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Clarifions notre conception d'une science humaine et sociale virtuellement humaniste, avant de nous attacher aux rapports de la géographie humaniste avec la science. En effet, tant que nous n'aurons pas préalablement défini notre conception de la science - il en existe plusieurs - nous buterons inévitablement sur la question de savoir si l'humanisme est compatible avec la science. En désirant réconcilier la science sociale avec la géographie humaine, la compréhension avec la sagesse, l'objectivité et la subjectivité, le matérialisme et l'idéalisme, les auteurs de Humanistic Geography se sont lancés dans un vaste programme (108)... Jeter des ponts entre les sciences de la nature, les sciences sociales (sociologie, économie, par exemple), les sciences de l'homme (psychologie, psychanalyse...), et les humanités (littérature, philosophie...) est très respectable en soi, mais ne répond pas à notre question, "l'humanisme est-il scientifique ?" Peut-être même ces ponts existent-ils sans faire appel explicitement à

l'humanisme : les croisements entre les sciences sociales et les sciences de l'homme sont multiples et souvent réversibles -on parle d'une psychologie sociale et d'une sociologie de l'individu. Cette interpénétration est d'ailleurs naturelle dans le sens où les portions de réalité sociale que ces sciences mettent à jour sont inextricablement mêlées dans la réalité mondaine : l'individu est aux prises avec le collectif, que ce soit par l'entremise de la famille, du clan, du groupe culturel, des communautés ou d'associations humaines de tous ordres, de l'Etat, de la "société" - terme dont je me méfie - de l'espèce humaine en général. Dans ce chapitre, j'aborde la question de la légitimité scientifique de l'humanisme sous l'angle de la science humaine, en laissant quelque peu de côté la science physique, qui par nature, échappe davantage au problème de

"légitimité" scientifique, car étant plus "exacte".

Toutefois, je remarque que l'humanisme géographique a trop négligé l'apport des sciences de la nature dans la géographie, à l'heure où la problématique écologique nous presse de réintégrer de nombreuses notions issues de la connaissance de la "physis".

Toute discipline des sciences sociales ou humaines possède une double dimension sociale et individuelle.

L'humanisme se distingue d'une part par sa conscience aiguë de l'ingérence du chercheur dans son objet d'étude. D'autre part - et c'est une question plutôt délicate - la problématique humaniste engloberait celle de l'être, dans son essence et son existence. En résumé, l'on peut avancer que l'humanisme met aux prises un ou des individus (le ou les chercheurs) avec d'autres individus qui constituent son champ d'étude formateur et résultat d'un processus intersubjectif.

Rien n'est moins bien défini que les sciences sociales. Duverger écrit que Conte n'a d'ailleurs pas échappé à ses croyances philosophiques. Voici posé un des problèmes majeurs de la science sociale, l'ingérence du sujet dans l'objet d'étude, une

ingérence incomparable avec celle ayant cours dans les sciences exactes, car elle détermine et sélectionne directement - parfois inconsciemment - les intérêts scientifiques du chercheur. Ce sont à proprement parler des interrogations essentielles et existentielles qui se trouvent englobées dans la science sociale humaniste, et qui échappent à la science sociale traditionnelle. Sur ce point crucial, la pensée de G.

Haldas ("Les choix ultimes ne relèvent jamais de la science; l'essentiel ne relève pas du social") (112) rejoint celle de K. Japers, dans Raison et existence. Ce dernier met en relation des termes qui ne vont pas ensemble de soi, la raison et l'existence, la science et l'individu, l'épistémologie et l'ontologie. Le lien nouant la raison à l'existence ou la science à l'être détermine l'extension que nous attribuons à l'intersection des champs épistémologique et ontologique. Leur liaison réciproque soulève toutefois une problème majeur, celui de la nature transcendante ou non du savoir.

"L'existence ne devient claire pour elle-même que par la raison, la raison n'a de contenu que par l'existence, qui renvoie aussi à autre chose : à la transcendance"

(113). Jaspers pense que les sciences humanistes sont impuissantes à pénétrer les secrets de l'être, sa dimension transcendante, et essentielle; il assigne aux sciences un rôle nettement plus restreint :

"Elles (l'anthropologie, la psychologie, la sociologie et les autres sciences humaines) étudient les phénomènes humains dans le monde, mais de telle sorte que ce qu'elles découvrent n'est jamais la réalité englobante de cet être qui, non reconnu en tant que tel, est pourtant chaque fois présent. Aucune histoire ou sociologie de la religion, par exemple, n'atteint ce qui, dans ce qu'elles nomment religion, étant dans l'homme l'existence même de celui-ci. Elles ne peuvent que l'enregistrer d'après son donné de fait qu'elles voient entrer dans la réalité de l'observable par un saut, absolument incompréhensible. Toutes ces sciences tendent à quelque chose qu'elles n'atteignent jamais. Elles ont ce caractère fascinant d'avoir affaire avec ce qui est vraiment important. Elles induisent en erreur quand elles pensent, dans leur activité immanente qui constate et déduit, saisir l'être même. Aussi ces sciences universelles ne se consolident-elles pas l'une l'autre. Toutes leurs délimitations ne sont que relatives. Chacune paraît traverser toutes les sciences. Elles semblent n'acquérir aucun sol propre,

puisqu'elles ont en vue l'englobant qui, saisi par elles, n'est pourtant jamais plus l'englobant. Leur prestige est mensonger, mais il devient fécond quand, par elles, se produit la connaissance modeste, relative, indéfinie de notre phénomène dans le monde" (114).

Dardel a calqué la position de Jaspers à l'égard des sciences humaines à la géographie, considérée comme "une science de synthèse mais inachevée";

une science-limite, "une science dont l'objet reste dans une certaine mesure inaccessible, parce que le réel dont elle s'occupe ne peut être entièrement objectivé".

Car l'homme est "plus qu'il n'apparaît à une science dont il est l'objet" (115); il est sujet capable de liberté, de projets nouveaux et d'entreprises imprévisibles. Il faut donc comprendre la géographie, non comme un cadre fermé où les hommes se laisseraient observer tels des insectes dans un vivarium. mais comme le moyen par lequel l'homme réalise son existence : la Terre est une possibilité essentielle de son destin"

(116).

Dardel livre ici l'une de ses définitions de l'espace existentiel (la Terre comme une possibilité essentielle du destin humain). Nous pourrions partir de cette définition pour fonder un humanisme géographique, mais qu'est-ce que la Terre ? Est-ce seulement le globe qui concentre avec le plus de succès les quatre Eléments de la physis, la terre, l'eau, le feu et l'air, comme l'indique la logique géographique aristotélicienne ? En effet, l'oeuvre d'Aristote s'est fondée sur ces concepts et leurs interrelations pour formuler sa théorie des lieux, et elle a connu certains prolongements humanistes. Les quatre Eléments ont pris des formes anthropomorphiques et poétiques dans la littérature naturaliste, dans celle d'un Bachelard par exemple, très proche en cela de Dardel.

Certes, les quatre Eléments peuvent être poétisés, mais nous devons d'abord comprendre l'homme, ce

"destin humain" avant d'expliquer "la Terre". Les valeurs essentielles auxquelles n'accèdent pas la géographie ou les sciences humaines selon Jaspers, touchent à la nature humaine et c'est pourquoi j'ai

commencé par m'étendre sur celle-ci. L'espace et le temps sont des abstractions très déductives, des formes pures de la pensée comme l'affirme Kant. Les étudier dans une perspective humaniste requiert qu'on saisisse le prisme existentiel à travers lequel elles sont conçues et vécues. Pour comprendre l'essence des processus spatiaux où s'inscrit la condition de l'homme, il convient de synthétiser ce qui les englobe, la nature humaine, qui pense, conçoit et est capable d'imagination et de fantasme, non seulement à propos d'espace et de temps, mais à propos de toutes choses concevables par l'esprit humain (c'est pourquoi mon introduction a modestement réfléchi sur quelques facettes de la nature et de la condition humaines). Or, quelles sont les valeurs "essentielles" dans lesquelles puise l'humanisme et par quelles voies compte-t-il y aboutir

? La subjectivité. les relations intersubjectives entre les individus, le tracé existentiel de ceux-ci dans l'espace et le temps, ce temps à l'éclairage multiple et un, fractionné mais inlassablement continu, obsédant par son omniprésence qui nous traque, mortels... L'interrogation, la question éthique, appartiennent à ce monde de l'essentiel qui recouvre le champ de la morale, du bien et du mal...

L'interrogation éthique découle du noeud intersubjectif où nous sommes entrelacés, parfois prisonniers, où chaque pensée exprimée, chaque acte, chaque regard est dirigé en direction de nous-même, ou de l'autre. Et n'oublions pas l'art, qui non seulement nous rend l'existence plus digne et plus belle, mais encore la soutient et la grandit quand l'être, dans sa solitude extrême, côtoie l'abîme du quotidien. L'art transforme l'éphémère en parcelle d'éternité et de divin. La science, quant à elle, le troisième des termes de la trilogie classique du bon, du beau et du vrai, cherche à percer certains mystères de la création, et a pour tâche utile, de par les applications pratiques que la technologie procure, de nous rendre la vie plus facile, plus confortable, de nous décharger de certaines tâches accablantes.

Est-elle utilisée à bon escient ? Question nous renvoyant à l'éthique. Son message est-il compréhensible ? Question se référant à l'art du langage, car il n'y a pas science sans style.

Il ne nous appartient pas ici de démêler ce tissage serré qui joint l'art, la science et l'éthique. Toute notre thèse s'y emploie, avec plus ou moins d'insuccès et de bonne fortune. C'est la science humaine qu'il faut tout d'abord interroger sur sa finalité et ses méthodes. La science humaine n'est-elle qu'une sous-catégorie de la trilogie à laquelle nous faisons allusion

? Son langage est inférieur à celui de la poésie artistique, son utilité moins apparente que celle de la science, et sa portée éthique s'arrête aux premiers contreforts des cimes de la métaphysique. Pourtant, nous croyons qu'un science humaine et humaniste est possible et même nécessaire, se situant au carrefour des langages éthiques, artistiques et scientifiques.