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Le silence au cinéma

Dans le document LE MUTISME AU CINEMA (Page 32-40)

En 1927, l’arrivée du parlant bouleverse le cinéma et ses modes d’expression. Le son synchrone crée de nouvelles possibilités, et notamment la possibilité de faire

« entendre » le silence.

a. Le cinéma muet

Le sujet du silence a déjà été de nombreuses fois débattu en ce qui concerne le cinéma muet. En effet, lorsque l’on dit cinéma muet, on pense absence de son. Mais ce cinéma n’était en fait en rien silencieux. Selon Jean Painlevé, « Le cinéma a toujours été sonore ».1

C’est bien le dispositif de projection qui était silencieux, mais le contenu des images, lui, ne l’était pas. Les images suggéraient le son : on voyait les personnages parler, avec des mimiques souvent exagérées, car il fallait que cette action de parler soit visible par le spectateur ; certaines images permettaient de « montrer » un son, par exemple des images de cloches, ou des musiciens jouant d’un instrument de musique, sous-tendant leur son ; les intertitres avaient aussi pour rôle de symboliser les voix des personnages. On comprend donc très bien que le son absent physiquement dans le système de projection, n’était pas absent par sa représentation, les images le suggérant très souvent. Nous reprendrons une expression de Michel Chion : « Le cinéma muet bruissait donc d’un vacarme de sons sous-entendus ».2

Au-delà de ces représentations visuelles du son, on ne peut pas dire que les salles dans lesquelles étaient projetés les films au temps du muet étaient vraiment silencieuses. Le plus souvent, le projecteur était dans la salle, son « ronronnement » était donc ininterrompu pendant toute la durée du film. Les spectateurs étaient aussi moins « disciplinés » qu’aujourd’hui, chuchotant et commentant l’action visible à l’écran.

De plus, le cinéma muet, on le sait, était le plus souvent accompagné de commentaires. Un orateur, appelé en France bonimenteur, était chargé de commenter la scène, de la situer, racontait éventuellement l’histoire, et parfois même jouait les dialogues. Cette pratique était très présente avant 1910, où l’arrivée des sous-titres a

1 CHION Michel, La voix au cinéma, p 20

2 CHION Michel, Un art sonore, le cinéma, p 14

33 permis de s’affranchir d’un orateur. Au japon, cette fonction était réservée au benshi,

« qui prenait beaucoup d’initiatives, se livrait aussi souvent à une sorte de « doublage » en direct approximativement synchronisé lorsqu’il faisait parler les personnages en imitant leurs différentes voix (…) »1. Aux Etats-Unis, c’était le conférencier qui était chargé de commenter l’action. Selon Noël Burch, « cette fonction pouvait être tenue aussi bien par des gens de culture, des professionnels du Verbe, que par de simples employés de salle, pourvus d’un certain bagout (…) »2. Il arrivait aussi que les voix de comédiens cachés derrière l’écran ou dans les coulisses accompagnent le film, et tels de véritables ventriloques, donnaient les répliques des personnages vus à l’écran. Ainsi, la voix jouait déjà un rôle dans les débuts du cinéma muet, plus tard remplacée par les sous-titres.

Les bruitages eurent aussi une place importante. Souvent dissimulés derrière l’écran, les bruiteurs suivaient l’action en la bruitant, ce qui donnait un aspect plus réaliste.

Une autre présence sonore à prendre en compte dans le cinéma muet est bien évidemment la musique. Le cinéma muet a été très rapidement accompagné de musique.

La musique sert à la fois à isoler le spectateur du bruit qui l’entoure (le projecteur, les commentaires chuchotés, les toux) et à produire certains effets pour appuyer l’action ou pour son pouvoir expressif.

Il semblerait que les toutes premières musiques de films eurent avec l’image des rapports d’ambiance. Il ne s’agissait donc pas d’une recherche de synchronisme. Les morceaux interprétés étaient tirés du répertoire, et de longs intervalles silencieux étaient laissés. Puis peu à peu apparaît le métier de « tapeur de cinéma », dont le rôle était d’improviser de la musique sur les images, musique dont le caractère devait adhérer à l’image. Il fallait donc à ces « tapeurs » un grand talent d’improvisation, et une attention constante sur le film. Ces musiciens étaient pianistes, et jouaient pendant le film, dans la salle. Suite à l’apparition de ce métier, des recueils sont constitués : des partitions sont ainsi regroupées et classées par « sens » (frayeur, passion, pathétique), dans le but de mieux adhérer aux images. Puis, toujours dans ce but de soumettre le discours musical à la narration des images, des musiques originales vont être composées pour certains

2 BURCH Noël, La lucarne de l’infini, Naissance du langage cinématographique, p 228

3 op.cit., p 225

34 facilement légender (…) par à peu près n’importe quelle image animée »1. Si on met n’importe quelle musique sur un film, « les effets de synchronisme visuels et psychologiques vont se produire en foule, et parfois cela pourra « coller » pendant de longues minutes »2. Ainsi, une place importante fut accordée à la musique, exécutée par un pianiste ou par un orchestre.

Selon G.Lacasse, « avant 1909, la musique était conçue comme un accompagnement ponctuel des films, tandis qu’après elle devient plus continue et descriptive »3. Un théoricien, Ioury Tynianov, met en avant l’importance de cette musique de fosse. Selon lui, le cinéma serait un art déficient sans cette musique, car elle permet de rythmer la mimique articulatoire et les gestes vus à l’image. « En l’absence de musique, les bouches béantes en train de parler sont proprement insupportables. Et puis regardez attentivement le mouvement sur la toile : comme les chevaux galopent pesamment dans le vide ! Vous ne faites plus attention à leur course. Les mouvements perdent leur légèreté, la progression de l’action pèse comme une pierre »4. La musique permettrait donc de créer un rythme, d’accompagner le mouvement. Au-delà de cette fonction, la musique permet aussi la création d’émotions. Suivant le caractère de celle-ci, des effets se créent sur le spectateur, de la même manière qu’elle le fera dans le cinéma parlant. Ainsi, selon Song-Yong Sing, « la musique d’accompagnement joue une rôle d’amplificateur émotionnel ou de fusion totale qui joue sur l’émotivité du spectateur. La musique, elle, sert donc de pont intermédiaire, pour nous conduire au dehors »5.

Le cinéma muet n’était donc pas un cinéma silencieux.

b. Le cinéma parlant

Le Chanteur de jazz est donc par convention le premier film reconnu officiellement comme parlant. Il faut cependant noter que sa bande son est principalement composée de musique, et de très peu de dialogues.

C’est donc entre 1926 et 1930 que le langage cinématographique se voit doté de la parole, permettant de mener la narration d’une toute autre manière qu’au temps du muet. Les sons ne sont plus suggérés par les images, mais directement entendus. Les intertitres disparaissent, les bonimenteurs, benshis, et conférenciers aussi.

1 ibid.

2 op.cit., p 225

3 SING Song-Yong, Le mutisme dans le cinéma parlant : généalogie d’images de l’autre, p 44, tiré de L’orgue de barbarie ou l’indescriptible musique de l’inaudible cinéma

4 SING Song-Yong, Le mutisme dans le cinéma parlant : généalogie d’images de l’autre, p42, tiré de Le cinéma, le mot, la musique

5 SING Song-Yong, Le mutisme dans le cinéma parlant : généalogie d’images de l’autre, p 43

35 Le cinéma parlant a pu faire « entendre » le silence, mais aussi mettre en avant les personnages ne parlant pas. Ainsi, même si cela peut paraître paradoxal, le cinéma parlant a fait ressortir la dimension silencieuse du cinéma.

Dans la suite de ce paragraphe, nous proposons de présenter diverses catégorisations du silence au cinéma. Nous étudierons les catégories établies par Sara Lelu et Amandine Goetz dans leur mémoire de fin d’études, les catégories présentées par Basile Doganis dans son ouvrage « Le silence dans le cinéma d’Ozu, Polyphonie des sens et du sens », et les trois concepts définis par Belà Balázs dans deux de ses ouvrages (« L’esprit du cinéma » et « Le cinéma : Nature et évolution d’un art nouveau »). Ces diverses catégorisations nous permettront de mieux comprendre le rôle et les enjeux du silence au cinéma.

c. Les formes du silence selon Sara Lelu et Amandine Goetz

Les formes du silence rencontré au cinéma, selon elles, se présentent sous différentes formes :

- le « blanc sonore » : ce silence correspond à une absence totale de son sur la bande sonore. Il est assez peu rencontré. On peut donner l’exemple des génériques de fin de films : ceux-ci sont le plus souvent accompagnés de musique, cette pratique est quasi-systématique ; mais il arrive que ce générique, ou une partie de ce générique, en général le début, soit complètement silencieux. Le plus souvent, ce silence suit une fin de film assez difficile, chargée d’émotion. Cela se produit par exemple dans le film Le vent se lève (The wind that shakes the barley, 2006), de Ken Loach.

- la disparition d’un son : ce silence se fait entendre lorsque le son d’un élément de l’image disparaît. Si ce son prenait beaucoup de place dans l’image sonore, son interruption laisse un vide, une impression de silence.

- le changement de lieu : lorsque le montage nous fait passer d’un lieu à un autre, le son peut suivre ce changement brusque, et le changement d’ambiance ainsi produit peut nous laisser entendre du silence (si le niveau des deux ambiances est très différent).

- le silence de transition : ce silence précède ou suit une action. Dans ce cas, il y a apparition ou disparition d’un son, ou d’un ensemble de sons, par exemple apparition ou disparition d’une musique de fosse.

- le silence d’un élément qui devrait être perçu : une source émettrice de son est présentée à l’image, mais n’est pas sonorisée. Ainsi, on n’entend pas le son qu’elle est

36 censée produire. Cela peut avoir une forte influence sur le ressenti du spectateur. On peut citer pour exemple le cas du film Les Oiseaux (The Birds, 1963, d’Alfred Hitchcock), dans lequel une scène fait voir l’héroïne ramer dans une barque, sans que l’on entende le son des rames entrant et sortant de l’eau : cela contribue à alourdir l’atmosphère déjà pesante. On emploie le terme « silenciement » pour qualifier ce procédé.

- le silence inhérent à une situation spatio-temporelle : il s’agit d’ambiances silencieuses de certains lieux à certains moments de la journée, par exemple le silence de la nuit, ou le silence d’une campagne.

d. Les différents types de silence selon Basile Doganis

Basile Doganis a établi les catégories suivantes :

- Le silence comme toile de fond : informe, ce silence peut être entrecoupé de bruits. Il ne dit rien, il est une matière brute qui n’a aucun sens.

- Le silence interstitiel, d’aération : il correspond à du silence entre les mots ou les formes. Il est « du silence par défaut »1. Cependant, ce silence interstitiel peut se charger de sens, suivant son utilisation.

- Le silence codifié : ce silence est celui « qui remplace par convention une forme d’expression ou une parole »2.

- Le silence de l’absence de parole volontaire ou imposée (censure) : il s’agit par exemple du silence du cinéma muet, ou d’un personnage muet.

- Le silence de la gêne, de l’échec de l’expression et de la mise en forme : c’est un silence dans lequel « les paroles attendues font défaut et se transforment en déception, en honte »3.

Il range les silences décrits ci-dessus dans la catégorie des silences « négatifs » (cf chapitre I – 4).

Il définit d’autres silences, dits « positifs ». Ces silences positifs sont selon lui des silences pleins, parlant. « Il s’agit d’un silence de tension, de concentration, d’attention, de disposition au sens (…). Lorsque ce silence s’exprime, dans le champ du visible, par des gestes et des mouvements corporels, il n’est plus alors question de lapsus physiques silencieux, ou de refoulements de la parole, mais d’expressions véritables, supérieures, en ce que rien n’est plus libre que la variété non discontinue des gestes et des dispositions des corps dans l’espace et dans le silence »4.

1DOGANIS Basile, Le silence dans le cinéma d’Ozu, p 97

2ibid.

3 op.cit., p 98

4 op.cit., pp 98-99

37 e. Les 3 concepts du silence selon Belà Balázs

Belà Balázs a élaboré trois conceptions du silence au cinéma dans deux de ses livres : « L’esprit du cinéma » (1930), et « Le cinéma : Nature et évolution d’un art nouveau » (1946).

Le premier concept du silence « balázsien » est doté d’une fonction

« descriptive ».

Ce concept correspond aux bruits de la vie, au rendu de la réalité. Il contient l’ambiance sonore, les bruits de fond, tels que les bruits urbains, ou de la nature. Il s’agit donc d’un paysage sonore, auquel est associé le calme, la tranquillité.

Le deuxième concept est « dramatique ». Il est basé sur les intermittences du son.

Dans une bande sonore, les sons se succèdent : ils émergent, puis disparaissent, prenant le pas sur d’autres sons, leur laissant la place. Il y a donc surgissement et évanouissement des sons, et entre ces mouvements, il y a le silence, qui apparaît puis disparaît lui aussi.

Ainsi, l’arrêt d’un son laisse un vide, un silence. Dans sa thèse sur le mutisme au cinéma, Song-Yong Sing affirme : « De manière générale, nous pourrions dire qu’au deuxième concept du silence de Belà Balázs ce sont la cessation ou la continuité de la musique et l’absence de la parole qui font irruption dans le déroulement de l’intrigue (…).

Ce deuxième concept du silence englobe alors l’expérience du temps, et également celle de l’espace : c’est ici et à ce moment-là, en tant que circonstance éphémère et que prégnance durable et sécable, que le silence apparaît, qu’il nous impressionne et nous submerge »1.

Le silence peut donc dans ce cas être le produit d’un contraste : la disparition d’un bruit fait ressentir une impression de calme.

Le troisième concept a une fonction « psychologique ». Ce dernier concept du silence correspond aux « corps sans voix ».Il s’agit de personnages ne parlant plus, arrêtant de communiquer par l’intermédiaire de la voix, mais s’exprimant dans le silence, par les mouvements et expressions de leur corps. Le geste devient le vecteur de communication principale. Dans sa thèse, Song-Yong Sing écrit : « Ce concept repose non seulement sur le corps du personnage qui peut se manifester à travers l’acte de se

1SING Song-Yong, Le mutisme dans le cinéma parlant : généalogie d’images de l’autre, pp 86-87

38 taire, mais surtout à travers l’expression corporelle, gestuelle et l’expression de sentiments (…) »1.

Ainsi, l’homme peut manifester le silence par son visage, ses gestes, son corps.

Selon Belà Balázs, « Le silence est un trait de caractère des personnages. Lorsque le personnage d’un film se tait, alors qu’il pourrait parler […], nous en cherchons la raison dans son caractère et dans la situation dramatique »2.

Ce troisième concept met donc en avant l’idée du silence comme absence de parole volontaire, laissant ainsi ressortir l’expression corporelle. Cette approche nous intéresse particulièrement, car on voit poindre ici une définition proche de celle du mutisme.

Ainsi, nous l’avons vu, le silence, ou plutôt les silences, sont des éléments importants et porteurs de sens dans les œuvres cinématographiques. Ce mémoire n’a pas pour but d’étudier l’ensemble de ces catégories de silence, mais une en particulier, qui correspond en partie au troisième concept de Belà Balázs : des corps sans voix.

Nous allons maintenant aborder cet aspect du silence qu’est l’absence de parole : le mutisme. Le chapitre qui suit a pour but de définir ce terme, et d’en déterminer les différentes formes rencontrées au cinéma.

1 op.cit., p 100

2 BALAZS Belà, Le cinéma : Nature et évolution d’un art nouveau de Bel, dans SING Song-Yong, Le mutisme dans le cinéma parlant : généalogie d’images de l’autre, p100

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DEUXIEME PARTIE : Les formes du mutisme au

cinéma

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Dans le document LE MUTISME AU CINEMA (Page 32-40)

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