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3. Laval : un clan unipolaire et hiérarchisé 41

3.3 Second Party Bonds of Trust 52

Bien sûr, il est difficile de voir l’émergence d’un ordre corrompu qui s’autorégulerait sans autre forme de mécanisme; l’internalisation de normes de corruption n’est pas suffisante pour empêcher la triche et le free-riding. La régularisation de la pratique dans la répétition de la relation permet de construire une confiance au sein du réseau. Cette confiance a peu été abordée

par les entrepreneurs et ingénieurs. En fait, les acteurs semblaient relativement divisés; les ingénieurs, tels que mentionnés au chapitre 2, n’avaient pas l’habitude de collaborer et se trouvaient plutôt en concurrence pour entrer dans les bonnes grâces du maire. De plus, au niveau des entrepreneurs, on voit souvent des dilemmes d’action collective insurmontés.

3.3.1 : Dilemme d’action collective

Lorsqu’il y avait mésentente entre les entrepreneurs, par exemple dans des contextes où les projets étaient plus rares ou plus convoités, les projets allaient en «libre-concurrence». Les témoins mentionnaient qu’entre les entrepreneurs, le réseau de collusion était empreint d’une grande fragilité, qui résultait d’un climat tendu; le réseau risquait de s’effondrer à la moindre «erreur» ou doute de tricherie (R. Mergl; J1 : 151-152). On y voit une faiblesse de la logique d’action collective qui a parfois carrément mis le système de corruption en échec, amenant des périodes où la collusion échouait à cause de conflits internes (Desbois : J1 : 50-56). Les second- party bonds of trust, n’étaient donc pas toujours au rendez-vous, si bien que durant un été complet, l’entente a été impossible car chaque entrepreneur voulait «tirer la couverte de son côté» (Théberge, J3 : 14). On le verra, cela peut être dû au fait que l’acteur politique est dominant et possède la capacité de favoriser ses plus proches selon des critères personnels.

Dans ce contexte de relations tendues entre entrepreneurs, une façon de contourner cette problématique était par la connivence avec les firmes de génie, dont on a traité plus tôt. Cela prévenait d’avoir à craindre qu’un compétiteur triche et remporte le contrat, puisque la connivence avec la firme était bien établie et cette dernière n’avait pas intérêt à tricher.

L’importance de la perception que tous participeront ne pourrait être sous-estimée pour la stabilité du système. Si les acteurs ne croient pas que tous participeront, la coalition échouerait

à ses objectifs. Par exemple, Ronnie Mergl a réalisé, peu avant la fin du système, qu’une entreprise (Demix) était incluse dans la collusion à Laval tout en refusant de contribuer; Mergl a par la suite refusé à son tour de payer 29. Le statut de Demix, qui pouvait être incluse sans

payer, a largement contribué à la perception d’injustice et a déstabilisé le système. C’est pourquoi la présence d’un «régulateur» pouvant exercer une menace crédible vient cimenter la coalition. Dans l’exemple, Mergl qui croyait qu’on le punirait s’il refusait de payer, a vu que Demix n’était pas puni par le régulateur de la corruption. L’affaiblissement de ce dernier vers la fin de son règne aura contribué à l’absence de représailles face au contournement des règles. La menace n’étant plus aussi crédible, il a refusé à son tour de verser sa contribution.

3.3.2 : Confiance envers le système

On voit donc qu’il y a une limite aux relations de confiance entre entrepreneurs. Entre les différentes parties du réseau, cependant, une certaine confiance existe, grâce au mécanisme de la réputation, lié à la répétition dans le temps des relations. C’est l’établissement de relations de confiance qui permet les second-party bonds of trust. Malgré l’instabilité au niveau du groupe d’entrepreneurs, ses membres individuels avaient confiance dans le système en lui-même et ses middlemen. Ceux-ci étaient jugés dignes de confiance, d’abord puisqu’ils avaient été choisis par le maire et, ensuite grâce à leur réputation de fiabilité. Jean Gauthier se décrivait comme une

29 «Q. [1262] Bon. Puis que vous avez décidé d’arrêter de le payer. Alors, est-ce que je dois comprendre qu’en

arrêtant de la payer, vous avez quand même continué d’avoir des contrats de la Ville?

R. Bien, on a eu... évidemment, même si que je peux briser la roue pour eux si jamais que je ne collabore pas. Le système, je peux le brouiller. Ça veut dire que le système peut être brisé. Parce que, Demix, ils ne payent pas aucun montant non plus. […]

Q. [1264] Puis, ils avaient des contrats quand même.

R. Ils avaient des contrats quand même. Puis ça, c’est connu, ça s’est su. Vous faites témoigner monsieur Desbois, alors, lui... pourquoi lui... Moi, il faut que je le fasse. Non, je n’acceptais pas cet... ce rôle-là. Puis j’en ai d’autres qui ont eu de la misère aussi. » J1 : 264

«courroie de transmission» (J1 : 68-69)30 de fonds illégaux entre les ingénieurs et le parti. Niant

ses liens personnels avec le maire, Jean Gauthier disait avoir été choisi grâce à sa réputation: «R. Alors, je présume, là, que c’est une question de confiance que le maire... Dans le fond, ce n’est pas la firme de génie-conseil qui a choisi Jean Gauthier, puis la firme de génie-conseil ne vient pas pour les beaux yeux de Jean Gauthier.[…]

Q. [1032] Le maire. O.K. Alors, pourquoi le maire a confiance en vous?

R. Parce que, d’après moi, il sait que je ne fouillerai pas là-dedans. Je me suis posé la question... Q. [1033] Comment sait-il ça, le maire?

R. Par ma réputation.

Q. [1034] Mais comment connaît-il votre réputation?

R. Bien, écoutez, quand vous dites à Ville de Laval, ça fait... je suis reconnu comme ça, c’est sûr.» (J1 : 204-205)

À noter qu’il disait avoir été flatté par cette confiance du maire en sa réputation. D’ailleurs, Pierre Lambert, un autre middleman, tenait des propos semblables (J1 : 156-158). Cela montre l’importance de la réputation dans un système de corruption, où l’information sur la «fiabilité» de partenaires est difficile à obtenir. Cela permet d’avoir confiance qu’on ne sera pas dénoncé aux autorités et que l’argent ne sera pas volé; c’est ce qui devient des second-party bonds of trust qui permettaient de stabiliser l’ordre, et ce malgré la difficulté d’entente entre les pairs. Au final, il ne semble pas que les second-party bonds of trust aient été le mécanisme central pour stabiliser le système, surtout au niveau des entrepreneurs. La triche et la méfiance avaient leur place et la crainte de free-riding était souvent plus forte que la volonté d’agir ensemble pour la distribution des contrats. Les acteurs avaient confiance en l’autorité du maire, transmise par un middleman. Il semble que le bon fonctionnement du système aie passé par l’internalisation de règles de conduite au niveau individuel et par la confiance en la réputation des représentants du maire, bien plus que par la collusion entre compétiteurs.

30 Jean Bertrand ainsi que plusieurs ingénieurs attribuaient un pouvoir de décision sur le financement et le parti à

Jean Gauthier. Son rôle est cependant difficile à cerner, car il nie avoir eu des liens personnels avec le maire et avoir eu du pouvoir sur le parti. Cela laisse en suspens la question que la confiance que le maire avait placée en lui pour jouer un rôle majeur, qui requiert discrétion et loyauté.

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