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La nature humaine est au centre du discours humaniste, et un premier problème que l'on va développer est de savoir si elle est rationnelle ou non, comme le monde qu'elle appréhende. Le fait même que je commence par citer les Mémoires écrits dans un souterrain ne relève pas du hasard : j'ai été mis sur ses traces grâce à des écrits de géographie humaniste, ceux de Olsson qui ont souffert de plusieurs interprétations (64). On ne résume pas une lecture de Dostoïevski comme on le ferait d'un ouvrage académique; on y perdrait toute l'émotivité qui s'enroule autour du fil conducteur du récit, au fur et à mesure que l'esprit s'enthousiasme et s'échauffe pour des abstractions qui condensent les expériences innombrables de l'être. Il est diablement crucial de recréer une partie de l'émotion suscitée par le littérateur. Cette démarche s'apparente à une lecture

"chaude" de l'oeuvre dénuée de la distance critique que marque une attitude de réserve. L'on pourra me

reprocher un manque de discernement critique, mais je ne suis pas doté de la dureté intérieure nécessaire à analyser froidement un auteur que j'aime, et auquel j'adhère sans retenue. Dostoïevski compte parmi ceux-ci, tout comme Hermann Hesse. Certains faits et événements mondains sont de nature rationnelle et prévisible, d'autres pas. Avant de prendre des exemples, je tiens à expliciter ma "Weltanschauung" à cet égard, qui est idéaliste. Idéaliste dans ce contexte signifie que l'on s'efforce de tendre vers la trilogie classique du beau, du bien et du bon. Ces valeurs sont des essences à atteindre, et l'on ne doit jamais se départir de cette tâche. Cette aspiration idéale n'implique pas que je me fasse une représentation vertueuse du monde, où "tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles", comme ironisait Voltaire sur la célèbre parole de Leibniz, héritée de l'idéalisme des Grecs. Loin de là, le monde m'apparaît comme hautement irrationnel et imprévisible sur le plan de l'existence individuelle et c'est là un jugement pensé qui se prévaut d'une certaine constance, et non un mouvement d'humeur dicté par quelque circonstance du moment. En effet, les imbéciles, les mécontents et les incompris ne sont pas les seuls à clamer que l'univers est en perpétuel désordre autour d'eux, de nombreux scientifiques le pensent également, qui parlent de chaos et d'indéterminisme des choses (65). Point n'est besoin toutefois d'être une grand scientifique pour constater ce désordre et cette déraison du monde; l'homme du commun à l'écoute des informations quotidiennes s'en rend compte aisément. Je pourrais épiloguer des pages entières sur les événements déraisonnables qui échappent au premier abord à toute logique et qui déferlent sur le monde, mais est-ce bien nécessaire ? La question qui m'intéresse est plutôt celle-ci, car sa réponse est capable de contredire la vieille notion d'intérêt autour de laquelle s'articule la conception humaniste rationnelle du monde. Elle s'exprime ainsi : si la violence, le crime et l'irraison prévalent dans certaines parties du monde ou chez certains

individus, ont-ils un "intérêt" (politique, économique, amoureux...) à les perpétrer ? En attendent-ils des

"avantages" ?

Je conteste vivement cette vue des choses et du monde, téléologique dans un sens de finalité positive, car elle justifie tous les actes, y compris les plus odieux, par une notion d'intérêt supérieur qui dicterait leur accomplissement. Cette

"Weltanschauung", rationnelle et conventionnelle qui détecte des enjeux et des intérêts rationnels dans toutes les sphères de l'existence, est borgne. Elle ne voit pas la part d'irrationnel et de déraison qui submerge à certains moments la nature humaine.

L'absurde et le caprice appartiennent à celle-ci et Dostoïevski explique à merveille pourquoi ils sont si chers et essentiels à l'homme : parce qu'ils sont les marques du libre-arbitre, le coeur de la volition personnelle et individuelle. Affirmer cela est faire preuve d'une conception pessimiste de l'homme, c'est tenir ce dernier, à l'instar du grand pourfendeur russe de la raison dominante, pour "un bipède ingrat"

(65), méchant et immoral par nature ou par nécessité.

Pour Dostoïevski, la raison est une excellente chose, mais elle n'est pas la manifestation la plus fondamentale de la nature humaine; la volonté englobe la raison :

"Permettez-moi de rêver. Voyez-vous, la raison est une excellente chose, d'accord; mais la raison n'est que la raison et ne satisfait que la capacité humaine de raisonner, tandis que la volonté est la manifestation de toute la vie humaine, y compris la raison et tout ce qui la tracasse." (67)

La volonté humaine est capable du meilleur comme du pire, et ne recherche pas forcément l'intérêt et l'avantage matériel :

"Car, autant que je sache, Messieurs, vous avez établi votre registre des avantages humains d'après une moyenne empruntée à des statistiques et à des formules scientifico-économiques. Or, vos avantages, ce sont la prospérité, la richesse, la liberté, le repos, etc., etc., de sorte que l'homme qui, notoirement et sciemment, s'élèverait contre ce registre, serait à votre avis, et au mien s'entend,

un obscurantiste ou un dément. Mais voici ce qui est étonnant : d'où vient que tous ces statisticiens, ces sages et ces amis du genre humain omettent constamment un avantage dans leur énumération ?"

Cet avantage qui dépasse tous ceux cités, et que Dostoïevski nomme un avantage superavantageux (69) part d'une impulsion intérieure plus puissante que nos intérêts, et "l'emporte sur tous les autres".

L'homme est prêt à lui sacrifier tous les avantages, s'il le faut, c'est-à-dire la raison, l'honneur, le repos, la prospérité" (70). Ce "superavantage", c'est la volonté personnelle et indépendante, la liberté du choix de nos actes et de nos pensées. Dostoïevski traite tous les beaux systèmes et théories qui prétendent expliquer à l'humanité ses véritables intérêts normaux de sophismes (71), parce que l'homme, bien qu'ayant parfois acquis une vision plus claire des choses qu'aux temps des barbares, "ne s'est pas encore, à beaucoup près, habitué à agir d'après les indications de la raison et de la science" (72). Et pour cet auteur, un monde gouverné par les lois des sciences de la nature, où tout serait minutieusement calculé et modélisé, serait un monde affreusement ennuyeux, sans action, sans aventure, un monde mortifié qui marquerait la fin de l'homme. Vouloir trop parfaitement ordonner les choses finit par créer le désordre, comme tout excès amène son contraire.

Une régulation trop stricte contient des germes de dérégulation, et les exemples ne manquent pas dans le domaine de la planification spatiale. La première peut provoquer une phase de désordre et d'irraison plus grave que celle qui prévalait : de plus en plus de citoyens contournent ou transgressent les lois si leur application est prise au pied de la lettre. La loi utile se transforme alors en un carcan supplémentaire qui corsète notre existence. Il est amusant, et tragique, de penser qu'un excès de raison planificatrice produit des effets contraires et imprévus. Que l'on ne me considère pas ici comme un avocat du désordre, parce que je m'interroge sur la rationalité de la nature humaine et de l'existence.

Un artifice géographique récent (73) a combattu une conception chaotique du monde en argumentant que cette vision des choses arrangeaient ceux qui la proféraient, donc qu'elle profitait aux fauteurs de troubles et autres semeurs de désordre (74). Cette interprétation est directement inspirée d'une logique rationaliste qui veut que chacun agisse selon son intérêt propre. le fait de chercher absolument à tirer profit d'une "Weltanschauung" ne trouve guère de résonnance dans une logique de l'absurde, et, d'autre part, l'on a vu des précurseurs d'ordre totalitaire - il y a plusieurs ordres possibles - déclencher les pires désordres. Ainsi, je considère cet argument comme hautement discutable car l'on ne théorise ni n'agit forcément selon son intérêt propre. Combien de personnes défendent des idées qui ne leur apporteront ni la gloire ni la richesse, mais ils les défendent tout de même ? Est-ce une voix intérieure, la conscience, qui les presse de le faire ? Il en est d'autres, naturellement, qui écoutent avant tout la voix de leur raison intéressée, mais ceux-ci sont rarement complètement heureux et sereins, et l'humanité ne les tient guère en estime. Par contre, ceux qui sont capables de défendre une thèse qui leur est chère, tout en se mettant à dos une partie de la communauté parce qu'ils agissent non par intérêt mais par conscience d'une vérité supérieure, par

"superintérêt" donc, ceux-ci gagnent le respect. La cause de cela a été magistralement exposée par Dostoïevski :

"Et tout cela provient d'une cause infime (...) : à savoir que l'homme, toujours et partout, qu'il fût, a aimé agir comme il le voulait, et non comme le lui dictaient la raison et l'intérêt; on peut vouloir même contre son propre intérêt, parfois on le doit positivement (c'est mon idée). La propre volition, libre et autonome, le propre caprice, fût-il même le plus bizarre, la fantaisie, exaspérée parfois même jusqu'à la frénésie, voilà tout ce qui constitue cet avantage omis, ce superavantage, qui n'entre dans aucune classification, et qui ruine constamment tous les systèmes et toutes les théories. Et où tous ces sages ont-ils pris qu'il faille à l'homme une volition normale et vertueuse ? d'où leur vient cette conviction qu'il faut absolument à l'homme une volition raisonnable et

avantageuse ? Ce qu'il faut à l'homme - c'est uniquement une volition indépendante, quel que soit le prix de cette indépendance et à quoi qu'elle aboutisse. Or Dieu sait ce que la volonté..." (75)

Chapitre 5 Nature humaine, raison scientifique et