• Aucun résultat trouvé

Chapitre 2 : Une pédagogie de la continuité

3. L’insuffisance d’une éducation de la transmission du savoir

3.2. Savoir et vérité

La précédente section a servi à exposer la première raison de Dewey pour disqualifier la théorie spectatrice du savoir : le savoir se définit par son sens, mais ce sens ne peut pas se transmettre directement puisqu’il provient des inférences de l’élève qu’il produit en vue de la résolution d’un problème vécu. De fait, l’école, afin d’être significative, doit placer l’élève dans une posture active puisque le sens n’est possible qu’en référence à un trouble et que ce trouble ne peut survenir qu’au sein d’une activité dans laquelle l’enfant est engagé. Néanmoins, pour convaincre le lecteur de l’insuffisance d’une éducation basée sur la transmission de connaissances, cette seule raison n’est-elle pas encore insuffisante ? Ne peut- on pas imaginer un discours magistral assez intelligemment construit - en présentant des problèmes, par exemple - pour permettre aux enfants d’avoir des idées par eux-mêmes ? Les

203 Idem., NBP 4.

204 P. Gégout (2015), « Instrumentalisme deweyen et éducation », Implications Philosophiques, 12 juin 2015

[en ligne] http://www.implications-philosophiques.org/actualite/une/instrumentalisme-deweyen-et-education/.

enfants ne seraient-ils pas en train de construire leur sens ? Pas encore. Bien que ce serait déjà un bon pas en avant, il manque encore une étape essentielle que nous avons déjà mentionnée lors du processus de l’enquête : l’expérimentation.

Dès à présent, nous nous attarderons à présenter la seconde raison disqualifiant la pédagogie classique, à savoir que : le plein sens du savoir - ce qu’on appelle la « vérité » - ne peut se réaliser et se comprendre que par l’action. En d’autres termes, il est impossible de transmettre directement des connaissances aux élèves, et ce, d’une part, parce que l’action - l’activité - est à la fois le contexte de la connaissance dans lequel elle peut avoir un sens, et d’autre part, parce que l’action est également le critère qui permet de déterminer la justesse de la connaissance et ainsi d’en réaliser pleinement le sens. Nous montrerons ainsi dans les pages qui suivent que la vérité doit se comprendre comme étant un sens qui a été vérifié, concrétisé, ce qui doit nous inciter, une fois de plus, à placer en conséquence le sens au cœur de la pensée et de l’éducation.

Dès lors, nous avons montré plus haut que les dualismes de la philosophie classique ont entrainé une fragmentation de l’expérience : ils ont séparé l’action de la connaissance en s’appuyant sur l’idée que l’esprit - ou la raison - était isolé des activités physiques. Lui seul était censé pouvoir accéder à la connaissance, c’est-à-dire à la représentation de ce qui existe en réalité. Ce sont ces idées qui ont engendré une intime association entre le savoir et la vérité, c’est-à-dire que savoir, c’est saisir cet ordre supérieur où le péril est écarté. Savoir, c’est être dans le vrai. C’était donc en s’appuyant sur cette certitude absolue fournie par la contemplation passive de la réalité supérieure que la classe libre se disait plus compétente pour diriger l’action collective. La grande erreur des philosophies antiques, selon Dewey, est ainsi de tenir l’action pour imparfaite parce qu’elle serait changeante et conséquemment incompatible avec la vérité qui elle serait fixée, certaine et parfaite. La philosophie traditionnelle est donc, à ses yeux, une forme extrême de recherche de la vérité parce qu’elle n’envisage même plus de voir la réponse comme étant sujette à l’expérimentation, comme devant être tranchée par l’expérience206.

C’est avec l’avènement de la science moderne, jumelée aux travaux de Darwin, que l’on observera un effritement des évidences en matière de définition de la connaissance. Dewey écrit à cet égard que : « la science naturelle, en raison de son propre développement, est contrainte d’abandonner tout postulat fixiste et de reconnaître que ce qui se passe pour universel est, de son point de vue, processus207 ». C’est un bouleversement intellectuel d’une importance décisive pour notre philosophe qui va même jusqu’à qualifier de « découverte la plus révolutionnaire de l’humanité » cette idée que la science - et conséquemment toute l’entreprise de la connaissance - est un processus de construction plutôt que la prise de possession de ce qui est immuable208. Or, cette grande transformation réside dans le

changement même de ce que nous entendons par « vérité ». Plutôt que de représenter une adéquation mystérieuse entre la pensée et sa représentation, la vérité doit plutôt se comprendre comme étant un sens vérifié : une « assertabilité garantie (warrented

assertability)209 ».

Nous avons mentionné dans la section précédente comment les autorités s’entendent, selon Dewey, pour voir dans la perception des relations logiques entre les choses le véritable enjeu de la connaissance. Le pragmatisme n’est donc pas une nouvelle pensée à ce sujet. L’originalité du pragmatisme, qui est l’application de la méthode de l’enquête - d’abord scientifique - à tous les champs de la pensée humaine, réside tout particulièrement dans l’application de l’action comme critère à tous ces champs de l’expérience. Dewey a une croyance profonde dans la méthode expérimentale et sent que le succès de cette méthode montre que le savoir (knowing) et l’action (doing) sont en réalité irrévocablement reliés. Comme il l’affirme : « [t]he “pragmatic” feature comes in when it is noted that experiment or action enters to make the connexion between the thing signifying and the thing signified so that inference may pass from hypothesis to knowledge210 ». On retrouve dans ces propos l’une des grandes conclusions soulevées par notre présentation de la théorie de l’enquête : les notions, les théories, les systèmes, même lorsqu’ils sont les plus élaborés et les plus cohérents, n’en doivent pas moins être compris comme étant de simples hypothèses ou du moins, comme étant toujours sujettes à une (ré)évaluation scrupuleuse et à une remise en

207 J. Dewey (2014), Reconstruction en philosophie, p. 31. 208 Ibid.

209 J. Dewey, (1938), Logic : the Theory of Inquiry, LW 12, p. 16.

question211. Elles perdent ainsi de leur caractère ultime. Elles ne sont plus des fins, mais des points de départ pour des actions qui les mettent continuellement à l’épreuve212. Dans l’expérience, quelque chose se suggère comme une réponse possible ou comme une solution. Mais ce n’est toujours que comme quelque chose de probable. L’idée est une conséquence prévue, inférée, imaginée ; elle est « a conjectural meaning ». Autant elle est ce qui donne sens aux faits, autant ce sens n’est que possible. Le sens cesse précisément d’être hypothétique lorsqu’il se voit réalisé et concrétisé dans l’expérience. « Si ceci et cela, alors ceci et cela » ; l’objectif de l’enquête est de déterminer si l’on a raison de penser qu’« alors ceci et cela ». Nicolas peut-il vraiment passer du feu à la cuisson ? Cette idée qu’il a eue et qui donne un sens à ses actions présentes ne pourra réellement être un savoir pour lui qu’au moment où son fameux poisson sera bel et bien grillé.

C’est pourquoi si les idées, si les significations, les conceptions, les notions, théories et systèmes sont utiles à la réorganisation active d’un environnement donné pour en retirer quelques problèmes ou perplexités particuliers, alors leur validité et leur valeur ne se mesureront que par rapport à la tâche accomplie. Si les idées réussissent à atteindre la fin- visée, alors elles sont fiables, justes, bonnes et vraies213. Pour Dewey, « [c]e qui nous guide vraiment (trully) est vrai - une capacité avérée à donner de telles indications est précisément ce que nous entendons par vérité214 ». Le nom de « vérité » est donc un nom abstrait qui s’applique à la série de cas réels, prévus et désirés (meant), qui se trouvent confirmés dans leurs travaux et leurs conséquences. C’est pourquoi l’adverbe « vraiment215 » (trully) est, en définitive, plus fondamental encore que l’adjectif « vrai » (true), voire même que le nom de « vérité » (truth), parce que « vraiment » décrit le processus ou la relation plutôt que l’état ou l’objet. À la question « est-ce que c’est vrai parce que ça marche ou est-ce que ça marche parce que c’est vrai ? », Dewey, à l’instar de James, opterait sans hésiter pour la première option216 .

211 J. Dewey (2014), Reconstruction en philosophie, p. 201. 212 Ibid., p. 56.

213 Ibid., p. 211-212. 214 Ibid., p. 212.

215 Que nous avons d’ailleurs utiliser dans le dernier paragraphe pour étoffer l’exemple du poisson de Nicolas. 216 Madelrieux résumait cette idée centrale du pragmatisme de la manière suivante : « [la vérité des idées]

consiste, sans reste, dans leur vérification, et ce n’est pas parce qu’une idée est vraie de manière intrinsèque qu’elle peut se vérifier, mais c’est parce qu’elle est vérifiable qu’elle est vraie, une idée vraie n’étant rien de

L’enquête est ainsi le processus contrôlé permettant la résolution intelligente - et non accidentelle - du problème résultant en la détermination d’une connaissance. La vérité doit donc se comprendre comme viabilité. Cette redéfinition de la vérité par Dewey ne lui est cependant pas tout à fait originale, mais provient plutôt de William James et de sa propre théorie instrumentale de la vérité. En effet, James voulait briser cette conception de la vérité comme étant une représentation de la relation magique entre une proposition et le monde. L’objectif était de ne plus la comprendre comme étant une possession ou une qualification de l’énonciation. Il demande ainsi : « [w]hat experiences will be different from those, which would obtain if the belief were false? What, in short, is the truth’s cash-value in experiential terms ?217 ». Ce que signifient ces questions de James - et que partage Dewey - c’est que la vérité n’est pas une propriété des énoncées, mais plutôt quelque chose qui « arrive » (happens) à nos idées218. Elle est littéralement créée à travers l’action et l’expérience de la

même manière que ne l’est la santé, la richesse ou la force.

Le savoir n’est donc pas vrai parce que c’est vrai, parce qu’il représente la réalité ou parce que la tradition a dit qu’il était vrai ; la vérité du savoir dépend du processus qui a permis de le formuler. Pour justifier davantage cette affirmation, nous n’avons qu’à regarder comment les scientifiques travaillent. Dans une enquête scientifique, il n’y a pas d’autre autorité que la méthode scientifique elle-même. Si l’on cherche à critiquer les conclusions d’une telle enquête, il faut regarder la méthodologie des scientifiques. Les facteurs étaient- ils contrôlés ? L’échantillon était-il valable ? La vérité d’une conclusion dépend donc du processus qui l’a engendré et non pas de son adéquation à une réalité supérieure. Par conséquent, il faut reconnaître que les conceptions, les théories et les systèmes de pensées, peu importe leur condition et leur ancienneté, sont toujours ouverts au développement par l’usage, par ce même processus. C’est agir selon le principe selon laquelle nous devons être attentifs aux raisons pour affirmer ces conceptions. En effet, il n’est plus suffisant pour un principe d’être élevé, universel et sanctifié par les années. Il doit présenter ses conditions d’apparition et doit être justifié par ses œuvres actuelles ou potentielles219. Parce que les

plus et rien d’autre qu’une idée vérifiée ». S. Madelrieux (2010) dans W. James (2010), Le pragmatisme, Paris, "Le Monde : Flammarion, p. 20.

217 W. James (1907), Pragmatism, p. 97 - ce que James demande par ces questions, en gros, c’est quel est le

sens de cette vérité.

218 Ibid.

différents savoirs et théories sont des instruments, comme nous espérons le présenter de manière convaincante, comme tous les instruments, leur valeur ne réside pas en eux-mêmes, mais plutôt dans leurs capacités au travail. Or, ces capacités se révèlent dans les conséquences de leur utilisation220. Un savoir vrai est ainsi la solution que nous avons trouvée pour résoudre un de ces problèmes au cours d’une enquête. Le savoir que nous valorisons est ainsi celui qui nous permet de nous sortir de situations difficiles. Or, si jamais nous parvenons à trouver un savoir qui serait plus efficace dans la résolution du trouble, le précédent savoir tomberait rapidement en désuétude221.

À cet égard, puisque c’est le processus qui est garant de la vérité, pour Dewey, le pluralisme est ainsi une ressource des plus importantes pour enrichir nos perspectives sur les problèmes sociaux et pédagogiques. Plus l’enquête intègre une variété de perspectives, plus elle sera riche puisqu’elle pourra évaluer, tester et éliminer les points de vue fermés ou autocentrés à faible valeur épistémique. « The important thing, as Dewey says, in any critical undertaking, is richness of meaning rather than truth222 ». Placer le sens avant la vérité, ce n’est pas tomber dans un relativisme, « car de dire que toutes les hypothèses se valent en amont de l’enquête ne signifie pas qu’elles se valent en aval de celle-ci223 » ; l’enquête étant précisément le moyen par lequel discriminer les hypothèses en établissant leur valeur selon leur référence au problème proposé. Cet appel au pluralisme demande donc la nécessité de partir des problèmes et des hypothèses des élèves pour diriger l’enquête. C’est aussi un appel à enseigner aux enfants à travailler ensemble, c’est-à-dire à les engager dans des activités

partagées où les idées de chacun seront utiles au moins à l’exploration des possibles.

En outre, afin d’obtenir un véritable savoir, il faut pouvoir expérimenter la continuité. L’idée donne un certain savoir, mais le plein sens ne peut se comprendre que par l’action, grâce au retour des conséquences qui la suit. Il faut pouvoir faire quelque chose avec ce savoir et voir concrètement la différence qu’il fait. Le professeur, même le plus habile à

220 Ibid., p. 201.

221 P. Gégout (2015), « Instrumentalisme deweyen et éducation ».

222 E. W. Hall (mars 1928), « Some Meanings of Meaning in Dewey’s Experience and Nature », p. 40 - nous

soulignons.

223 C. Point (2017), « Enseigner pour apprendre : un défi pragmatiste ? — Application de la philosophie de John

Dewey à la pédagogie inverse », Implications philosophiques, 23 juin 2017 [En ligne] http://www.implications- philosophiques.org/actualite/une/enseigner-pour-apprendre-un-defi-pragmatiste/#_ ftn1.

rendre compréhensibles ses propos et à les inscrire en référence à des problèmes, ne peut donc se contenter d’émettre des informations vouées à la production d’inférences. Ces informations n’auront leur « plein » sens, c’est-à-dire qu’il ne sera pleinement perçu, que lorsqu’il sera expérimenté. Ces informations doivent être appliquées et doivent permettre de résoudre la difficulté vécue. « [C]’est l’action de l’élève sur l’objet qui produit la connaissance, laquelle, en retour, rend imaginables et donc possibles d’autres actions224 ». Apprendre, c’est-à-dire accéder à la connaissance, demande ou exige de faire quelque chose, c’est-à-dire une action par laquelle l’individu transforme son milieu, car c’est par cette action de transformation du milieu, par l’enquête, en passant d’une situation indéterminée vers une situation plus déterminée, que le milieu peut être ce qu’il doit être : un environnement pourvu de signification225. La connaissance, ce qui est vrai et justifié, est donc créée par l’enquête,

c’est-à-dire par une activité orientée vers une fin-visée, guidée par une idée directrice, et vérifiée par l’atteinte de conséquences prévues subies. La vérité, c’est un sens que l’on a vérifié et que l’on considère viable jusqu’à preuve du contraire. C’est une idée qui a dirigé véritablement.

Pour terminer, ce que signifie ce recours moderne à l’expérience comme critère ultime de valeur et de validité, c’est donc que le sens est premier dans la connaissance, à la fois chronologiquement et en matière d’importance. En fait, Dewey cherche même à montrer que la pensée est caractérisée par son habileté à trouver et donner du sens. « Meanings are the characteristic things in intellectual experience226 ». Ils sont justement les cœurs de toutes fonctions logiques, pourtant ni parfaitement psychiques, ni vraiment physiques227. Cette même idée se retrouve exprimée différemment dans Experience and Nature où il affirme que l’outil joue un rôle fondamental dans toute manifestation de la pensée. Effectivement, il va jusqu’à affirmer que les outils, au sens le plus large possible, rendent possible la pensée228.

Qui plus est, et inversement, sans la pensée, nous serions incapables d’utiliser des outils puisque leur caractéristique première est d’être une référence à ce qui est absent. « Tools are

224 P. Gégout (2015), « Instrumentalisme deweyen et éducation ». 225 Ibid.

226 J. Dewey (juin 1922), « Realism without Monism or Dualism -- II », p. 358.

227 Le statut ontologique précis du sens est encore un mystère pour Dewey. Son article Realism without Monism

or Dualism serait une lecture intéressante à cet égard pour le lecteur intéressé.

relational, which means that, for instance, a hammer can only be used by beings that are

capable of imagining a future that has not yet been actualized ; that is, they can envision the hammer in a broader context of use229 ». Cette interaction entre l’outil et la pensée se comprend lorsqu’on saisit que leur point commun, leur intermédiaire réciproque, est précisément le sens. La pensée pour Dewey incarne cette habilité à rendre présent ce qui est

absent, à utiliser des signes en vue du futur grâce à l’imagination et à reprendre le passé grâce

à la mémoire. C’est pourquoi il peut affirmer que le sens est premier et caractéristique à toute expérience intellectuelle. La pensée pour Dewey, c’est l’habileté à donner du sens et à le découvrir.

En conclusion, si l’on désire former la pensée des enfants, l’accumulation de vérités sera inefficace. Le jugement ne peut pas se former par la seule transmission de faits, même s’ils sont indubitablement certains230. Il faut plutôt leur apprendre comment transformer les

choses de leur expérience en outils pour progresser dans leurs activités et pour mieux les comprendre. Tel qu’en conclue Dewey, « [s]urely if there is any knowledge which is most worth it is knowledge of the ways by which anything is entitled to be called knowledge instead of being mere opinion or guesswork or dogma231 ». C’est la seule façon de les amener à développer de véritables savoirs. Ce que le prochain chapitre montrera, c’est donc qu’enseigner, offrir une éducation, ce n’est pas transmettre des savoirs pour préparer au futur. Enseigner pour être réellement efficace revient à enseigner depuis le processus, par le processus et pour le processus. C’est outiller à la croissance et la reconstruction constante.