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Encadré 4 Mécanismes de financement des services d’eau

2. Le défi des années postapartheid : uniformiser des services hétérogènes

2.1. Des services inégalitaires en héritage

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On l’a vu, des réformes d’ampleur sont mises en œuvre par le premier gouvernement démocratique dans le secteur de l’eau, tant au niveau institutionnel que financier, afin de rétablir un accès égalitaire aux services et de prendre en compte les besoins sociaux des pauvres. Mais qu’en est-il de la desserte en services essentiels à l’échelle urbaine, et particulièrement à Johannesburg, à la fin des années 1990 ? À quels défis les municipalités sud-africaines sont-elles confrontées ?

La fin de l’apartheid pose de manière cruciale, à Johannesburg comme dans toutes les villes d’Afrique du Sud, la question du rééquilibrage des espaces urbains structurés selon l’idéologie du développement séparé. En effet, la ville d’apartheid était constituée sur le principe de contrôle de l’espace (Group Areas Act) et la politique de développement séparé était considérée, au-delà des inégalités économiques qu’elle était censée réguler, comme l’institution d’une relation de type colonial synonyme d’exploitation et d’échanges inégaux (Swilling, 1997). Dans ce cadre, les townships, zones résidentielles destinées aux non-blancs, étaient avant tout des espaces censés fournir une main-d’œuvre noire bon marché pour le développement de la ville d’apartheid au profit du capitalisme blanc. Au-delà des inégalités de richesse, le régime ségrégationniste était également synonyme d’inégalités d’accès aux services. En effet, la politique de développement séparé, expression de la hiérarchie économique et politique mise en place par le système basé sur la supériorité des blancs, avait pour objectif de procurer un accès à des services de qualité inférieure pour les africains. En

1968, le gouvernement prend la décision de stopper le développement des zones africaines au sein des villes « blanches », le développement devant se cantonner aux zones rurales ou aux villes situées dans les homelands en respectant les découpages raciaux. Cette décision a contribué davantage à la création d’importants retards dans le développement des infrastructures et du logement dans les anciens townships.

Concrètement, le développement des infrastructures suivait le découpage racial. En 1995, alors qu’il est estimé que 97% des blancs (100% des coloured et indiens) ont accès à l’eau via une connexion domiciliaire au réseau, 3% des blancs ont accès à l’eau via une connexion extérieure et 0% a accès à l’eau via une borne fontaine, un kiosque ou un puits. Les chiffres sont très inférieurs pour s’agissant des noirs. En effet, il est estimé que seulement 67% des africains ont accès à l’eau via une connexion domiciliaire au réseau, que 29% des noirs ont accès à l’eau via une connexion extérieure et 4% via une borne fontaine, un kiosque ou un puits (Beall, Crankshaw, Parnell, 2000). Ces chiffres illustrent bien la différenciation d’accès aux services selon la race. Tournadre-Plancq (2004) explique aussi que le régime d’apartheid a créé deux types de populations pauvres parmi les noirs avec d’un côté une population « branchée » gratuitement à l’eau et à l’assainissement (malgré une mauvaise qualité de services) principalement localisée dans les townships, zones d’habitat légales ou tolérées, et de l’autre, une population « non-branchée » dans les zones rurales pauvres (états autonomes, bantoustans) et dans certaines zones urbaines peuplées de personnes sans permis de séjour en ville faute d’emplois et autres camps de squatteurs.

Au milieu des années 1990 c’est donc d’une situation similaire qu’hérite la ville de Johannesburg qui doit gérer ces inégalités profondes en termes d’accès aux services. La ville compte en effet trois principaux anciens townships : Soweto, Orange Farm et Alexandra tous trois composés de zones d’habitation formelles et informelles avec certains quartiers « branchés » et certains autres « non branchés ». Au sein de la ville coexistaient donc des types et des niveaux d’accès aux services des plus disparates allant de niveaux sensiblement égaux aux standards européens actuels à un non-accès aux services.

À titre illustratif, en 2000, sur les trois millions de personnes vivant à Johannesburg, il a été estimé que:

$ 1 million de personnes possédant des niveaux de revenus moyens et hauts recevaient l’accès à l’eau et à l’assainissement via des connexions individuelles pourvues de compteurs classiques (post-paiement et système de facturation classique) impliquant

un paiement de l’eau au prorata de la consommation réelle. Le taux de paiement était évalué à 85% pour ces ménages.

$ 1 million de personnes possédant des niveaux de revenus faibles, vivant principalement à Soweto, recevaient l’eau et avaient accès à un système d’assainissement sans compteurs. En effet, jusqu’en 2004, la tarification était établie au forfait (flat rate) sur une base de consommation estimée à 20m3/mois pour un montant mensuel de R125. Pour des raisons que nous aborderons plus tard, le taux de paiement était très faible (environ 10%).

$ 1 million de personnes pauvres vivant dans des quartiers informels recevaient un service minimum gratuitement via des camions ou des bornes fontaines communales. Dans ce dernier cas de figure, l’accès à l’assainissement était proposé via des latrines collectives pouvant desservir jusqu’à 15 familles.

Le service était donc très hétérogène et inégalitaire à l’échelle de la ville, son universalisation imposant un défi autant technique qu’économique. En effet, même si la majeure partie de la ville était déjà connectée aux réseaux (2/3 environ), il était néanmoins nécessaire d’étendre ces derniers afin d’élargir la couverture aux zones non raccordées et de rénover les réseaux existants dans les townships où les services étaient de mauvaise qualité. Dans les deux cas, des apports importants en capitaux étaient nécessaires pour améliorer le service

Finalement, si le défi était d’ampleur, contrairement à de nombreux pays africains où la question urbaine en termes d’accès aux services consiste à inventer des dispositifs techniques pour étendre la couverture à une part importante de la population non raccordée aux réseaux, en Afrique du Sud, le défi était autant celui de l’adaptation du service public à une population très disparate qu’une question d’élargissement de la couverture. Par ailleurs, il existait une tension forte entre la nécessité d’assurer le maintien des services existants dans les zones historiquement blanches et l’extension des services aux zones sous normées (townships).

2.2. Du mythe de la « non volonté de paiement » aux compteurs à prépaiement

Un autre défi de taille consistait à résoudre la question du paiement des factures, autrement dit des taux de recouvrement très faibles notamment dans les townships. Cette question était très prégnante à l’échelle de Johannesburg où l’on estime que seulement 10% du volume d’eau facturé à Soweto était recouvré par la municipalité au début des années 2000. Pour comprendre, au moins en partie, les raisons sous-jacentes au non-paiement, il est nécessaire de remonter aux années 1980 et aux luttes anti-apartheid.

Durant les protestations qui émergèrent dans les townships contre le régime d’apartheid dans les années 1980, les infrastructures prirent une place centrale et devinrent à la fois le terrain et l’objet des luttes. Ces protestations augmentèrent après l’introduction des Black Local Authorities (BLA), censées juguler les protestations dans les zones urbaines, notamment après les évènements de Soweto de 197631. Compte tenu de leur nature, elles furent perçues comme illégitimes par les résidents dès leur création. Ces autorités devaient s’autofinancer par la mise en place de taxes urbaines payées par les résidents du townships à la différence des parties blanches de la ville qui bénéficiaient des taxes industrielles et commerciales pour assurer leur financement, bénéficiant de facto d’une situation économique plus favorable. Par ailleurs, les BLA facturaient les services d’eau sur la base d’un forfait standard correspondant à une estimation de consommation de 20m3 par mois.

Au milieu des années 1980, une des manifestations des mobilisations sociales contre le régime pris la forme du boycott des loyers et des services conformément au mot d’ordre de l’ANC, alors parti d’opposition illégal, de « rendre les townships ingouvernables » : il s’agissait de refuser toutes les structures administratives de l’État (mairie, école, service des eaux, etc.) en les remplaçants par des comités de quartier et des civics. Globalement, il s’agissait de mettre les gouvernements locaux en banqueroute. Dans ce cadre, on estime que dans les années 80, les pertes financières étaient de plus de 500 millions de rands et les BLA furent rapidement dans une « situation impossible » (Tomlinson et al., 2003). En 1984, de nombreuses campagnes de boycotts des BLA furent mises en place dans les townships. Le non-paiement était donc avant tout un acte politique visant à déstabiliser le régime et il a entraîné une large partie des autorités locales dans une crise financière d’ampleur. Par conséquent, dès la fin des années 1980, les BLA arrêtèrent de réaliser des opérations de

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Le 16 juin 1976, des étudiants noirs se rassemblent pour protester contre l’obligation de suivre leur enseignement en afrikaans, la langue de la principale communauté blanche du pays. Cet évènement est le début d’une vague de protestations importante qui s’étendit aux autres townships du pays.

déconnexion dans les townships, de relever les compteurs ou d’envoyer les factures : il était devenu plus important pour ces dernières de minimiser les rebellions politiques que d’assurer le paiement des services. Les résidents des townships recevaient donc un accès au service de facto quasi gratuit et le non-paiement était perçu comme juste et légitime au regard de la nature de l’État d’apartheid, synonyme d’oppression. Les manifestations et boycotts organisés par les civics dans les différentes villes sud-africaines furent d’abord essentiellement des initiatives locales, avant, plus tard de prendre un tournant plus organisé à l’échelle nationale et d’avoir un impact conséquent sur les politiques nationales du régime (Swilling, 1997).

La municipalité de Johannesburg eut un rôle de premier rang dans ce contexte car Soweto fut l’un des townships moteur de la mobilisation contre le régime d’apartheid : c’est de là que partirent les révoltes des étudiants en 1976 qui donnèrent le signal de la rébellion dans tout le pays et c’est également dans cette zone que le slogan « rendre le pays ingouvernable » fut le mieux suivi. Le boycott des loyers lancé en 1986 à Soweto était une protestation contre la mauvaise qualité des services et l’augmentation du prix des loyers. On estime que dans le pays, plus de 300 000 foyers pratiquèrent ce boycott, dont 75 000 foyers résidents à Soweto, représentant environ 80% des personnes payant des loyers et taxes urbaines (Tomlinson et al., 2003).

Les services urbains locaux et les services d’eau en particulier sont donc dès la période d’apartheid un élément central de la construction de la légitimité du pouvoir, tant local que central, qui va se poursuivre au-delà de la transition démocratique. D’une part, lors de son accession au pouvoir, l’ANC met l’amélioration de l’accès aux services essentiels comme le logement, l’électricité, et l’eau au cœur de son projet politique. D’autre part, le paiement des services est, dès 1994, au centre de la stratégie de construction de la nation et de la citoyenneté : il s’agit de « normaliser » les relations entre l’État et les citoyens en faisant du paiement une question centrale. Pour les autorités, si la transition démocratique a donné des droits aux citoyens, elle leur a aussi donné des responsabilités. Au-delà, le paiement des services était considéré par la force publique comme la manifestation de la maturité citoyenne. Le non-paiement des urbains pauvres relevait du « comportement » d’où le développement d’un discours moral et pédagogique axé autour des notions de « citoyen actif » et « d’empowerment » visant à réformer la « culture » de ces résidents et à les inciter au paiement. Dans ce contexte, la campagne Masakhane (qui signifie « construisons ensemble ») fut lancée en 1994 avec pour objectif de rendre les citoyens « responsables ». Malgré ces incitations, le principe de recouvrement des coûts s’est très rapidement heurté au

problème du paiement des citoyens pauvres et la campagne fut un véritable échec : le taux de paiement stagna au niveau connu durant l’apartheid et était toujours estimé à 13% à Soweto en 2004 (Smith, 2006).

Il est difficile d’expliquer les raisons profondes de la persistance du non-paiement, notamment à Soweto où il demeure un sentiment de fierté fort des luttes politiques d’hier et sans doute une certaine forme d’habitude. Toutefois, certains auteurs (Van Ryneveld, 1995 ; Goldblatt, 1999 ; Alence, 2002) ont mis en évidence quelques paramètres pouvant expliquer le non- paiement au-delà d’une forme d’habitude héritée de l’apartheid, notamment l’inefficacité des mécanismes de recouvrement et la piètre qualité des services. Plus généralement, ces auteurs appellent à faire une différence prudente entre la capacité de paiement et la non volonté de paiement, quand d’autres mettent en lumière le « mythe du non-paiement » véhiculé par les autorités (Smith, 2010 (2)) à l’origine de l’installation de compteurs à prépaiement dans certaines municipalités. C’est en effet face à cet échec de la normalisation par la persuasion que les compteurs à prépaiement se sont imposés comme moyen technique de régler le non- paiement: on passe ainsi progressivement à une période de « coercition » dans les quartiers pauvres de certaines municipalités.

Pour celles-ci, cette nouvelle technologie a deux « avantages » : elle permet de fournir à chaque foyer l’eau gratuite prévue dans le cadre de la politique sociale et, au-delà de ce volume, elle oblige les résidents à acheter l’eau supplémentaire via un système de carte à prépaiement. Ce système rompt donc radicalement avec le mode de facturation précédemment en vigueur dans les townships : si l’on schématise, les habitants passèrent d'une facturation au forfait sans mesure punitive en cas de non-paiement à une obligation de prépaiement conditionnant l’accès au service d’eau. Ainsi, dans l’Afrique du Sud démocratique, les compteurs ont été introduits dans des zones pauvres où des citoyens n’ayant jamais bénéficié de la citoyenneté durant l’apartheid furent censés devenir des consommateurs responsables au lendemain de la transition démocratique.

Dans ce cadre, nous émettons l’hypothèse que les compteurs, plébiscités par la force publique comme de simples innovations sociotechniques à même de répondre aux trois types de durabilités imposées par l’État (environnementale, financière et social) ont en fait une teneur politique forte et qu’ils sont devenus l’objet d’une cristallisation des tensions entre différentes idéologies politiques qui s’affrontent dans l’Afrique du Sud contemporaine. En effet, l’analyse des dynamiques sociales et politiques entourant les compteurs illustre de manière

explicite les tensions qui existent entre affirmation des droits sociaux, politique de recouvrement des coûts et recomposition de la citoyenneté des urbains pauvres dans l’Afrique du Sud démocratique.

C’est donc de cette situation complexe qu’hérite la municipalité démocratique de Johannesburg à la fin des années 1990.