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Nous avons donc vu de quelle manière Kitcher, après avoir revendiqué avec force, à l’encontre du « scientifico-sceptique », son engagement réaliste modeste, répondait dans les chapitres quatre et cinq au croyant scientifique par la critique de deux thèses fondatrices de la position moniste, affirmant sa filiation à une forme modérée de pluralisme tant dans la manière de conceptualiser le monde que dans l’élaboration des théories scientifiques. L’enquête scientifique se contextualise, et semble ne pouvoir se départir complètement de l’expression des besoins et intérêts contingents des sociétés. Ces éléments conduisent Kitcher à s’interroger quant à la possibilité même de l’existence d’un but de la science qui soit absolument indépendant de son contexte de réalisation :

Peut-on élaborer une conception des objectifs de l’enquête scientifique, peut-on spécifier ce qui fait la signification de la science, d’une façon telle que ces notions puissent s’appliquer dans tous les contextes historiques, indépendamment de l’évolution des intérêts des hommes ? (p.95).

Les discussions précédemment explicitées et analysées semblent pointer vers la négative, et d’ailleurs dans les dernières pages du chapitre cinq Kitcher admet-il que « bien que cette idée d’objectif universel pour la recherche ait joué un rôle influent dans la plupart des discussions sur la science, je suis sceptique. » (p.92). Afin de lever définitivement le doute sur la question, la stratégie adoptée par Kitcher dans ce chapitre est de passer en revue de manière systématique l’ensemble des propositions concernant ce en quoi peut consister cet « unique objectif » de la science, indépendant des contingences de l’évolution des sociétés humaines, et de les confronter une par une aux thèses établies dans les deux chapitres précédents.

3-1. Objectifs de la science et signification épistémique

Pour ce faire, Kitcher commence par ramener le problème de l’objectif de la science au problème de la signification épistémique. Comment ? Ainsi qu’il l’avait déjà évoqué précédemment, Kitcher part du principe qu’« un très grand nombre d’affirmations vraies ne

41 présentent absolument aucun intérêt à être formulées. Les sciences visent assurément à découvrir des vérités significatives. » (p.99). Ainsi une formulation de l’objectif de la science pourrait être qu’elle vise à découvrir des vérités significatives. Mais qu’est-ce qu’une vérité significative ? Quel est ce concept de signification épistémique ? Que recouvre-t-il ? Est-il possible de formuler un critère sur lequel juger de la signification épistémique d’une théorie qui soit indépendant du contexte de son élaboration ? Ainsi que le formule Kitcher :

Une notion de signification épistémique prétendument indépendante du contexte isole la science, ou tout du moins la “science fondamentale”, des valeurs morales et sociales, en affirmant que la formulation de vérités épistémiquement significatives possède par principe une valeur intrinsèque. (p.101).

Mais à la lumière des thèses avancées dans les chapitres précédents, on est en droit de douter de la possibilité de trouver un tel critère… D’ailleurs Kitcher le confirme : « Comme je pense qu’une telle notion est introuvable, je considère que les valeurs morales et sociales sont intrinsèques à la pratique scientifique. ». (p.101). S’il est évident que la signification pratique de la science est intimement liée à son contexte d’élaboration, affirmer la dépendance contextuelle de la signification épistémique reste une position controversée. Cependant, ainsi que nous allons le voir, c’est précisément l’affirmation de cette dépendance qui va permettre à Kitcher de poser les bases de ses thèses les plus fameuses.

3-2. Examen des positions classiques

Kitcher envisage quatre propositions classiques de formulation d’un objectif global de la science qui ne dépende pas du contexte, devant permettre de rapporter la signification scientifique aux seules valeurs épistémiques (p.102) :

a. L’objectif (épistémique) de la science est de parvenir à une compréhension objective en apportant des explications

b. L’objectif (épistémique) de la science est d’identifier les lois de la nature

42 d. L’objectif (épistémique) de la science est de découvrir les processus causaux fondamentaux à

l’œuvre dans la nature

« Au sujet de chacune des réalisations visées, il nous faut nous demander : “pourquoi cela compte-t-il d’atteindre cet objectif ?”.» (p.102), affirme Kitcher. L’adoption de ce critère le conduit à disqualifier directement les deux dernières formulations. En effet nous dit-il « la question de savoir pourquoi l’unité est si merveilleuse demeure ouverte » (p.102), et la connaissance causale des phénomènes ne présente qu’un intérêt pratique. Reste donc à examiner les propositions a. et b.

L’examen de la proposition b. selon laquelle « L’objectif (épistémique) de la science est d’identifier les lois de la nature » se heurte immédiatement au même problème que c. et d. : « La question se pose toujours de savoir pourquoi il faut accorder de la valeur à l’identification de propositions vraies de cette forme particulière [lois naturelles authentiques]. » (p.103). Cependant Kitcher envisage ici une possibilité que ce soit effectivement le cas : si les lois de la nature étaient de véritables lois édictées par le divin Créateur, alors l’affirmation de b. apporterait une réponse à la question posée, à savoir que « la connaissance de Dieu devrait être notre préoccupation première ». Nous sommes donc ici face à une version « théologique » de la thèse moniste critiquée. Cette version, selon laquelle l’objectif de la science serait de découvrir le « dessein divin », les plans de Dieu pour l’homme, a connu bon nombre de partisans au cours de l’histoire, au rang desquels Galilée, Képler ou encore Newton. Y adhérer relève d’un acte de foi, et sa défense comme sa négation peuvent difficilement se faire de manière rationnelle, d’où le simple constat de Kitcher, qui stipule : « Je doute cependant qu’une telle réponse soit très probante. » (p.104). Il ne reste donc plus à Kitcher qu’un seul des quatre candidats à examiner : la proposition a.

3-3. Examen approfondi de la proposition a. sur la nature de l’objectif

épistémique de la science

Concernant la proposition a. selon laquelle « L’objectif (épistémique) de la science est de parvenir à une compréhension objective en apportant des explications », le raisonnement mené par Kitcher est le suivant :

43 Si l’on veut que l’objectif ainsi défini ne soit bâti que sur des jugements épistémiques et indépendamment du contexte, alors on doit supposer que les propositions vraies à propos de la nature - d’où les explications objectives doivent ensuite être tirées - sont organisées de manière systématique. En effet, si le « magasin » d’explications devant, selon cette perspective, être fourni par la science « consiste simplement en une longue liste d’explications potentielles, […] il ne pourra faire office d’appareil explicatif répondant à tous les besoins. » (p.105).

La thèse développant cette idée du « système d’explications » de la manière la plus directe est celle défendue par l’empirisme logique de Nagel, que nous avions présentée dans la deuxième sous-partie de cet exposé22,et que Kitcher fait ici remonter au mouvement de l’Unité-de-la-Science. Ainsi que nous l’avions explicité, cette thèse affirme la possibilité d’un réductionnisme des théories scientifiques, de sorte que, si l’on en croit ses défenseurs, il doit être possible de réduire chaque niveau d’explication n au niveau n-1. Kitcher discrédite cette possibilité en avançant l’argument de l’autonomie des niveaux d’explication. Selon cet argument, qu’il développe au travers de deux exemples, l’un tiré de la tentative de réduction de la génétique à la biologie moléculaire, l’autre de l’histoire du docteur Arbuthnot, il est impossible de se passer de l’explication fournie par le niveau n, quand bien même les théories pourraient être réduites l’une à l’autre d’un point de vue formel, sous peine de manquer une certaine partie de l’explication. Chaque niveau est perçu comme autonome du point de vue explicatif, et la réduction de l’ensemble théorique systématisé au niveau fondamental ne pourrait par conséquent se faire sans la perte d’une grande partie de l’ensemble d’explications censé apporter la compréhension objective des phénomènes naturels !

Une alternative à la thèse de l’Unité de la Science serait de réinjecter dans cette formulation l’analyse de processus causaux, et de « soutenir que la découverte de lois […] fait véritablement progresser notre compréhension, quoiqu’en un sens différent » (p.110). Ici cependant, la proposition vient se heurter aux thèses avancées dans les chapitres quatre et cinq, affirmant une forme de pluralisme des systèmes de classification et donc in extenso des systèmes de théories scientifiques. La variabilité et la pluralité des manières de théoriser l’enquête scientifique vont à l’encontre de la possibilité d’en faire émerger un unique critère de signification épistémique. Tout système complet de lois de la nature, selon Kitcher, consisterait au mieux « en un patchwork de pièces localement unifiées qui correspondent à

22 Cf. Partie 1, 2-2.a) Nous rappelons également que de plus amples détails sur le mouvement de la science unifiée peuvent être trouvés dans l’Annexe B

44 des sciences possédant leurs propres schèmes classificatoires, leurs propres processus causaux privilégiés et leurs propres façons systématiques de traiter un ensemble de phénomènes. » (p.111). Rien ne garantissant que le nombre de « pièces » du patchwork soit fini, nous ne pouvons affirmer qu’un tel système appréhendable puisse même exister. Là encore, impossible donc de parvenir à une compréhension objective de la nature, et in extenso de définir de manière viable un objectif de la science qui soit indépendant du contexte.

3-4. A propos de la notion d’explication objective

Kitcher achève ensuite l’examen du cas a. par une revue des différentes alternatives de conception de la notion de compréhension objective. L’idée est ici d’examiner la possibilité d’élaborer une forme de relation de pertinence (entre le sujet d’une question et sa réponse objective) qui soit indépendante du contexte et qui permettrait de faire le tri, dans les propositions vraies, entre celles qui sont épistémiquement significatives et celles qui ne le sont pas. Une proposition pourrait être, selon Kitcher, « de dire qu’expliquer c’est fournir des explications causales pertinentes au regard de ce qu’il y a à expliquer. » (p.114). Cependant cette entreprise se heurte là encore à la pluralité des manières de concevoir, de classer les choses du monde et d’en tirer des théories valides : l’impossibilité de fournir un compte rendu de type causal d’une situation qui soit exhaustif (comme en témoigne l’argument de l’autonomie des niveaux d’explication), et l’extrême diversité des explications de la vie quotidienne sont les deux principaux écueils invoqués par Kitcher pour expliciter l’échec de cette entreprise, qui le « frappe ainsi par son caractère désespéré. » (p.115).

En définitive, il ressort donc de cette analyse que la seule manière d’adresser correctement l’hétérogénéité des types de questions que nous pouvons penser intéresser l’enquête scientifique est d’en revenir au « cas par cas ». La notion d’explication objective finalement retenue est ainsi énoncée en ces termes : « Etant donné un sujet qui nous intéresse et une relation de pertinence, comptera comme explication objective tout complexe de vérités dans la relation appropriée avec le sujet. » (p.116). La notion de signification scientifique ne peut donc finalement se défaire complètement du contexte dans lequel elle est mobilisée, et de la contingence des intérêts humains. « On peut au mieux attendre d’une théorie de l’explication qu’elle nous permette de comprendre comment ces questions et ces intérêts

45 changent quand évoluent nos recherches et les environnements complexes dans lesquels elles se déroulent. » (p.117).

Ainsi se clôt la partie consacrée par Kitcher à l’analyse des différentes conceptions normatives classiques de l’objectif de la science. A la lumières des arguments « anti- monistes » avancés par les chapitres précédents, toutes échouent au final à proposer une définition viable d’un objectif unique de la science qui soit parfaitement indépendant du contexte dans lequel l’enquête scientifique est réalisée. Il faut donc renoncer à l’idée d’un objectif universel de la recherche scientifique. Comment dès lors appréhender la signification scientifique ? La science a-t-elle un sens ?

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