd de sens8 ». Cette définition prétend donc que

depuis une centaine d’années, les textes dramatiques se sont généralement construits autour de personnages qui éprouvent de la difficulté à s’exprimer, donnant ainsi au silence une profondeur psychologique.

À ce propos, Catherine Naugrette dira, dans l’ouvrage Nouveaux territoires du

dialogue (2005), que « […] le dialogue dramatique apparaît dès les premières pièces

beckettiennes comme menacé et arraché au silence. Incapable de mimer la machine conversationnelle tout en s’inscrivant dans les interstices d’une fiction en lambeaux dont il ressasse les bribes, il tourne en rond et fonctionne sur fond d’inanité sémantique et de béance communicationnelle9 ». Parallèlement, dans le chapitre intitulé « Des mots et leur volume de silence » de l’ouvrage L’Avenir du drame : Écritures dramatiques contemporaines (1999), Jean-Pierre Sarrazac dira que « [l]a parole, dans le drame moderne, est un signe fracturé : le personnage parle, mais la pensée gît ailleurs, ajournée dans l’espace du langage. […] Le

non-8 Patrice Pavis, op. cit., p. 371.

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dit creuse le dialogue dramatique et le mot théâtral s’annexe un extraordinaire volume de silence10».

Partant de ces constats, en particulier, et de la définition de Pavis, il s’agira de démontrer que le silence est devenu un pivot dans la dramaturgie actuelle, et ce, grâce aux stratégies dramaturgiques de Beckett qui le met à profit. Cette étude comparative se situe au croisement des approches et les procédés dramaturgiques de trois auteurs choisis, afin de mettre en lumière leurs liens avec la dramaturgie du silence de Samuel Beckett.

Intérêt du sujet

Les références précédemment mentionnées ont été révélatrices quant au sujet de ce mémoire, mais elles présentent plutôt un état général de la nouvelle articulation du langage dramatique. Évidemment, il est ardu de mettre le doigt sur la cause exacte d’un tel changement, mais il est pourtant impensable d’étudier la dramaturgie du silence sans passer par l’œuvre de Samuel Beckett. Plusieurs théoriciens le mentionnent, dont Jean-Pierre Ryngaert, qui mentionne que Beckett « a imposé au récit traditionnel un régime amaigrissant impitoyable jusqu’au point de faire peser la menace permanente du silence définitif 11». Cette

recherche ira dans le même sens, en analysant les pièces beckettiennes pour y déceler les points d’ancrage de ces silences fondateurs. Puis, nous répéterons le même procédé avec les silences les plus significatifs dans les pièces que nous avons retenues du théâtre de Nathalie Sarraute, Marguerite Duras et Franz Xaver Kroetz. Il s’agira de mettre à jour des pratiques qui, leur étant communes, seraient assorties à la dramaturgie du silence chez Beckett.

Plusieurs théoriciens comme Sarrazac, Pavis ou Ryngaert ont déjà accordé à Beckett une grande importance dans la dramaturgie du silence que l’on connait aujourd’hui. L’intérêt de ce sujet se trouve alors dans la sphère comparative qui lie intimement l’écriture théâtrale de Beckett à celle des trois autres auteurs du corpus. En ce sens, nous explorerons le travail de trois dramaturges dont le style d’écriture ne se rejoint pas forcément, pour qu’ainsi l’héritage

10Jean-Pierre Sarrazac, L’Avenir du drame : Écritures dramatiques contemporaines, Belval, Éditions Circé,

1999, p. 119.

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beckettien ressorte de façon partagée. En explorant ainsi une variété d’œuvres d’auteurs postdramatiques, l’on reconnaitra aussitôt que l’influence beckettienne tient essentiellement à la manière de « penser le théâtre12 ». Plusieurs liens se tisseront ainsi entre l’écriture dramatique de Beckett et celle des trois auteurs, qui sont différents les uns des autres : Nathalie Sarraute privilégie les non-dits, le manque de vocabulaire et l’absurdité des dialogues de ses personnages ; Marguerite Duras impose un travail introspectif à ses personnages silencieux et dans ses trames rythmiques faites de silences et Franz Xaver Kroetz conserve de nombreux silences liés à la parole du quotidien. Bien que leurs approches de la dramaturgie soient différentes, ces dramaturges partagent avec Beckett un même intérêt pour le silence.

Pour résumer, ce mémoire tentera de prouver que c’est à travers la rareté de la parole que l’essence humaine se fait ressentir dans le Nouveau Théâtre. La recherche porte non seulement sur le silence dans tous ses états, mais aussi sur sa nécessité, dans le but d’en dégager le sens et les stratégies déployées à son profit. D’ailleurs, Patrice Pavis mentionne dans son Dictionnaire du Théâtre que « le silence, employé trop systématiquement, devient vite très bavard. BECKETT le sait bien dont les héros passent sans crier “gare” de l’aphasie totale au délire verbal13 ». Tout comme Pavis, nos recherches affirmeront que le silence est chargé de sens et de sensations, et que c’est pour cette raison que Sarraute, Duras et Kroetz l’ont également exploité. En faisant le lien avec Beckett, qui a vécu de grands bouleversements en temps de guerre, il y a également de forts liens à faire avec le déclin de l’Église et l’expression d’une certaine incompréhension face au monde. Ainsi, il ne s’agira pas de simplement relever le silence au théâtre comme d’un procédé stylistique, mais de le considérer comme d’une nouvelle manière de penser l’écriture, et, du même coup, la vie.

12 Jean-Pierre Sarrazac, « Penser le théâtre », note d’intention insérée à la suite de l’ouvrage de Denis

Guénoun, Le Théâtre est-il nécessaire ?, Paris, Circé, 1997, p. 181. 13 Patrice Pavis, op. cit., p. 371.

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Les grandes lignes de la recherche

En s’appuyant sur cette notion de « dramaturgie du silence », ce mémoire vise à analyser la façon dont le silence s’articule dans le théâtre postdramatique, tout en nommant les « nomenclatures » de l’héritage beckettien. Pour ce faire, le premier chapitre définira clairement la problématique que nous avons fait nôtre. Pour plus de précision, les questions soulevées dans le cadre de la recherche et ses objectifs seront exposés. Le cadre conceptuel sera défini, de même que les approches théoriques qui seront mobilisées.

Dans le deuxième chapitre, qui a pour titre « Samuel Beckett et l’avènement de la dramaturgie du silence », nous présenterons l’auteur de même que les deux textes dramatiques En attendant Godot (1952) et Fin de partie (1957), qui seront les composantes centrales de notre travail d’analyse. Puis, nous entrerons finalement dans le vif du sujet en explorant l’introspection et le silence dans l’univers des personnages beckettiens. Ce volet fera état des procédés et des stratégies dramaturgiques de Beckett face au silence, ce qui nous mènera ensuite à l’exploration de la réception phénoménologique que cela engendre. Nous conclurons ce chapitre par l’analyse du comique beckettien et du rôle qu’y occupe le silence. Dans le troisième chapitre, intitulé « Étude comparative entre la dramaturgie du silence de Samuel Beckett et les silences dans le théâtre de Nathalie Sarraute, Marguerite Duras et Franz Xaver Kroetz », nous mettrons en relation la dramaturgie de Beckett et les diverses dramaturgies du silence de ces trois auteurs postdramatiques, afin de déceler les liens à y faire avec le silence beckettien. Nous commencerons cette analyse comparative en identifiant les silences véhiculés dans l’univers théâtral et radiophonique de Nathalie Sarraute, puis par l’exploration de l’univers silencieux des personnages de Marguerite Duras et finalement par le rôle du silence dans l’aliénation linguistique provoquée par le quotidien chez Franz Xaver Kroetz.

Finalement, dans le quatrième chapitre, nous revisiterons les approches proposées dans le cadre du mémoire afin d’en exposer les enjeux principaux. Nous revisiterons alors nos questions de recherches et les concepts clés abordés lors de notre chapitre premier, afin de déterminer quelles sont, finalement, les stratégies dramaturgiques adoptées par Beckett et par ses successeurs. À cette étape de notre travail, nous pourrons enfin déterminer si la

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dramaturgie du silence telle qu’on la connait aujourd’hui est bel et bien l’expression d’un héritage beckettien.

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CHAPITRE 1 : Problématique de la recherche

Dans un premier temps, il est important de comprendre que le but de cette recherche est de démontrer l’influence de la dramaturgie du silence de Samuel Beckett sur celles des trois autres auteurs qui font partie de notre corpus. Notre recherche prend obligatoirement la voie d’une étude comparative, à partir de questions et d’objectifs de recherche communs. Le thème principal de ce mémoire est le silence et il sera abordé selon la diversité de ses fonctions et de ses effets dans le théâtre, à partir de l’œuvre de Samuel Beckett et chez d’autres auteurs de la « dramaturgie du silence » définie par Patrice Pavis. Ainsi, l’articulation de cette problématique portant sur l’héritage du silence beckettien au théâtre sera développée tout au long de ce mémoire pour en définir les fondements. Ce premier chapitre aura pour fonction de mettre la table sur les principales questions de recherche. Puis, un bref retour en arrière sur l’état de ces questions sera proposé afin d’ancrer la recherche dans un cadre conceptuel et théorique. Enfin, ce premier chapitre dévoilera notre méthodologie de recherche.

1.1 Les questions de recherche

Notre problématique, ainsi que ses différents aspects, sont assortis à des questions auxquelles nous nous proposons de répondre dans le cadre de ce mémoire. La question fondamentale est la suivante : comment le silence beckettien influence-t-il d’autres écritures

dramatiques ? Évidemment, essayer de mettre de l’ordre dans un paysage théâtral en

perpétuel mouvement est assez hasardeux. Le théâtre ayant été pendant longtemps centré sur le pouvoir de la parole, il constituait un lieu de résistance au silence. Puis, au tournant des années 1950, on rencontre des dramaturges tels que Beckett, Ionesco et Adamov, qui s’opposent radicalement au « vieux théâtre ». L’avant-garde des années cinquante semblait alors reprocher au Verbe l’incapacité de tout transmettre avec une égale autorité. Si, à son époque, Bertolt Brecht a renouvelé le théâtre par l’emploi de formes épiques, Beckett, pour sa part, a purgé peu à peu le texte pour en faire éclore des thèmes existentiels qui tournent souvent autour du rapport face à la solitude.

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Afin d’approfondir cette question déterminante, il est important de se poser quelques questions secondaires, qui pointent vers des aspects particuliers de cette problématique, à savoir :

- Comment Samuel Beckett travaille-t-il le silence et selon quelles stratégies ? - Comment le silence est-il perçu par le spectateur ?

- Qu’en est-il du silence chez Sarraute, Duras et Kroetz? Quels en sont les significations, les fonctions ou les effets sur le spectateur ?

- Ces dramaturges intègrent-ils le silence dans leurs œuvres de la même manière que Beckett ? Et, si oui, quels en sont les fonctions et à quelles stratégies se prêtent-ils ?

1.2 Les objectifs de la recherche

L’objectif principal de ce mémoire est de déterminer les domaines d’héritage de la dramaturgie du silence de Samuel Beckett chez Nathalie Sarraute, Marguerite Duras et Franz Xaver Kroetz. Il s’agit, plus précisément, de brosser un portrait comparatif des thématiques et des fonctions du silence. Nos manières de procéder et nos objectifs sous-jacents sont ainsi les suivants :

- Analyser le silence sur un corpus de pièces de Samuel Beckett, afin d’en dégager les principales catégories thématiques et fonctions au niveau de la représentation. - À partir de ces données, déterminer les possibles stratégies du silence, ses effets de

sens et ses effets sensoriels, afin de définir les grandes lignes d’une dramaturgie du silence chez Samuel Beckett.

- Analyser le silence dans un corpus de pièces de Sarraute, Duras et Kroetz, respectivement, afin d’en dégager les principales catégories thématiques et fonctions. - Comparer les résultats de cette analyse à la dramaturgie du silence beckettien afin

d’identifier les points de convergence et les points de divergence.

- Déterminer la part d’un héritage beckettien chez les trois autres auteurs, mais aussi leur apport au développement de la dramaturgie du silence.

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1.3 État de la question

Cette étude n’est pas la première forme d’analyse à reconnaitre l’importance du silence au théâtre. Cet art de la scène a toujours servi à créer des représentations de la situation humaine, ce qui implique la présence de certains moments sans paroles. Le processus de la représentation et les intentions des dramaturges ne sont évidemment pas les mêmes d’une époque à une autre. Avant la venue des symbolistes, Arnaud Rykner s’est penché sur la question de la dramaturgie du silence dans son ouvrage L’Envers du théâtre - dramaturgie

du silence de l’âge classique à Maeterlinck (1996). L’auteur prétend alors que « seule une

inversion radicale des présupposés du drame classique parviendra finalement à donner au silence la place qui sera la sienne dans les dramaturgies les plus contemporaines14 ». Rykner

est l’un des seuls à avoir consacré un ouvrage entier à l’analyse de la dramaturgie du silence, mais l’auteur s’est uniquement attardé sur son état sans considérer l’intervention des symbolistes. Ce retour en arrière est fascinant, car il témoigne de l’évolution de ce concept nouveau à cette époque, mais l’étude ne dépasse pas le début du XXe siècle, période pendant laquelle les symbolistes ont apporté des changements notables à l’univers théâtral.

En ce qui concerne Samuel Beckett, quelques études ont été consacrées à sa dramaturgie du silence. Pensons entre autres à Aldo Tagliaferri et à son livre Beckett et la

surdétermination littéraire (1977) ou à Pascale Casanova et à son ouvrage Beckett l’Abstracteur : Anatomie d’une révolution littéraire (1997), qui en sont de bons exemples.

Tagliaferri, pour sa part, prétend que l’écriture de Beckett se conçoit comme une attitude de la conscience, dont le discours est un flux de pensée, tandis que le silence se présente comme un vide, une absence de paroles. Pour Casanova, Beckett est celui qui a su créer une subversion radicale de la littérature, et ce, au travers des non-dits de ses personnages. Ces analyses restent toutefois sommaires, puisqu’elles parcourent toutes les perspectives de l’écriture de Beckett et ne se penchent pas uniquement sur sa dramaturgie du silence. Ces ouvrages constituent tout de même un point de départ pour la question du silence chez Beckett, car ils révèlent des idées en ce qui concerne la forme des dialogues et le rythme proposé par les mentions « temps », « pause » et « silence ». Le silence apparaît dans les

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œuvres de Beckett au moment où les personnages expriment le sentiment de solitude qu’ils éprouvent ou qu’ils se trouvent dans une impossibilité de communiquer.

De plus, certains théoriciens se sont interrogés sur l’importance du silence dans le théâtre contemporain. Pensons encore une fois à Jean-Pierre Ryngaert et à son ouvrage Nouveaux

territoires du dialogue. L’auteur analyse plusieurs œuvres d’auteurs qui reformulent le

dialogue sur fond de non-dits, comme Samuel Beckett et Franz Xaver Kroetz. Jean-Pierre Sarrazac écrit également, dans L’Avenir du drame : Écritures dramatiques contemporaines, que :

[l]’écrivain de théâtre doit peut-être accomplir deux pas : il lui faut enregistrer le silence qui monte des corps ; puis il lui faut transpercer ce silence afin de pouvoir le transcrire, le transposer en lui conférant sa plus haute expression théâtrale. D’autant que souvent, dans la vie, le vrai silence est bruyant et procède plus d’un trop-plein que d’une absence de mots15.

On comprend ici que Sarrazac croit, lui aussi, que le dramaturge contemporain doit d’abord et avant tout faire un travail sur le silence avant de créer des dialogues. Il y a donc un phénomène intéressant à relever de ces théories qui tendent à faire valoir l’idée d’un certain vide propice à la réflexion dans l’identité et dans le langage des personnages. Cette intention semble prouver que la dramaturgie s’éloigne de plus en plus de l’archétype de cet art du Verbe pour se rapprocher plus particulièrement d’une écriture à caractère philosophique qui interrogent les grandes valeurs de la vie, que les mots ne sauraient exprimer.

1.4 Cadre conceptuel et approche théorique

Cette recherche s’appuie sur des concepts clés de la dramaturgie du silence, qui ont été influencés par plusieurs approches théoriques. Certains concepts nous ont particulièrement intéressée lors de nos recherches préliminaires, comme ceux de la parole du

quotidien (Jean-Pierre Sarrazac, 1999), le non-dit (Joseph Danan, 2005) et la réception phénoménologique (Liviu Dospinescu, 2007).

Dans un premier temps, l’ouvrage L’Avenir du drame de Jean-Pierre Sarrazac explore la ligne de partage entre le texte dramatique et le spectacle théâtral des vingt dernières années

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en se penchant sur le renouvellement dramaturgique. Force est de constater que dans ce processus de création théâtrale, le silence occupe une grande place, ce qui a poussé l’auteur à consacrer un chapitre entier sur le sujet, soit le « Chapitre IV. Des mots et leur volume de silence ». Le concept clé relevé de cet ouvrage se définit alors comme la parole du quotidien des gens « ordinaire », qui ont de la difficulté à nommer leurs conflits et à les confronter. Le silence, qui constitue l’expression de leurs troubles, révèlent alors leur vraie nature. Ce concept démontre, entre autres, que c’est en présentant des gens « ordinaires » et en démontrant la dialectique théâtrale des conflits intersubjectifs que le silence a fait sa place : « Privé de sa fonction traditionnelle de formuler le conflit et de l’amener jusqu’à son terme, à travers une série finie de relations duelles, le dialogue dramatique se résorbe et dépérit tel un organe devenu inutile16 ». Ainsi, le silence participerait d’un discours d’isolement que les

compulsions solitaires du langage comme le soliloque et le monologue rendraient ultimement accessibles. Ce déclin du personnage théâtral pourvu de « bons mots » est décrit par Sarrazac de cette façon :

Dans le dialogue traditionnel, le dire était en même temps un agir et l’élocution se plaçait sous le contrôle d’une pensée. Le théâtre contemporain, par la voix de Beckett dans les années cinquante, mais déjà auparavant par celles de Strindberg, Tchékhov ou Ibsen, marque le déclin de cette dialectique optimiste qui supposait que l’homme – le personnage de théâtre – est le sujet agissant du langage et que chacune de ses paroles – chacune de ses répliques – est sa propriété inviolable et l’extériorisation – la mise en actes – de sa pensée. S’il faut désormais enregistrer un assujettissement, c’est bien plutôt celui de l’homme au langage : identités vacillantes immergées dans l’indéfini du langage, les créatures beckettiennes n’en sont plus que de pâles précipités17.

Notre recherche retient l’idée de Sarrazac que le silence peut véhiculer une incapacité à formuler et à assumer les véritables désirs et les pensées des personnages. Ces derniers s’éloignent de ceux que le spectateur rencontrait dans le « vieux théâtre ». Il s’agirait alors de faire entendre la voix singulière des gens « ordinaires » dans ce monde où il semble ardu d’énoncer l’essentiel ou de dire la vérité et où le silence révélerait la complexité de l’Homme contemporain à partir de thèmes reliés à la solitude et à l’aliénation sociale et langagière.

16 Ibid., p. 112. 17 Ibid., p. 112-113.

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Le deuxième concept clé qui nous intéresse est le non-dit, qui se définit sous plusieurs angles. La définition la plus pertinente dans le cadre de notre mémoire se retrouve dans l’ouvrage Nouveaux territoires du dialogue, dirigé par Jean-Pierre Ryngaert, qui regroupe de courts articles proposés par le groupe de recherche « Poétique du drame moderne et contemporain », portant sur les diverses formes du dialogue reliées à la crise du drame moderne. Joseph Danan mentionne, entre autres, le concept de désemboîtement, relevant de la norme tacite de l’enchaînement des dialogues dramaturgiques, et qui s’est vu basculer lors du XXe siècle. Il reprend également la notion de « bouclage » (mentionné auparavant par Michel Vinaver), qui contient deux variantes :

Au bouclage, Michel Vinaver oppose le « bouclage différé » et le « non-bouclage ». Il y a « non-bouclage différé » lorsque l’apparition d’une réplique trouve son « point d’accrochage » non dans celle qui la précède, mais dans une réplique antérieure. Il y a « non-bouclage » lorsqu’une réplique surgit, trouant le tissu textuel, sans antécédents apparents […] Chaque personnage, alors, ne dialogue en réalité qu’avec ses propres répliques. C’est à partir de là que se développeront aussi des écritures laissant une part importante au silence, comme si, à chaque instant, chacun était susceptible de se retrancher en lui-même18.

Or, ces concepts reliés au désemboîtement sont un point d’ancrage dans l’orientation de ce mémoire. Ils fournissent des explications quant à l’emprunt du silence en tant que réplique ou non-dit (refus intentionnel de dire). Dans les deux cas, le silence se présente comme une extériorité consentie. En effet, en constatant que certaines répliques surgissent sans antécédents apparents, il est possible de déceler la véritable nature des personnages, car ceux qui recourent au « non-bouclage ». Ils nous font voyager dans une pensée qui gît ailleurs, dans une pensée refoulée, et donc, dans le non-dit. L’ensemble des dramaturges de notre corpus présentent d’ailleurs des paroles fracturées par des non-dits, ce qui enclenche une subvention du contrôle sur le moi.

Toujours dans l’ouvrage Nouveaux territoires du dialogue, Marie-Hélène Boblet écrit un article qui prétend que le théâtre sarrautien « n’est pas un théâtre d’analyse ni de psychologie au sens traditionnel, mais plutôt un théâtre phénoménologique19 ». Or, le

18 Joseph Danan, « Le Désemboîtement », dans Jean-Pierre Ryngaert (dir.), Nouveaux territoires du dialogue, op. cit., p. 23.

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« théâtre phénoménologique », ou plutôt la « réception phénoménologique », est également un concept clé de ce mémoire. Le terme est, le plus souvent, employé lorsque la structure d’ensemble de la représentation théâtrale fait moins appel au logos qu’au pathos. La plupart des silences présents dans notre corpus travaillent davantage l’affect que la logique de la parole. Le théâtre de Nathalie Sarraute est en effet empreint d’intentions phénoménologiques et il en va de même pour Beckett et Duras, qui invitent les spectateurs à mobiliser leurs expériences afin de comprendre le sens et la portée des silences. Ce concept nous renvoie à la thèse de Liviu Dospinescu intitulée Pour une théorie de l’espace vide : stratégies

énonciatives de la mise en scène dans les « pièces pour la télévision » de Samuel Beckett, qui

présente justement le concept de « théâtre phénoménologique » en lien avec celui d’« espace vide sémiotiquement non fonctionnel20 », qui se réfère à l’évacuation du sens qui place le

spectateur dans l’impossibilité d’interpréter et, par là même, à une expérience des vécus. Par ce concept, Dospinescu présente le silence comme une forme d’espace vide reliée à l’écriture dramatique et scénique de Beckett. Le vide de l’espace scénique invite le spectateur à porter attention aux personnages et à ce qu’ils vivent : « l’écriture de Beckett est centrée sur ce qui ne peut être révélé de l’être humain : ni rendu lisible en littérature ni rendu visible au théâtre21 ». Il est alors question d’un « théâtre intérieur22 », dont le silence crée une fusion temporelle avec le spectateur qui s’éprouve dans la durée. En ce sens, Patrice Pavis mentionne que la réception phénoménologique fait référence au fait que « le spectateur produit davantage ses perceptions et leurs connexions qu’il ne se contente de les relever23 ».

Ainsi, les approches théoriques de Boblet, Dospinescu et Pavis quant à la réception phénoménologique renvoient au cadre conceptuel de ce mémoire, et ce, au travers du travail théâtral des quatre auteurs de notre corpus.

20 Liviu Dospinescu, « Pour une théorie de l’espace vide : stratégies énonciatives de la mise en scène dans les

« pièces pour la télévision » de Samuel Beckett », thèse de doctorat en études théâtrales, Montréal, Université du Québec à Montréal, 2007, p. 146.

21 Ibid., p. 467. 22 Idem.

23 Patrice Pavis, L’Analyse des spectacles : théâtre, danse, mime, théâtre-danse, cinéma, Paris, Armand Colin,

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1.5 Méthodologie de la recherche

Afin que nos analyses puissent atteindre les objectifs spécifiques de cette recherche, une méthodologie a été appliquée. Comme cela a été mentionné précédemment, ce mémoire vise une approche analytique et comparative portant sur la dramaturgie du silence, ainsi que sur les diverses manières de le représenter. Pour ce faire, nous commencerons par l’analyse des œuvres de Beckett, dont le travail théâtral est considéré comme le repère principal de notre étude. Ainsi, une compréhension claire de l’univers théâtral et du rythme que les silences beckettiens imposent à la représentation sera envisagée, de même que la diversité des fonctions du silence. Cette première partie est essentielle à l’élaboration du travail comparatif, qui suivra par l’analyse du silence dans le théâtre de Sarraute (Le Silence), Duras (Savannah Bay et India Song) et Kroetz (Haute-Autriche et Concert à la carte). Dans cette deuxième partie, il s’agira d’abord de voir si les mêmes fonctions et les mêmes stratégies que celles des œuvres de Beckett sont mobilisées. Finalement, une synthèse sera proposée qui a l’avantage de présenter les résultats de cette recherche comparative. Pour l’approche analytique, nous nous rapporterons aux principes et outils suggérés dans L’Analyse des

spectacles (1996) de Patrice Pavis, afin de dégager, sur la composante de la représentation,

les effets sensoriels du silence.

Par ailleurs, un travail de littérature comparée sera appliqué par l’analyse des textes dramatiques du corpus. Il nous permettra de dégager les effets de sens du silence ou les rapports de sens qu’il engage avec les éléments du texte. L’analyse du discours et de l’incidence du silence dans le flot de paroles devrait nous amener à comprendre les stratégies prises en compte par les auteurs à l’intérieur de la dramaturgie du silence, ainsi que les effets attendus à la scène.

La portée méthodologique de cette recherche se trouve principalement dans l’élaboration d’une grille d’analyse portant sur le silence tel qu’il apparaît dans le texte et tel qu’il se manifeste dans la représentation. Ainsi, la comparaison se fait entre, d’une part, les résultats de l’analyse du silence chez Beckett, et d’autre part, les résultats de l’analyse du silence chez les trois autres auteurs à l’étude. Un tableau suit :

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Auteurs à l’étude

L’héritage de la dramaturgie du silence de Samuel Beckett face aux pièces En

attendant Godot et Fin de partie

Analyse du silence tel qu’il apparaît dans le texte Le Silence de Nathalie Sarraute

Le silence comme véhicule exprimant la perte identitaire et l’impuissance de la parole à la nommer. Le contenu des œuvres est obsolète, car tout est destiné à la parole, bien qu’elle ne puisse pas tout communiquer. Analyse du silence tel qu’il se manifeste dans

la représentation de la pièce Le Silence de Nathalie Sarraute

Le spectateur est invité à vivre la même attente que les personnages. Le spectateur partage la même phénoménalité, la même expérience que les personnages à travers l’attente.

Analyse du silence tel qu’il apparaît dans les textes Savannah Bay et India Song de Marguerite Duras

Le silence représente l’écho intérieur des personnages, dévoilant ainsi la parole refoulée et le non-dit : lorsque les personnages ne parlent pas, c’est qu’ils ont quelque chose à dire.

Analyse du silence tel qu’il se manifeste dans la représentation des pièces Savannah Bay et

India Song de Marguerite Duras

Le concept de « non-bouclage » trouve tout son sens dans les pièces de ces deux auteurs, qui construisent le pont entre l’intériorité de leurs personnages et leurs répliques sans antécédents apparents. Le spectateur comprend alors que les lourds silences évoque le passé.

Analyse du silence tel qu’il apparaît dans les textes Haute-Autriche et Concert à la carte de Franz Xaver Kroetz

Le silence tend à nommer l’aliénation du quotidien. Il est encore une fois question d’intériorité, mais dans les pièces de théâtre de Kroetz et de Beckett, aucun personnage n’est confronté à une tragédie, hormis celle de leur existence.

Analyse du silence tel qu’il se manifeste dans la représentation des pièces Haute-Autriche et Concert à la carte de Franz Xaver Kroetz

Les nombreux silences imposent une certaine lenteur aux représentations. Le public fait alors face à l’absurdité de nos gestes quotidiens et à nos discussions tenues sans but précis et que nous entretenons tous les jours.

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CHAPITRE 2 : Samuel Beckett et l’avènement de la

dramaturgie du silence

Le travail dramaturgique de Samuel Beckett sur le silence est la composante dominante de cette recherche. De ce fait, nous débuterons notre analyse par des considérations biographiques du dramaturge, car il a été soumis aux aléas de la Seconde Guerre mondiale, ce dont son œuvre témoigne. Puis, nous présenterons le corpus beckettien retenu dans le cadre de ce mémoire. Il inclut deux pièces de théâtre, soit En attendant Godot et Fin de partie. En choisissant ainsi de n’explorer que deux œuvres, nous limitons notre corpus. Ces deux pièces de théâtre sont riches d’exemples d’emprunts du silence.

Nous identifierons les moments où le silence s’exprime dans ses textes dramatiques par des mentions comme « temps », « pause » et « silence ». Dès lors, une analyse s’amorcera sur les différentes composantes de la dramaturgie du silence et des multiples stratégies de Samuel Beckett.

Ensuite, nous nous pencherons sur les répercussions du silence dans la représentation théâtrale, qui a également connu un certain renouvellement. Nous reconnaitrons alors que le silence a un impact considérable sur la réception d’En attendant Godot et de Fin de partie.

Finalement, Samuel Beckett vacillait entre le tragique et le comique de ses œuvres, marquant ainsi le genre tragicomique et le courant absurde. Il faut savoir que le silence est un élément majeur dans ses intentions comiques, ce qui nous pousse à l’explorer également dans le cadre du dernier volet de ce chapitre.

2.1 Samuel Beckett : considérations biographiques

Samuel Barclay Beckett vit le jour à Foxrock, en Irlande, un Vendredi saint, le 13 avril 1906. Cet auteur a souvent ramené sa première expérience de solitude et de silence intérieur à celle de sa naissance. À cette occasion, cette solitude initiale s’est inscrite dans son âme. C’est la raison pour laquelle il éprouve une certaine nostalgie à propos du paradis utérin. Elle a par ailleurs inspiré ses songes qui se sont exprimés dans une nouvelle intitulée L’Expulsé (1946). On décrivait Samuel comme un enfant taciturne et intrépide à la fois, car, malgré son

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sens de l’humour développé, il était souvent replié sur lui-même, réservé et rêveur24. Il apprit

le français dans une école privée dès l’âge de cinq ans et continua ses études dans diverses écoles réputées, comme celle de la Portora Royal School à Enniskillen (1920), là où Oscar Wild fit lui aussi ses études cinquante ans plus tôt. À cette époque, l’Irlande était en pleine guerre d’indépendance, à l’origine à laquelle la partition de 1922 a été signée. Beckett obtint son Bachelor of Arts en décembre 1927 et, dès janvier 1928, il commença à enseigner le français au Campbell College de Belfast. En octobre de cette même année, il se rendit à Paris pour devenir lecteur d’anglais à l’École normale supérieure pendant deux ans. C’est à ce moment qu’il rencontra son ami James Joyce et qu’il devint intime avec sa famille. Dès lors, son travail d’écriture commença.

Malheureusement, l’époque de Samuel Beckett fut bouleversée par de nombreux conflits. Non seulement l’auteur dut traverser la guerre d’indépendance de l’Irlande, mais il connut également la Seconde Guerre mondiale en tant que juif. Pendant cette période particulièrement difficile, le monde vivait perpétuellement dans la peur, ce qui créa un choc majeur sur la morale et l’éthique. Certains ont éprouvé un besoin tenace de répondre à la question : « Qui suis-je ? ». Cette période a ainsi engendré un grand bouleversement lié au sens de la vie. Cette cicatrice est prépondérante dans l’œuvre de Beckett et encrée dans sa personnalité. Ce n’est pas une coïncidence si certains de ses personnages sont des vagabonds, car lui-même ne pouvait garder le pied-à-terre et cela était dû à ses origines juives en temps de guerre. D’ailleurs, Beckett fit partie de la résistance avec le réseau Gloria (réseau qui comptait bon nombre d’artistes), forgeant ainsi, tristement, sa pensée sur le monde. Ce ne fut qu’après la guerre que l’auteur put commencer à faire publier ses écrits, mais ce n’est qu’en 1951 que son premier roman Molloy fût édité. En attendant Godot (1952) est sa première pièce de théâtre et elle remporta un immense succès à travers le monde. À partir de ce moment, Beckett a été forcé de reconnaître que ses textes avaient besoin d’une scène pour atteindre son plein potentiel, ce qui le poussa à se consacrer principalement à la dramaturgie jusqu’à la fin de ses jours, jusqu’au 22 décembre 1989, alors qu’il avait 83 ans.

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2.2 Présentation du corpus beckettien

Ce mémoire se penchera sur deux œuvres importantes du corpus beckettien, soit En

attendant Godot et Fin de partie. Ces pièces seront analysées en alternance tout au long de

ce mémoire, ce qui exige de la part du lecteur de notre mémoire une certaine connaissance de la fable. Suivent les résumés des deux pièces de théâtre référencées plus haut :

En attendant Godot

Écrite en français en 1948 et publiée à Paris aux Éditions de Minuit en 1952, En

attendant Godot est la première pièce de théâtre que Beckett a fait publier. Il s’agit d’une

pièce en deux actes racontant l’histoire de deux sans-abris nommés Vladimir et Estragon, aussi appelés Didi et Gogo. Didi (Vladimir) est définitivement le plus vif des deux, et, apparemment, le plus optimiste des deux, tandis que Gogo (Estragon) est lent et un peu balourd. L’intérêt dramatique se trouve principalement dans le fait que Gogo aimerait bien partir de l’endroit où ils se trouvent, mais qu’ils y restent tout de même, car ils attendent la venue d’un certain Godot. Ils ne savent pas s’ils sont au bon endroit, au bon moment, ni même qui est réellement Godot et pour quelle raison ils l’attendent, mais ils restent pourtant là, à attendre, depuis on ne sait combien de jours. Pendant ce temps, les personnages cherchent à passer le temps et de là s’amorcent plusieurs discussions qui s’égarent entre des quiproquos, des plaisanteries et des propos sans conclusions. Puis, lorsque Didi et Gogo mangent des légumes en discutant, le personnage de Pozzo arrive, trainant en laisse et fouettant le personnage de Lucky. Pozzo prend le temps de s’asseoir, de fumer une pipe et de mentionner aux protagonistes qu’il s’en va vendre Lucky. Lorsque la nuit tombe, Pozzo et Lucky partent et un jeune garçon vient avertir Didi et Gogo que Godot ne viendrait pas, ce qui conclut le premier acte. Le deuxième acte serait similaire au premier, si Lucky ne laissait pas libre cours à une tirade et que Pozzo n’était pas devenu aveugle. Dans la scène finale, Didi et Gogo se demandent s’ils devraient se pendre, mais leur tentative échoue. La nuit tombe et le rideau aussi.

Les actions posées sur scène semblent insignifiantes, voire redondantes. Plusieurs analystes supposent que Godot est un surnom donné à Dieu (God), mais Beckett a mentionné plusieurs fois qu’il ne fallait pas aller aussi loin. Lorsqu’on lui demandait qui était Godot,

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Beckett répondait simplement : « si je le savais, je l’aurais dit dans la pièce25 ». Cette réponse sous-entend que quiconque tente de trouver une clé à la trame narrative perd son temps. L’œuvre est donc laissée à l’interprétation du spectateur, selon les recommandations de Beckett, elle doit être fondée sur son sens littéral. Les deux actes entrecoupés d’une ellipse intemporelle refusent toute progression dramatique. Les personnages, en constante attente se prêtent à une action dont les motifs qui la sous-tend semblent avoir disparus. En attendant

Godot est une pièce entièrement marquée quant au temps dans lequel l’action se déroule et

quant à la mémoire des personnages. L’attente à laquelle ils se soumettent est l’occasion de se prêter à de microactions, donc à des dialogues sans finalités ou entrecoupés par des silences. Ainsi, les éléments de la pièce n’impliquent pas un sens. Ils sont représentatifs du travail d’avant-garde, de l’anti-théâtre ou de l’anti-drame du XXe siècle.

Fin de partie

Créée le 1er avril 1957 à Londres, cette pièce en un acte s’apparente beaucoup à En

attendant Godot : le décor est sombre et les personnages cherchent à tromper l’ennui. Tout

comme la première œuvre, nous avons affaire à deux protagonistes, soit Hamm et Clov. Hamm est un vieillard aveugle et infirme et Clov est son serviteur, ainsi que son fils adoptif26. Ce dernier est également mal en point physiquement, car il marche difficilement et Hamm ne le laisse jamais s’asseoir. D’ailleurs, Hamm tyrannise Clov tout au long de la pièce et nous comprenons qu’il en est ainsi depuis longtemps. La pièce présente une journée habituelle pour eux. Ils tentent de passer le temps en s’échangeant des répliques comme s’il s’agissait d’une partie d’échecs, mais cette partie paraît interminable. En parallèle, Nagg et Nell, les parents de Hamm, se trouvent chacun pris dans une poubelle. Ils en sortent quelques fois pour réclamer un peu de tendresse et de nourriture et pour se rappeler de vieux souvenirs. La pièce termine comme elle commence, c’est-à-dire dans une confusion totale.

Tout comme En attendant Godot, cette œuvre fait appel à une fable d’une absolue simplicité ainsi qu’une fin ambiguë. Chacun des moments de la pièce est à la fois tragique et

25 Sjef Houppermans, Presence of Samuel Beckett: Colloque de Cerisy, Amsterdam, Éditeur Rodopi, 2006, p.

423.

26 En référence aux répliques : « HAMM. […] C’est moi qui t’ai servi de père. / CLOV. Oui. (Il le regarde fixement) C’est toi qui m’a servi de cela. », dans Samuel Beckett, Fin de partie, Paris, Minuit, 1957, p. 175.

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comique. Ils constituent des prétextes, car les actions sont minimalistes ou simples, mais les échanges de paroles et de silences sont constants. L’incertitude quant au temps dans lequel l’action se déroule est également prédominante dans les deux pièces, qui n’offrent aucune indication temporelle et qui présentent des personnages cherchant à passer le temps. Toutefois, contrairement aux personnages dans En attendant Godot, Clov n’attend pas quelqu’un, il attend de quitter quelqu’un, Hamm. Un fort sentiment d’immobilité et grand soupçon de non-dits émanent alors de l’œuvre, car tous les personnages ne peuvent pas partir : Hamm est en fauteuil roulant, ses parents sont jetés aux poubelles et Clov est au service de Hamm. Toute la beauté du texte se reconnait donc dans l’humanisme des solitudes et il est à se demander : pourquoi les personnages ne quittent-ils pas tout simplement cette maison ? La réponse à cette question se trouve dans le travail de Beckett et dans les interrogations auxquelles la parole quotidienne est soumise.

2.3 Introspection et silence dans l’univers des personnages beckettiens

Beckett s’interrogea sur la fonction du langage dès ses premiers textes et le silence vint rapidement s’immiscer dans son écriture. Ses inspirations dramaturgiques sur le silence sont tirées27, entre autres, de Démocrite d’Abdère, qui mentionne que « rien n’est plus réel que le rien28 », ainsi que du philosophe autrichien Fritz Mauthner, pour qui « les plus hautes formes du langage sont le rire et le silence29 ».

Après avoir vécu l’enfer de la guerre, Samuel Beckett mit en scène la parole, comme pour faire valoir sa fausseté et son impuissance. Par exemple, dans un bref instant, Didi se rend compte de toute l’horreur de la condition humaine : « L’air est plein de nos cris. […] Mais l’habitude est une grande sourdine30 ». Pour Beckett comme pour plusieurs auteurs,

l’important était de démontrer que la communication (ou plutôt l’incommunicabilité) des personnages ne peut s’arrêter seulement à la signification des mots. Beckett le fera comprendre dès le début de son écriture. Il le fera à l’aide de ses personnages de romans, comme celui de Moran dans Molloy (1951), qui dira que « se taire et écouter, pas un être sur

27 James Knowlson, op. cit., p. 98.

28 Lawrence Harvey, Samuel Beckett Poet and Critic, Princeton, Princeton University Press, 1970, p. 267. 29 Denis Bablet, Les voies de la création théâtrale, Paris, Éditions du CNRS, 1982, p. 231.

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cent n’en est capable, ne conçoit même ce que cela signifie. C’est pourtant alors qu’on distingue, au-delà de l’absurde fracas, le silence dont l’univers est fait31 ». Dans cet ouvrage, Molloy est le plus lucide des personnages quant à l’autonomie et à l’indépendance de la parole. Il mentionne que « [d]ire c’est inventer. Faux comme de juste. On n’invente rien, on croit inventer, s’échapper, on ne fait que balbutier sa leçon, des bribes d’un pensum appris et oublié, la vie sans larmes, telle qu’on la pleure32 ». Dans ce roman, comme dans plusieurs

œuvres beckettiennes, le silence est représenté comme une issue fatale pour les personnages, en plus d’exprimer l’incoercible besoin de parler. Les personnages parlent parce qu’ils ne savent pas se taire et vice versa : « Ce sera le silence faute de mots33 », « Mais c’est bientôt fini, il n’y aura pas de vie, il n’y aura pas eu de vie, il y aura le silence34 », représentant ainsi

non seulement une image de la parole, mais aussi de la vie.

Grand lecteur de Schopenhauer, Beckett rejeta toute pensée politique ou religieuse au détriment de la conscience individuelle. En 1937, il reconnut les « grands silences noirs dans la 7e symphonie de Beethoven35 » comme étant un « vertigineux chemin sonore connectant

d’insondables abîmes de silence36 ». Beckett compare alors le silence à un vertige

métaphysique de l’homme face au vide et qui symbolise des thèmes existentialistes importants chez le dramaturge, comme la mort et la solitude. Deleuze ajoute que « [l]a musique de Beethoven est inséparable d’une conversion au silence, d’une tendance à l’abolition dans les vides qu’elle connecte37 ». En 1969, Beckett écrivit un intermède d’une

page intitulé Souffle qui durait 40 secondes et qui ne présentait que de la lumière sur une scène vide, s’allumant et s’éteignant au rythme d’expirations et d’inspirations. Ainsi, « [o]n peut déjà dire que ces silences constituent la respiration du texte, qu’ils lui donnent un rythme, qu’ils sont les équivalents des soupirs en musique38 ». Il est intéressant de constater

que ce dysfonctionnement du langage habituel mobilisé dans l’espace scénique et que la

31 Samuel Beckett, Molloy, Paris, Éditions de Minuit, 1951, p. 202. 32 Ibid., p. 50.

33 Samuel Beckett, L’Innommable, Paris, Éditions de Minuit, 1953, p. 259.

34 Samuel Beckett, Nouvelles et Textes pour rien, Paris, Éditions de Minuit, 1958, p. 216. 35 Samuel Beckett, « German Letter of 1937 », London, John Calder, 1983,p. 52-53.

36 Didier Alexandre et Jean-Yves Debreuille (dir), Lire Beckett ; En attendant Godot et Fin de partie, Lyon,

Presses universitaires de Lyon, 1998, p. 43.

37 Gilles Deleuze, « L’Épuisé », dans Samuel Beckett, Quad et autres pièces pour la télévision, Paris, Éditions

de minuit, 1992, p. 91-92.

38 Jean-Paul Santerre, Leçon littéraire sur En attendant Godot de Beckett, Paris, Presses universitaires de France,

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disparition organisée du dialogue laissent place à l’expression de voix solitaires. Beckett souhaitait rappeler à ses spectateurs que nous sommes tous solitaires, au fond. L’acte théâtral revient donc à son essence pure, car il nait d’un souffle, d’une expiration.

En 1949, Beckett exprima un point de vue délibérément iconoclaste sur la peinture contemporaine dans la revue Transition, qui fut ensuite publié dans son roman Trois

dialogues (1998). À ce moment, il disait préférer « l’expression qu’il n’y a rien à exprimer,

rien avec quoi exprimer, rien à partir de quoi exprimer, aucun pouvoir d’exprimer, aucun désir d’exprimer et en même temps la nécessité d’exprimer39 ». Cette réflexion sur la peinture

contemporaine tentait de soulever le modèle de la liberté conquise par les peintres, dont Beckett s’inspira pour inventer des images littéraires libérées des normes, comme des créations qui traversaient l’ordre de l’échec. À cette époque, il venait d’écrire sa trilogie de romans ainsi que En attendant Godot et il semblait trouver un sens à ses œuvres. Son travail commença donc avec le mot, qu’il entreprit de dissoudre. Il cherchait alors à placer son œuvre sous le sceau d’une symétrie inversée par rapport à celle de son grand ami James Joyce, qui créait, pour sa part, une apothéose du mot. Ce serait donc dans l’autre versant, dans le symétrique du travail de Joyce, que Beckett aurait eu envie de condenser sa nature artistique basée sur le silence. Pascale Casanova dira à ce propos que « [l]a littérature que Beckett cherche à mettre en œuvre est donc l’inverse de l’esthétisme poétique convaincu de la ‘‘beauté’’ des vocables ; il veut au contraire aller à l’‘‘assaut des mots’’ pour inverser le rapport naïf que la littérature entretient avec le langage40 ». Ainsi, Beckett accordait une importance à la parole véritable en vertu de laquelle le silence est une nécessité. Il s’agirait, en fait, d’une recherche d’effets par interruptions dialoguistes. Cette doctrine de l’échec créateur devint la première véritable réponse à son travail : « Cette fois, je sais où je vais. Ce n’est plus la nuit de jadis, de naguère. C’est un jeu maintenant, je vais jouer. Je n’ai pas su jouer jusqu’à présent41 ». Sur le plan linguistique notamment, il proposa une forme de

« syntaxe de la faiblesse42 », somme toute similaire à la peinture contemporaine non figurative. D’ailleurs, Gilles Deleuze suppose, dans son essai L’Épuisé (1992), que Beckett

39 Samuel Beckett, « Trois dialogues », dans la revue Transition, The only English-language review entirely devoted to contemporary French writing, Paris, décembre 1949, p. 139.

40 Pascale Casanova, Beckett l’Abstracteur. Anatomie d’une révolution littéraire, Paris, Seuil, 1997, p. 149. 41 Samuel Beckett, Malone meurt, Paris, Éditions de Minuit, 1951, p. 35.

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emprunte à d’autres arts cette « ponctuation de déhiscence43 », qui trouerait de silence la

surface étouffante des dialogues : « On peut le faire sur la surface de la toile peinte, comme Rembrandt, Cézanne ou Van Velde, sur la surface du son, comme Beethoven ou Schubert, afin que surgisse le vide ou le visible en soi, le silence ou l’audible en soi44 ».

L’identité littéraire de Beckett se reconnait à la dénonciation de l’appauvrissement du langage et ses impossibilités expressives. Le silence est alors formé dans une adéquation entre le mot et la chose, c’est-à-dire entre un signifié et son référent. À la base, le mode d’enchaînement d’une réplique à une autre faisait partie d’une norme tacite s’ordonnant dans un principe de continuité, ce que Michel Vinaver nomme, on se le rappelle, le principe de « bouclage45 ». Or, Beckett dérègle cet enchaînement dans ce que Vinaver appelle le « non-bouclage46 », « lorsqu’une réplique surgit, trouant le tissu textuel, sans antécédents apparents

[…] Chaque personnage, alors, ne dialogue en réalité qu’avec ses propres répliques. C’est à partir de là que se développeront aussi des écritures laissant une part importante au silence, comme si, à chaque instant, chacun était susceptible de se retrancher en lui-même47 ». Une

tension se crée alors par ces répliques dont le sens reste parfois en suspens. Cela crée le sens du « rien » dans une voie où l’échec est la seule possibilité à l’abstraction littéraire. Il s’agirait ainsi d’exprimer qu’il n’y a rien à exprimer, et ce, entre autres au travers du silence. Cette intention d’en finir avec les mots doit toutefois s’encadrer dans une véritable reconnaissance, car « ce n’est pas tout de garder le silence, il faut voir aussi le genre de silence qu’on garde48 ». Ce qui nous pousse maintenant dans le vif du sujet, soit celui de la dramaturgie du silence.

2.3.1 La dramaturgie du silence chez Samuel Beckett

La matérialisation du silence est beaucoup plus favorable sur scène que sur papier, ce qui poussa Beckett à passer rapidement de la forme romanesque à la forme théâtrale. Les personnages beckettiens se voient vidés de leurs mots et le verbe s’incarne souvent dans le

43 Gilles Deleuze, op. cit., p. 84. 44 Ibid., p. 103.

45 Jean-Pierre Ryngaert, Nouveaux territoires du dialogue, op. cit., p. 22. 46 Idem.

47 Ibid., p. 23.

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soliloque d’un personnage solitaire, ce que Hamm concrétise dans Fin de Partie : « j’amorce mon dernier soliloque49 ». Dans Va-et-vient (1965), par exemple, trois femmes à peine nommées (Flo,Vi et Ru) sont « aussi peu visible[s] que possible50 ». Elles s’expriment d’une voix « à la limite de l’audibilité51 ». Entre des répliques fragmentées, elles se prêtent à un

ballet silencieux. Ultimement, Beckett ira même jusqu’à écrire des pièces complètement silencieuses, comme Acte sans paroles I (1957) et Acte sans paroles II (1959) dont l’expression théâtrale est plutôt de l’ordre de la pantomime. La pièce Oh les beaux jours! (1963) ne fait pas exception et présente 566 indications « un temps », ce qui rend le silence omniprésent, comme dans une mesure musicale.

Or, la question du temps et toutes les questions philosophiques qui en découlent se révèlent lors dans le problème de la nature du moi. En effet, Vladimir et Estragon, ainsi que Hamm et Clov, ne nous présentent pas une attente romantique ou mélancolique. Il s’agit plutôt d’êtres humains aux prises avec une attente, visiblement en manque de sens à leurs existences et dans l’incapacité de se défaire de leurs torpeurs : Didi et Gogo voient Godot comme un miracle qui viendrait les tirer de leur malheur : « ESTRAGON. […] S’il vient. / VLADIMIR. Nous serons sauvés.52 », tandis que Hamm et Clov cherchent constamment un sens à leurs mots : « HAMM. On n’est pas en train de… de… signifier quelque chose?53 ». Le dialogue et les actions deviennent alors un simple jeu pour passer le temps, dévalorisant ainsi le silence en tant que véhicule communicationnel, tout en démontrant de façon paradoxale une tentative à communiquer. Beckett reconnait alors l’illusion et l’absurdité des solutions toutes faites et cherche la réalité cachée derrière des raisonnements qui sont de purs concepts : « Vous ne trouvez pas ma façon de parler un peu... bizarre ? (Un temps.) Je ne parle pas de la voix. (Un temps.) Non, je parle des mots. (Un temps. Presque à elle-même.) Je n’emploie que les mots les plus simples, j’espère, et cependant quelquefois je trouve ma façon de parler très... bizarre. (Un temps.)54 », demande Madame Rooney dans Tous ceux qui

tombent (1956). Comment l’homme peut-il être le sujet d’un langage qui depuis des

millénaires s’est formé sans lui et dont le système lui échappe? Au travers de ce

49 Samuel Beckett, Fin de partie, op. cit., p. 209.

50 Samuel Beckett, Comédie et actes divers, Paris, Éditions de Minuit, 1966, p. 43. 51 Ibid., p. 44.

52 Samuel Beckett, En attendant Godot, op. cit., p. 162. 53 Samuel Beckett, Fin de partie, op. cit., p. 170.

Références

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