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La notion de sens dans la philosophie de l'éducation de John Dewey

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Academic year: 2021

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La notion de sens dans la philosophie de l'éducation de

John Dewey

Mémoire

Samuel Nepton

Maîtrise en philosophie - avec mémoire

Maître ès arts (M.A.)

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La notion de sens dans la philosophie de

l’éducation de John Dewey

Mémoire

Samuel Nepton

Sous la direction de :

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Résumé

Ce mémoire a pour ambition de présenter le rôle joué par la notion de sens (meaning) dans la philosophie de l’éducation de John Dewey. Pour y parvenir, nous exposerons, d’une part, la conception de l’expérience de cet auteur dans laquelle le sens joue un rôle premier en tant que relation perçue entre les éléments de l’expérience. En effet, l’expérience pour Dewey se comprend comme étant la perception d’un sens, soit d’une relation de continuité entre ce que nous faisons aux choses et ce que nous subissons en retour. Ainsi, ce qui possède un sens est ce que nous sommes capables de lier, de voir dans ses connexions logiques. Cette conception permet, en autres choses, de surpasser les dualismes de la philosophie classique qui ont eu comme lourdes conséquences une fragmentation de l’expérience. Nous montrerons la nature de cette fragmentation et comment est-ce que, lorsqu’elle se voit cristallisée dans le programme scolaire, elle entraîne une insignifiance dans le vécu de l’enfant. D’autre part, nous expliquerons comment Dewey propose de repenser l’éducation pour en faire une éducation de, par et pour l’expérience, visant à la formation de la pensée, et ce, en suivant les grandes lignes de la méthode scientifique. Nous montrerons par le fait même comment l’éducation, plutôt qu’une transmission de savoirs, doit plutôt se comprendre comme étant une reconstruction du sens de l’expérience. Enfin, nous relèverons les conséquences pratiques de cette théorie et exposerons conséquemment les changements proposés par Dewey pour transformer la salle de classe de manière à faire de l’école un lieu où les enfants peuvent trouver et créer du sens.

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Summary

This master’s thesis aims to present the function played by the concept of meaning in the philosophy of education from John Dewey. To do so, firstly, we will explain the philosopher’s conception of experience in which the notion of meaning plays a decisive part as the perceived relation between the elements of experience. As a matter of fact, experience for Dewey can be defined by the perception of meaning, that is a relationship of continuity between what we are doing to things and what we undergo in return. Thus, that which has a meaning - or makes sense - is what we are able to link, to perceive in its logical connections. This theory enables Dewey to surpass classical philosophy’s dualisms which caused, as a heavy consequence, the fragmentation of experience. We will present the nature of this fragmentation and how, when it is crystallized in the school curriculum, it leads to a loss of meaning in the child's experience. Secondly, we will explain how Dewey proposes to rethink education to make it an education of, by and for experience, aiming at the training of the students’ thinking, and this, by following the broad lines of the scientific method. We will show how education, rather than a transmission of knowledge, should be understood as a

reconstruction of the meanings of experience. Finally, we will review the practical

implications of this theory, and then outline Dewey's proposed changes to transform the classroom to make the school a place where children can find and create meaning.

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Table des matières

Résumé ... iii

Summary ... iv

Table des matières ... v

Remerciements ... vi

Introduction ... 1

Chapitre 1 : Une philosophie de l’expérience ... 6

1. Les dualismes : différentes déclinations d’une séparation entre doing et knowing ... 8

1.1. Dualisme ontologique : la séparation des mondes de l’esprit et du corps... 12

1.2. Dualisme épistémologique : la séparation du sujet et de l’objet ... 13

1.3. Dualisme pratique : la séparation des fins et moyens ... 15

1.4. Les conséquences des dualismes sur l’éducation ... 17

2. L’expérience chez Dewey : la place du sens (meaning) dans la pensée... 22

2.1. La pensée et l’enquête : l’expérience se développant ... 29

2.2. La continuité et le continuum des fins et des moyens ... 37

2.3. Le jugement et le sens ... 47

Conclusion du premier chapitre ... 51

Chapitre 2 : Une pédagogie de la continuité ... 56

3. L’insuffisance d’une éducation de la transmission du savoir... 59

3.1. Pragmatisme et instrumentalisme... 63

3.2. Savoir et vérité ... 70

4. L’éducation comme croissance ... 77

4.1. L’éducation comme reconstruction du sens de l’expérience ... 82

4.2. La science : retirer le sens de l’expérience ... 91

4.3. L’éducation comme (re)direction : jouer sur les conditions ... 96

Conclusion du second chapitre ... 103

Conclusion ... 108

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Remerciements

La réalisation de ce mémoire a été possible grâce au concours de plus d’une personne à qui je voudrais témoigner toute ma reconnaissance.

Je voudrais d’abord remercier Michel Sasseville, professeur à l’Université Laval, qui, en tant que directeur de maîtrise et ami, m’a guidé dans la recherche et la rédaction de ce mémoire. Le temps, l’énergie et les opportunités qu’il m’a partagés ne peuvent réellement se compter.

Je voudrais ensuite remercier le professeur Pierre-Olivier Méthot pour son aide et ses conseils précieux lors de la rédaction du projet de ce mémoire.

Je tiens également à remercier mes amis et collègues avec qui j’ai discuté des idées qui occupent ces pages. Un grand merci à Jean-Christophe Nadeau avec qui j’ai partagé nombre d’enquêtes sur nos sujets respectifs et à Christophe Point pour son assistance concernant les œuvres complètes de Dewey.

Je souhaite de plus remercier ma famille et spécialement ma conjointe, Marie-Ève Rouillard, pour le support moral qui a été tout aussi nécessaire à la réalisation de ce projet que tout support intellectuel.

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Introduction

« The relationship between education and meaning should be considered inviolable.

Wherever meaning accrues, there is education1 ». « Le temps est le sens de la vie. Sens comme on dit le sens d'un cours d'eau, le sens d'une

phrase, le sens d'une étoffe, le sens de l'odorat 2 ».

L’école doit avoir un sens pour les élèves. Personne, après tout, ne pourrait efficacement - voire vraisemblablement - défendre l’idée que cette institution auquel nous consacrons la grande partie de nos journées, et ce, tout au long du premier quart de notre vie, se doit de nous apparaître vaine et insignifiante. Pourtant, comment offrir une éducation significative aux enfants demeure toujours un problème et un enjeu majeur de société, à la fois profond et ardu, et ce, tout autant en théorie qu’en pratique. La complexité de cette question, croyons-nous, peut notamment s’expliquer par le fait qu’elle en présuppose une seconde, plus fondamentale encore, à savoir : qu’est-ce que le sens ? C’est précisément cette question qui se retrouve au cœur de toutes nos interrogations, de nos recherches et conséquemment, de ce mémoire de maîtrise.

En effet, pour nous aider à approfondir nos réflexions et trouver certaines pistes de solutions, c’est en premier lieu chez le philosophe américain pragmatiste John Dewey (1859-1952) que nous avons trouvé ce que nous cherchions : un philosophe de l’éducation pour qui le sens (meaning) joue un rôle substantiel. Ce que nous ignorions toutefois en entamant ces recherches, c’était à quel point ce rôle allait s’avérer important. En effet, la place du sens dans cette philosophie de l’éducation consistera, entre autres, à servir de notion charnière afin de repenser les systèmes d’enseignement dans les écoles, leurs visées et leurs moyens, et ce, dans l’optique de respecter ce processus qu’est l’éducation. Dewey, déjà à son époque, avait compris qu’il fallait repenser les fondements mêmes de l’institution scolaire pour qu’elle respecte l’éducation, plutôt que de penser l’éducation selon la structure de l’école. Le Québec, bien des années plus tard, incarne, à sa façon et en partie, cette même volonté de changement. En effet, le « renouveau pédagogique », amorcé en 2005, proposait à cet égard un « changement de paradigme » entre le paradigme de l’enseignement - axé sur la pédagogie

1 M. Lipman et al. (1980), Philosophy in the Classroom, Philadelphia, Temple University Press, p. 12-13. 2 P. Claudel (1943), Art poétique, Paris, Mercure de France.

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du cours magistral - au paradigme de l’apprentissage - axé sur la pédagogie par projet3. Il est désormais possible de lire dans les écrits théoriques du ministère de l’Éducation des idées qui vont alors bien à l’encontre des conceptions traditionnelles tel que :

La nouvelle conception de l’apprentissage qui fait de l’élève le principal artisan dans le processus d’apprentissage exige de nouvelles approches pédagogiques et façons de faire auprès des élèves. Le maître doit adapter son enseignement en fonction de la progression de chacun des élèves ; il doit se centrer sur l’élève-apprenant afin de modifier son rapport aux savoirs et de favoriser ainsi leur acquisition4.

Toutefois, on ne peut comprendre et acquiescer à ces idées, croyons-nous, que lorsqu’on commence à entrevoir la place du sens dans l’apprentissage, dans le savoir, dans la pensée et dans la vie en général. Penser l’éducation et l’expérience en termes de sens et de processus, c’est faire le premier pas d’une révolution copernicienne en enseignement où le principal acteur de l’éducation n’est plus le « maître », mais le petit être même à qui l’on enseigne.

Ainsi, notre objectif dans ce mémoire est d’exposer le rôle joué par le sens dans la philosophie de l’éducation de John Dewey. Nous aimerions néanmoins mentionner quelques précisions sur ce mémoire quant à sa forme et ses visées, ainsi que sur ses limites. D’une part, pour sa forme, nous avons cherché à représenter l’esprit de la philosophie pragmatiste de Dewey, c’est-à-dire que nous avons voulu présenter systématiquement les problèmes auxquels ce philosophe s’attaque pour donner davantage de sens à ses théories. C’est pourquoi la visée de notre premier chapitre consiste à présenter la philosophie de l’expérience de ce penseur de même que le rôle joué par le sens dans cette dernière. Pour y parvenir, nous l’entamerons ainsi par la présentation de ce qui consiste, pour Dewey, en l’un des plus grands problèmes de l’histoire de la philosophie : la pensée dualiste. En effet, à son avis, les différents dualismes ont entrainé des conceptions fragmentées de ce que sont l’expérience, la théorie, la pratique, le savoir, la morale, l’éducation, etc. Ces différentes séparations auront un effet direct sur la perception et le vécu du sens à l’école. À cet effet, l’une des causes du manque de sens dans le milieu scolaire réside précisément en ce que les expériences et la vie qui y ont lieu se distinguent et s’opposent à l’expérience quotidienne et vitale des enfants. Il

3 Ministère de l’éducation (2003), Politique d’évaluation des apprentissages formation générale des jeunes,

formation générale des adultes, formation professionnelle, Québec, Ministère de l’éducation.

4 Ministère de l’éducation (2004), La formation à l’enseignement : les orientations : les compétences

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est donc essentiel de commencer par une présentation de la place du sens dans l’expérience chez Dewey afin de montrer comment ce philosophe, plutôt que de penser l’expérience en oppositions, cherchera plutôt à révéler comment ces distinctions existent au contraire en

continuité les unes aux autres. C’est également dans ce chapitre que nous aborderons le

processus de l’enquête, c’est-à-dire l’acte intentionnel visant à révéler les connexions au sein de l’expérience et par lequel nous pouvons, en d’autres termes, lui donner sens. Nous aborderons enfin la continuité, le critère d’une éducation significative, en abordant le continuum des fins et des moyens, afin d’expliciter notamment comment la théorie de l’expérience de Dewey outrepasse les dualismes que nous aurons présentés.

Dans un second temps, nous présenterons dans ses grandes lignes la philosophie de l’éducation de Dewey qui est un déploiement des conséquences de sa théorie de l’expérience. C’est en effet à l’aide de cette théorie que nous pourrons présenter la critique qu’il fait de la conception traditionnelle de l’éducation et de la transmission de la connaissance. Pour le lecteur familier avec le système scolaire québécois, il reconnaîtra peut-être dans ces lignes certaines idées qui œuvrent dans le renouveau pédagogique. En effet, nous montrerons que le savoir du professeur ne peut jamais directement se transmettre, parce que le sens lui-même ne peut jamais être directement véhiculé d’une personne à l’autre ; ce qui n’exclut pas cependant la possibilité de le partager au sein d’une activité commune impliquant la réflexion de l’élève. De fait, nous pourrons ensuite présenter la conception de l’éducation de Dewey comme étant identique à un processus de croissance prenant la forme d’un processus de reconstruction du sens de l’expérience. Nous montrerons comment la science, grâce à l’enquête, est le meilleur moyen, selon Dewey, pour parvenir à retirer le sens de son expérience présente et comment, conséquemment, elle devrait se retrouver au cœur du parcours scolaire. Ce qu’il faut réellement transmettre aux jeunes, c’est ainsi l’habileté et l’habitude à s’engager dans le processus de l’enquête par et pour soi-même. Nous montrerons comment, en raison de ce qui précède, le véritable pouvoir de l’enseignement ne réside donc pas tant dans sa capacité à transmettre des savoirs que dans son habilité à jouer sur les conditions de la croissance de l’enfant, c’est-à-dire à modifier l’environnement dans lequel il sera appelé à agir, à penser et à ressentir, afin de lui fournir le milieu le plus riche possible en enquêtes et de fait, en sens.

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Pour ce qui est des limites de ce mémoire, parce qu’il s’est avéré bien plus important que nous l’imaginions avant de commencer nos recherches et sa rédaction, nous avouons bien humblement qu’il ne s’agit point d’une présentation parfaitement exhaustive de la place du sens dans cette philosophie de l’éducation. En effet, nous en sommes venus à la conclusion - et le lecteur pourra l’apercevoir au fil de la lecture - que les grands thèmes que l’on associe traditionnellement à Dewey, soit la démocratie, la science, l’expérience ou l’enquête, sont tous des termes qui expriment des processus extrêmement similaires, voire synonymes. L’enquête, par exemple, est un raffinement et une prolongation de l’expérience quotidienne et ordinaire. La science, quant à elle, est l’enquête sous sa forme la plus parfaite. La démocratie, enfin, est la science appliquée à la vie sociale. Cependant, ces différents processus fonctionnent tous avec une même unité de base, un outil bien particulier : le sens. La place de ce dernier dans la philosophie de Dewey est donc telle que nous ne pouvons, faute d’espace, aborder bon nombre de ses dimensions, aussi intéressantes soient-elles. L’une d’entre elles, pourtant très importante, consiste en la dimension sociale de l’expérience et du sens chez ce pragmatiste. Pour dire vrai toutefois, ce n’est qu’en terminant notre rédaction que nous avons pleinement compris l’importance et la portée du social chez Dewey5. Or, à

notre défense, cela n’a rien de surprenant, car plusieurs commentateurs ont, à travers les années, également écarté voire mécompris cette même dimension, pourtant capitale. Dewey lui-même fut obligé d’insister que « [b]ien des malentendus concernant l’esprit pragmatique seraient évités si on était attentif à l’importance que le pragmatisme accorde à la dimension sociale tant dans le processus d’acquisition du savoir que dans sa finalité6 ». De fait, le

présent mémoire se veut à l’image même de notre compréhension actuelle de la place du sens dans cette philosophie, c’est-à-dire qu’il cherche à dessiner le rôle joué par cette notion dans le processus de reconstruction et de croissance qu’est l’éducation, tout en essayant de souligner d’éventuelles pistes de réflexion et de recherche pour comprendre les multiples formes que peut revêtir le sens ainsi que pour trouver des moyens plus concrets afin de le faire vivre aux enfants. Nous espérons donc par ce travail, d’une part, montrer ce que nous croyons comprendre présentement de cette notion essentielle et, d’autre part, à quel point bien d’autres aspects décisifs sont encore à creuser pour améliorer notre système scolaire.

5 Cette importance est telle qu’elle pourrait tout à fait se voir l’objet d’un mémoire en entier. 6 J. Dewey (2014), Reconstruction en philosophie, Paris, Gallimard, p. 95.

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Enfin, ce mémoire vise également à révéler toute la richesse et la pertinence de la philosophie de John Dewey que l’on perçoit souvent davantage comme un pédagogue que comme un philosophe7. Or, l’éducation et la philosophie ne sont pas de simples intérêts particuliers chez Dewey. En fait, on n’exagèrerait d’aucune manière en affirmant que c’est l’ensemble de la philosophie de Dewey, sous tous ses rapports et ses aspects, que l’on ne peut comprendre pleinement qu’en référence à l’éducation. L’éducation est, en d’autres termes, le système même qui donne un sens à sa philosophie ; philosophie qu’il va jusqu’à définir comme étant « the theory of education in its most general phases8 ». Qui plus est, il aurait assurément pu ajouter que l’éducation est la pratique concrète de la philosophie puisque, comme il l’écrivait dans l’une de ses correspondances : « if philosophy is ever to be an experimental science, the construction of a school is its starting point9 ». À ce sujet, nous

montrerons ultimement que sa pédagogie consiste en l’application du pragmatisme dans la salle de classe. Nous aimerions également souligner qu’à l’image même de sa philosophie, éducation et philosophie forment un circuit continu. Inséparables l’une de l’autre, ces dimensions échangent réciproquement et vivent en interaction si bien qu’elles se déterminent mutuellement et croissent de concert. Elles sont respectivement des fins devenant des moyens et vive-versa, dans un unique processus vital au sein de la recherche collective. C’est à cette grande enquête collective que nous souhaiterions ainsi personnellement participer avec ce mémoire, ne serait-ce qu’en aidant à mieux cerner et comprendre ce problème essentiel et encore parfaitement actuel qu’est la place du sens dans l’éducation.

7 Pour l’illustrer concrètement, au moment où nous avons rédigé ce mémoire, ses grands travaux comme

Democracy and Education ou Experience and Nature, étaient rangés à la bibliothèque universitaire dans la section « éducation », soit sur un tout autre étage que ses travaux en logique, par exemple, que l’on retrouvaient au contraire dans la section « philosophie ».

8 J. Dewey (1939), Democracy and Education: an Introduction to the Philosophy of Education, New York, The

Macmillan Company, p. 386.

9 J. Dewey (1894), 1894.11.01 (00218): John Dewey to Alice Chipman Dewey & children, dans J. Dewey

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Chapitre 1 : Une philosophie de l’expérience

« [A]s far as children themselves are concerned, no educational plan will be worthy of the

name unless it results in meaningful school and after school experiences10 ». « Thus one of the aims of a thinking skills program should be the improvement of judgment.

For judgment is the link between thinking and action11 ». John Dewey, à l’image de sa philosophie, cherche à résoudre un problème : il cherche à repenser et à reconstruire le système d’éducation de son époque. Pour y arriver, il va s’attaquer aux conceptions qui justifient théoriquement et philosophiquement ce parcours scolaire. En premier lieu, ce système repose sur une vision très classique de l’éducation : éduquer, c’est transmettre des connaissances pour préparer au futur. Mais cette conception, elle-même, repose sur une manière de penser particulière et des plus problématiques : la pensée dualiste. En effet, la pensée dualiste a eu et détient toujours une influence considérable sur la pensée occidentale et tout particulièrement en ce qui a trait à l’éducation. Si cette dernière y est particulièrement sensible, c’est parce qu’elle est depuis toujours comprise comme étant le procédée par lequel on prépare les enfants à la vraie vie, c’est-à-dire la vie des adultes, la vie en société. Or, la pensée dualiste, tel que nous le montrerons, a fragmenté cette vie. De fait, parce que la vie est fragmentée et que l’éducation est une préparation à la vie, l’éducation elle-même sera fragmentée et perpétuera une telle façon de penser.

C’est cette fragmentation de l’expérience à l’école qui a pour conséquence, selon Dewey, le manque, voire l’absence, de connexions avec la propre expérience ordinaire, quotidienne et vitale de l’enfant. Cette absence de connexions, ou plutôt, de relations, ce dernier la ressent et l’exprime alors comme un manque de sens (meaning). C’est parce que ce que l’élève vit à l’école est d’un autre ordre que son expérience ordinaire qu’il se détourne de cette institution et que l’apprentissage est un travail difficile et pénible. C’est, pour l’exprimer différemment, parce qu’il ne comprend pas ce qu’on lui enseigne à l’école que cela n’a pas de sens pour lui. Tel que nous tâcherons de le montrer tout au long de ce mémoire, si l’école ne reproduit pas les expériences éducatives de la vie quotidienne, elle sera déficiente et les élèves - comme la société - en souffriront.

10 M. Lipman et al. (1980), Philosophy in the Classroom, Philadelphia, Temple University Press, p. 8. 11 Ibid., p. 15.

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L’objectif de ce premier chapitre sera de présenter la conception de l’expérience chez Dewey de même que la place jouée par le sens en son sein afin de préparer l’explication de sa portée éducative. Toutefois, afin d’introduire cette conception de telle manière à ce qu’elle ait elle-même un sens, il nous apparaît essentiel de présenter, dans un premier temps, ce qui est, pour Dewey, la cause de ce problème de la fragmentation de l’expérience : les dualismes. En effet, la philosophie de John Dewey ne gagne elle-même en signification que lorsqu’on comprend à quels problèmes elle apporte une solution. De fait, si le projet global de Dewey consiste à repenser et à redéfinir l’éducation, c’est parce qu’à son époque, et largement encore à la nôtre, les théories et pratiques éducatives s’appuient sur des conceptions erronées ou du moins lacunaires du savoir et de l’expérience. Qui plus est, les lacunes de ces conceptions proviennent d’une pensée dualiste qu’il nous faut, de fait, reconstruire et corriger. Nous reviendrons souvent dans cette section sur les dualismes, ce qui permettra de saisir toute la pertinence d’une notion de sens comprise comme relation, connexion et continuité.

Nous aborderons ensuite, dans une deuxième section, la conception à proprement parlé de l’expérience chez Dewey de même que le rôle joué par le sens. Il y sera question du processus de l’enquête ou de la pensée, ce que Dewey considère comme devant être au cœur de tout parcours éducatif, puisqu’il s’agit de l’acte intentionnel visant à découvrir les connexions au sein de l’expérience. Nous montrerons comment s’engager dans une enquête équivaut ainsi à chercher à donner du sens à son expérience. Nous exposerons de plus dans cette section la structure générale du sens qui, insuffisante et abstraite en elle-même, peut être extrêmement utile lorsqu’on l’utilise afin de comprendre et de repérer ses multiples déclinaisons12. Néanmoins, nous pourrons, grâce à cette section, présenter l’un des critères pour toute expérience significative ou éducative : le principe de continuité. Nous exposerons ainsi dans ce chapitre, d’une première façon, comment le lien entre l’expérience et l’éducation chez Dewey est et doit être le sens.

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1. Les dualismes : différentes déclinations d’une séparation entre doing et

knowing

Il a été remarqué depuis longtemps que la pensée humaine fonctionne en grande partie grâce à la production de distinctions13. Les plus naturelles et les plus évidentes se font entre ce que l’on nomme des « contraires » : le chaud et le froid, le beau et le laid, l’ombre et la lumière, etc. Cependant, certaines de ces distinctions se font également entre des concepts qui, n’étant pas à proprement parler des contraires, constituent néanmoins une forme d’opposition, telles que : la théorie et la pratique, l’être et le paraître ou la raison et les sens. En effet, nous avons tous besoin pour savoir et pour agir intelligemment de différencier les choses, les événements, les quantités, les relations et autres. De telles notions sont ainsi des

abstractions, c’est-à-dire des concepts, des outils, nous permettant de mieux comprendre les

situations concrètes que nous rencontrons et, par le fait même, de posséder un plus large contrôle dans nos actions en reconnaissant les spécificités des situations. Tous les dualismes tirent leur origine de pareilles distinctions.

Dans un premier temps, afin d’éclairer davantage ce que nous entendons par « dualisme », nous pouvons faire référence à la définition suivante de Madelrieux : « [u]n dualisme se présente comme un couple de concepts présentant une exclusivité logique14 ». Il s’agit ainsi d’une doctrine qui admet dans un domaine deux éléments indépendants et irréductibles. À l’image du principe de non-contraction, une pensée dualiste affirme qu’une propriété ne peut pas être, par exemple, à la fois physique et mentale. Un dualisme exprime ainsi l’idée qu’il y existe une opposition ou une différence au niveau de la réalité elle-même. À l’inverse des contraires que nous mentionnions précédemment (le chaud et le froid, par exemple) et qui s’étendent sur un spectre permettant une transition et un échange de l’un à l’autre, il n’y a pas de « liens continus » entre les termes d’une opposition dualiste. On ne peut pas « remonter » de l’un à l’autre à l’aide d’intermédiaires. Au contraire, il s’agit

13 Les philosophes grecs antiques plaçaient à cet effet la différence au cœur de leur pensée. Nous n’avons qu’à

nommer Héraclite dont la philosophie se centrait sur l’union des contraires, Platon qui opposait constamment des concepts tels que le même et l’autre ou le savoir et l’opinion. Nous pourrions même aller jusqu’à parler de Merleau-Ponty qui soulignait qu’une étape fondamentale dans toute perception est la distinction entre le fond et la forme, c’est-à-dire que « ceci n’est pas cela ».

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toujours d’un passage ou d’un saut (switch) entre ceux-ci. Il y a un temps pour agir et un temps pour penser, dirait-on.

Par ailleurs, il est intéressant de noter que si les distinctions produites par la pensée sont variées, plusieurs partagent néanmoins le même sens : elles expriment la différence entre l’expérimentation et l’expérimenté15. Pour illustrer ce que nous entendons par cela, prenons

l’exemple suivant : il est possible de distinguer l’acte de manger et la nourriture elle-même, ou encore, l’acte de jouer de la guitare et l’instrument lui-même. Effectivement, rien ne nous empêche de le faire et cela recèle même plusieurs utilités. Par exemple, si le petit Nicolas - l’enfant fictif que nous invoquerons afin d’exemplifier nos propos tout au long de ce mémoire - apprend la guitare et qu’il produit de fausses notes, nous pourrions pointer sa façon de jouer, trouver ses problèmes et les corriger, plutôt que d’accuser erronément la guitare. C’est pourquoi le problème avec les dualismes ne réside pas, en définitive, dans le fait qu’ils proviennent d’une distinction. Cette dernière étant, bien au contraire, un outil incontournable pour analyser les situations et pour guider l’action. Le problème survient plutôt lorsqu’une distinction dans le jugement se voit érigée en une différence d’existence. En d’autres termes, c’est une chose de distinguer la pensée et l’objet de ma pensée, mais c’en est une autre de les voir comme étant deux objets essentiellement différents qui se rencontrent sans possibilité de continuité, c’est-à-dire d’échange et d’influence. Nous pouvons effectivement distinguer l’acte de jouer de la guitare et l’instrument, mais « en réalité », il n’y existe qu’une seule activité, qu’un seul événement. De nombreux problèmes surgissent ainsi lorsqu’on appréhende les distinctions comme des réalités ultimes, indépendantes et supposément

antécédentes à la distinction qui les a révélées. Il en sera question plus en détails plus bas

bien que nous puissions déjà mentionner que cela équivaut à affirmer que les parties existent avant le tout ; que les éléments de l’expérience existent avant l’expérience elle-même. Il s’agit par ailleurs d’une tendance proprement philosophique que transformer les différentes divisions en oppositions que l’on dit « représentantes » de la réalité elle-même16. C’est ce

que Dewey appellera, par ailleurs, le « sophisme du philosophe17 ».

15 J. Dewey (1939), Democracy and Education, p. 196. 16 S. Madelrieux (2016), La philosophie de John Dewey, p. 15.

17 J. Dewey (1994), Experience & Nature, Chicago, Ill. [a.o.], Open Court, (The Paul Carus Lectures

Series 1) - le lecteur qui souhaite en apprendre davantage sur ce sophisme peut se référer à l’analyse qu’en fait Madelrieux dans le chapitre « La logique de l’enquête expérimentale » dans La philosophie de John Dewey.

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Mais ce n’est pas un hasard, pour Dewey, s’il s’agit d’une tendance proprement philosophique. La raison en est que les dualismes trouvent leur source, outre dans les distinctions, au sein des différentes pratiques de la vie sociale18. De fait, ceux qui ont formulé en premier lieu ces oppositions, soit les philosophes grecs, l’ont fait dans un contexte particulier : l’Athènes démocratique de l’Antiquité. À l’époque, à Athènes, la vie sociale était composée de plusieurs groupes, appartenant soit à la classe des individus qui travaillaient, soit à celle des hommes libres qui réfléchissaient. De fait, puisque la philosophie cherchait à fournir une explication authentique de l’expérience, les philosophes se sont donnés comme mission de justifier et d’expliquer ces différentes conditions sociales ou ces différents « types » d’expériences de vie, chacun doté d’un sujet propre, de visées et de valeurs différentes19. Puisque le pouvoir politique était alors exercé par la classe libre, c’est-à-dire

par ceux qui s’occupaient des « vraies » choses, de ce qui était réellement important, les théories philosophiques se sont attardées à expliquer qu’elles étaient ces vraies choses, comment il était possible de les appréhender et, par conséquent, pourquoi les ranger du domaine des hommes libres. Ce n’est là qu’un exemple des raisons pour lesquelles les immanquables dichotomies sociales, culturelles et économiques ont profondément influencé la pensée occidentale au point de s’être transposées en théories philosophiques concernant la nature du monde et de l’humanité. Conséquemment, c’est parce qu’il y a des hommes de

pratique et des hommes de théorie que l’on a distingué l’action du savoir ; c’est parce qu’il

a d’une part des gouvernants et d’autre part des gouvernés que l’on a distingué les fins et les

moyens ; c’est parce qu’il y existe d’un côté les penseurs et de l’autre les travailleurs que

l’on a distingué l’idéal et le factuel, l’être et le devenir, etc.

Dès lors, le dualisme qui est chronologiquement à l’origine de tous les autres concerne la distinction entre le savoir (knowing) et l’action (doing) qui s’incarne dans les différentes pratiques sociales : il y a ceux qui réfléchissent et qui planifient, et ceux qui agissent et qui suivent les premiers. Les premiers ont la vision, mais n’ont aucune main ; les seconds sont aveugles, mais productifs. Qui plus est, nous croyons que pour bien comprendre Dewey, il est important de saisir comment cette opposition originaire doit s’appréhender conjointement au réseau des autres dualismes avec lesquels elle forme un système. En effet, pour la justifier,

18 J. Dewey (1939), Democracy and Education, p. 388. 19 Ibid.

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les philosophes ont postulé rétrospectivement qu’à ses fondements, il doit y exister un dualisme ontologique, c’est-à-dire qu’il y aurait deux ordres de réalité (l’idéel et le factuel, l’être et le devenir). Qui plus est, puisqu’il y existe deux ordres de réalité, ils ont également déduit qu’il devait y exister un rapport de connaissance propre à chacun. On retrouve ainsi un second dualisme, épistémologique cette fois, exprimant une distinction entre deux rapports de connaissance : le savoir du monde sensible ou « l’expérience » (aussi appelé par la suite « empirique »), consistant surtout en opinions incertaines, connecté avec les affaires de tous les jours et serviteur des buts individuels ordinaires. Face à lui, il y a le plus noble et assuré savoir qu’est le savoir rationnel, celui qui touche à l’essence même de la réalité immuable, qui poursuit ses propres fins et vise à la contemplation de ce qui est intrinsèquement beau et bon. Chaque savoir est ainsi associé à une occupation propre et sert donc à justifier le dualisme pratique : il y existe quelque chose comme un savoir utile, instrumental, tourné vers les choses du monde physique, associé au travail manuel, et un savoir rationnel des formes et des idées, valant en soi, de nature contemplative, tourné vers le bien et donnant direction et sens aux vies individuelles et collectives. Évidemment, tel que conçu, le savoir qui se rapporte à l’incertain monde matériel est déprécié puisqu’il ne revêt alors qu’une forme utilitaire. Sa valeur lui étant extérieure, il n’est que pour quelque autre chose et manque ainsi de perfection.

En somme, il serait possible de résumer la devise de la philosophie classique par le slogan suivant : « [l]’Être pour fondement, la Raison pour moyen, le Bien pour but20 ». Ces trois grands critères font également référence aux trois dualismes mentionnés : ontologique, épistémologique et pratique. Aujourd’hui, il est vrai, rares sont ceux qui tiennent encore explicitement une vision aussi tranchée de la réalité. Toutefois, pour Dewey, les conséquences de ces distinctions ont profondément influencé la pensée occidentale, et ce, tout particulièrement en ce qu’elles représentent toutes des déclinaisons de la même assomption fondamentale : il y existe « an isolation of mind from activity involving physical conditions, bodily organs, material appliances, and natural objects21 ». Tel que nous le montrerons, la conséquence de ce retrait de l’action et des activités dans la connaissance aura comme double conséquence de retirer à la fois le terreau duquel un savoir significatif peut

20 S. Madelrieux (2016), La philosophie de John Dewey, p. 33. 21 J. Dewey (1939), Democracy and Education, p. 377.

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émerger, ainsi que la possibilité même de tester, c’est-à-dire d’expérimenter, les idées et les significations inférées afin de passer, ironiquement, de l’opinion à la connaissance. Lorsqu’on enseigne avec des conceptions du savoir, de l’intérêt et du monde qui correspondent à cette pensée fragmentée, il en découle un appauvrissement de l’expérience de l’enfant qui peine à comprendre ce qu’on cherche à lui apprendre. Les dualismes entraînent, pourrait-on dire, une grille de lecture, qui ne « fait pas de sens22 » pour l’élève. De fait, dans les sous-sections suivantes, nous présenterons certains dualismes et leur justification de manière à montrer par la suite comment on les retrouve dans les programmes scolaires, quelles en sont les conséquences et comment la philosophie de Dewey permet ultimement de les résoudre.

1.1. Dualisme ontologique : la séparation des mondes de l’esprit et du corps

Premièrement, malgré le fait que les dualismes découlent en premier lieu de la séparation dans la pratique entre savoir et faire, les philosophes ont commencé par formuler discursivement le dualisme ontologique. En effet, c’est l’idée qu’il y existe deux ordres de réalité - le monde factuel, constamment changeant, dans lequel évolue le corps, et le monde idéel, stable et fixe, domaine de l’esprit - qui, après réflexion, sert de fondement et de justification à toutes les autres séparations. Selon Dewey, « [c]ette partition donna à la philosophie la ribambelle de dualismes qui, dans l’ensemble, ont donné ses problèmes “modernes”23 ». Effectivement, on retrouve cette même opposition fondamentale sous bien

d’autres formes tels que le physique versus le psychique, l’être versus le devenir, les sens versus la raison, les faits versus les valeurs, etc. Pour exemplifier cette distinction, prenons le cas d’une feuille d’arbre. Présentement, nos sens la perçoivent comme verte, humide et souple. D’ici quelques jours, nous la percevrons brune, sèche et rigide. Pourtant, nous aurons toujours devant nous la même feuille. Comment cela est-ce possible ? Où est la feuille, dans ce cas ? Elle ne peut pas vraisemblablement être dans ce monde-ci, pense-t-on. Il faut donc comprendre que les sens, en tant qu’organes, ne perçoivent que le changement. Lorsque l’on

22 L’expression anglaise « make sense » ne correspond pas parfaitement à « avoir du sens » en français. « Avoir

du sens » devait se traduire plutôt par « it has meaning » puisqu’il y existe une différence entre le meaning et le sense. Le premier renvoyant à la relation entre la partie et le tout et la seconde entre la partie et la partie au sein d’un tout. Pour en apprendre plus, nous vous conseillons l’article suivant de Dewey : J. Dewey (juin 1928), « Meaning and Existence », The Journal of Philosophy, vol. 25, n° 13.

23 J. Dewey (2014), Reconstruction en philosophie, Paris, Gallimard, p. 48 - nous n’avons qu’à penser à

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ne peut pas repérer la forme du monde idéel - la Feuille - qui unifie et circonscrit les événements du monde physique, on ne trouve alors que fluctuation chaotique.

1.2. Dualisme épistémologique : la séparation du sujet et de l’objet

L’importance de ce dualisme ontologique - encore très influent dans certaines sphères de la société - s’explique surtout par son rôle d’appui et de justification à la quête humaine de certitudes. En effet, puisqu’il y existe deux ordres de réalités différents, il doit conséquemment exister deux rapports de connaissance distincts et respectifs à ces domaines de la réalité. Ce second dualisme épistémologique, qui oppose l’expérience à la raison, l’opinion au savoir ou le plausible à la vérité, a profondément marqué ce que nous comprenons encore aujourd’hui comme « savoir quelque chose ». Sa plus grande conséquence sera celle d’entraîner une adéquation intrinsèque entre la vérité - c’est-à-dire la certitude résultant d’un accès à ce qui est - au savoir. Savoir, c’est être dans le vrai, c’est à dire en adéquation avec la réalité. Il est donc possible de trouver des connaissances qui soient valides de tout temps parce que certaines choses existent elles-mêmes de tout temps. Cette adéquation est si forte que si l’on découvre par la suite qu’un savoir que nous avions s’avère faux, on ira jusqu’à dire alors qu’on ne savait pas vraiment, et ce, parce que nous n’étions pas vraiment dans une telle adéquation. Cela est parfaitement logique puisque ce qui est de tout temps ne peut pas avoir de « manque », c’est-à-dire de non-être. Ce qui se trouve dans le monde idéel doit donc demeurer intouché par les perturbations et les changements du monde factuel. Savoir, pour bon nombre de philosophes antiques et modernes, relève donc de la capacité à découvrir au sein du monde sensible une forme permanente24. Par exemple, le gland d’un arbre subit toute une série de changement que l’on ne peut connaître uniquement qu’en nous référant à la forme fixe du chêne, à son essence, et ce, grâce à notre faculté la plus noble : la raison.

Pour les tenants de cette pensée dualiste, lorsque nous sommes face au monde des sens et du devenir, il ne saurait donc être question de savoir25. Au mieux, il s’agit d’expériences26. La signification classique du terme « empirique » est ainsi un savoir qui

24 Ibid., p. 165. 25 Ibid.

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n’est pas basé sur des principes, mais qui est bien plutôt l’expression du résultat d’un large nombre de tentatives diverses et séparées. À ce sujet, ce qu’ont dit Platon et Aristote de l’expérience renvoient très bien, selon Dewey, à la conception grecque en général de l’expérience de cette époque et ressemble tout particulièrement à ce que nous entendons aujourd’hui sous le nom d’apprentissage par « l’essai et l’erreur », bien opposée à l’apprentissage par les idées27. Selon cette conception, les hommes ont essayé certains actes,

ont enduré certaines souffrances et ont connu certaines difficultés. Chacune de ces actions, lorsqu’elle se produit, est isolée et particulière28. Les différents événements séparés

correspondent donc à des appétits passagers et à des sensations d’un instant que la mémoire préserve et thésaurise. À mesure qu’ils s’accumulent, des variations irrégulières se voient écartées, des traits communs sont sélectionnés, renforcés et combinés. Il se forme ainsi une habitude d’action tout comme une certaine image d’un objet ou d’une action qui correspond à cette habitude29. L’expérience chez les Grecs est donc quelque chose d’aveugle, d’inintelligent, d’habituel, totalement en opposition avec la raison et ses principes. L’opposition a donc lieu entre l’instable, le divers et l’individu, face au permanent, à l’uniforme et à l’universel30. Pour les Grecs, moins il y a de mouvement et de changements,

plus le savoir est pur et supérieur.

À cet égard, une autre lourde conséquence épistémologique - s’attirant la critique de Dewey que nous présenterons tout au long de ce mémoire - de cette première séparation ontologique entre le monde du factuel et le monde idéel, ou plus simplement entre le corps et l’esprit, fut d’amener les hommes à séparer le sujet de l’objet. Cette opposition est problématique lorsqu’on la retrouve cristallisée, notamment à l’école, en une « théorie spectatrice du savoir31 ». Une telle théorie prend pour modèle ce qu’on suppose avoir lieu dans l’acte de vision : un objet réfracte la lumière à l’œil et celui-ci est alors perçu. La perception de l’objet fait ainsi une différence à l’appareil perceptif de l’individu, mais il laisse

27 J. Dewey (2014), Reconstruction en philosophie, p. 136.

28 Dans l’empirisme classique, les expériences elles-mêmes ne sont pas en relations continues l’une et l’autre.

Elles n’entrent pas en interaction ni n’échangent l’une et l’autre. La causalité est une illusion et ne peut jamais être prouvée. Rien ne m’autorise à affirmer hors de tout doute que le Soleil se lèvera demain.

29 J. Dewey (2014), Reconstruction en philosophie, p. 137. 30 J. Dewey (1939), Democracy and Education, p. 307.

31 J. Dewey (1929), The Quest for Certainty. A Study of the Relation between Knowledge and Action, New

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inaltéré, de l’autre côté, l’objet vu. En d’autres termes, la perception ou la connaissance ne semble pas changer l’objet perçu ou connu, ce qui est parfaitement cohérent avec une vision du savoir comme contemplation de formes éternelles et immuables. Le savoir du monde physique, celui de l’artisan, au contraire, vise précisément à changer les choses telles que de passer du bois à la chaise ou de l’airain à la statue. Selon ces termes capitaux de Dewey : « [o]n the intellectual side, the separation of ‘mind’ from direct occupation with things throws emphasis on things at the expense of relations or connections32 ». Elle écartera ainsi la possibilité de voir les choses comme étant des processus, des nœuds de relations, des faisceaux de sens, ainsi que la chance de comprendre le savoir comme étant un outil pour donner du sens à ce qui est problématique. Au contraire, la conception classique de la connaissance est le résultat de l’opposition entre un traitement actif de la nature - l’expérience ne fournissant pas un « savoir » pour les grecs - et la contemplation passive - considérée par ces derniers comme étant le seul chemin accessible au vrai savoir - de l’éternel et de l’immuable.

1.3. Dualisme pratique : la séparation des fins et moyens

Nous avons mentionné comment la première opposition était en fait la séparation entre la classe travaillante et la classe réflexive. C’est en réfléchissant sur leur expérience depuis leur société encore imparfaitement démocratique que les philosophes ont transformé ce partage du travail en une division métaphysique entre les choses qui sont des moyens (means) et celles qui sont des fins (ends)33. Tel que l’affirme Dewey :

Traditional dualism takes the undoubted logical duality, or division of labor, between data and meanings, and gets into the epistemological predicament by transforming it into an existential dualism, a separation of two radically diverse orders of being34.

Ainsi, on retrouvera certains hommes, parce que dotés d’une certaine nature, attitrés aux occupations du monde factuel et corporel. Leur travail, que l’on peut nommer la « pratique », consiste à fournir ce qui est un moyen. En vue de quoi est-il un moyen ? En vue d’une fin

32 J. Dewey (1939), Democracy and Education, p. 167 - souligné dans le texte. Il est à noter que Dewey fera de

l’essence même du sens une relation. Nous reviendrons sur cette citation qui est très importante.

33 Ibid,, p. 124.

34 J. Dewey (juin 1922), « Realism without Monism or Dualsim -- II », The Journal of Philosophy, vol. 19,

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dont l’accès est attribué, par nature, aux hommes de « théorie », dont le travail consiste à contempler le monde idéel, spirituel et certain. Grâce à cette certitude, ils peuvent espérer diriger l’action collective. Platon, dans La République, est bien évidemment l’exemple paradigmatique de cette tendance philosophique. C’est donc dans l’optique de réduire les incertitudes de l’expérience que les Grecs sont sortis de l’expérience elle-même en affirmant que seule la certitude absolue pouvait garantir la justesse des actions comme des valeurs sociales et morales35. Et encore fallait-il que ces derniers veuillent bien utiliser la certitude pour guider l’action collective, ce que certains refusèrent pour ne pas, en un sens,

instrumentaliser la vérité.

En effet, il est évident que ce contraste entre théorie et pratique sert à justifier la supériorité de la première sur l’autre36. Puisque la connaissance pure est pure contemplation

et constat des choses vraiment réelles, elle forme un tout qui ne cherche rien au-delà d’elle-même. Elle est sa propre raison d’être : savoir pour savoir. La connaissance contemplative pure est ainsi la chose la plus authentiquement autonome et autosuffisante de l’univers. C’était, pour ne prendre comme exemple qu’Aristote, la meilleure façon de ressembler au principe premier. C’est pourquoi elle est traditionnellement associée à ce qu’il y a de plus haut et de plus divin dans l’homme. Les mathématiques et la géométrie, relevant des formes idéelles, sont ainsi perçues comme étant intéressantes en soi puisqu’elles appartiennent à cette réalité. Si vous les trouvez ennuyantes, c’est que vous êtes dans l’erreur. À l’opposé de ce savoir supérieur se trouve le « prétendu » savoir pratique de l’artisan qui est vu comme vulgaire. Cette vulgarité tient du fait que son travail consiste à apporter des changements aux choses en relation avec nos besoins physiques : il transforme le bois et la pierre en outils. L’objet de ses occupations est imparfait et incomplet. C’est donc dans la hiérarchisation de la valeur des savoirs que l’on trouve cette autre opposition : celle entre les finalités intrinsèques et les finalités instrumentales ; entre ce qui est une fin en soi, valant en soi, et ce qui est un moyen en soi, n’ayant d’importance pour l’atteinte des biens intrinsèques37.

35 Le lecteur qui voudrait en apprendre davantage sur l’idée que ce fait de Dewey de l’impact des dualismes

peut se référer au premier chapitre de Dewey « Pour un nouveau paradigme en philosophie » dans Reconstruction en philosophie.

36 J. Dewey (2014), Reconstruction en philosophie, p. 177.

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Cette séparation entre des choses désignées comme fins en soi et d’autres comme moyens en soi, nous vient d’un temps où les seules activités utiles étaient celles qui contribuaient à la vie physiologique. Les activités utiles étaient le fait d’esclaves ou de serfs travaillant et soumis à des hommes libres. Moins ces derniers avaient à s’occuper des besognes pour se concentrer sur les choses de la culture et plus ils étaient libres38. Contrairement à la connaissance contemplative de ce qui est, le savoir de l’artisan ne constitue pas une fin en soi désintéressée. L’artisan fait référence à des résultats à atteindre : se nourrir, se vêtir, se loger, etc. Il est en contact avec le monde physique et ses relations avec notre corps. Il s’occupe des choses périssables, du corps et de ses besoins. C’est pourquoi les sages se sont fréquemment détournés de certains types de choses, comme la richesse, dont la valeur n’est qu’instrumentale, c’est-à-dire des choses ne servant qu’à obtenir des fins supérieures et intrinsèquement valables qui ne peuvent être utilisé que pour leur propre satisfaction39.

Enfin, encore aujourd’hui, certains en infèrent l’idée que la théorie et la connaissance sont des fins en elle-même. Ce qui relève de la culture est une fin intrinsèquement valable et n’a pas à être « utile », tout comme ce qui est utile ne peut pas « cultiver » l’esprit40. Ce saut

est cependant bien superficiel. La philosophie de Dewey, tel que nous l’exposerons plus en détail plus loin, cherche à contrecarrer cette idéologie dualiste qui regarde les buts et les finalités comme n’étant accessibles que par la classe contemplative et réflexive, alors que la classe s’occupant de travailler avec les choses de la nature se voit reléguée à des travaux et à des opérations en soi instrumentales, inintelligentes et aveugles41.

1.4. Les conséquences des dualismes sur l’éducation

Les dualismes que nous avons présentés ont profondément influencé la pensée occidentale, et tout particulièrement en ce qui a trait à l’éducation. Tel que nous l’avons déjà mentionné, la sensibilité de l’éducation à cette pensée s’explique par le fait qu’elle est historiquement comprise comme étant le procédé par lequel on prépare les enfants à la vraie

38 J. Dewey (2014), Reconstruction en philosophie, p. 54.

39 Le bonheur étant, encore pour plusieurs aujourd’hui, la fin ultime sensé fonder l’ensemble de la série. 40 L’esprit, après tout, est supposément séparé des activités physiques, de l’utilité et des choses naturelles. 41 S. Brinkmann (2013), John Dewey: Science for a Changing World, New Brunswick, Transaction Publishers,

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vie, c’est-à-dire la future vie d’adulte en société. Or, cette vie future, une vaste part des adultes l’ont fragmentée à l’aide de divers dualismes. Ainsi, le grand problème de la pensée dualiste que nous tâcherons d’expliciter au cours de ce mémoire réside en ce que les séparations présentées ne se retrouvent pas dans l’expérience et le vécu de notre petit Nicolas. Elles sont le produit des adultes, non de lui. Or, en plus de ne pas être évidentes en soi, elles lui imposent également une grille de lecture du monde qui le rend très difficile à comprendre. Elles découpent pour lui le monde en parties, logiquement divisées et organisées selon des principes et des lois, classées selon leur appartenance à un pôle ou l’autre d’un ou de plusieurs dualismes. Plutôt que d’enrichir la vie de Nicolas, l’école va tendre à s’ériger en un monde à part, isolée de l’expérience quotidienne et vitale de l’enfant. Nous expliquerons prochainement comment cette séparation se manifeste comme un manque, voire une absence de sens.

Cela est sans compter que, à l’époque de Dewey - et dans une certaine mesure, à la nôtre -, la forme même de la pédagogie que l’on retrouve le plus fréquemment dans les écoles, la théorie spectatrice du savoir, incarnée par la prépondérance absolue du cours magistral42, repose elle-même sur la séparation entre le sujet et l’objet, entre l’esprit et le corps. Savoir, rappelons-nous, c’est percevoir par l’esprit un objet ou une relation qu’on nous présente. De fait, à l’école, ceux à qui l’on enseigne sont vus comme étant des individus qui acquièrent des savoirs en tant que spectateurs43 (ou esprits) théoriques. D’ailleurs, le mot « élève », souligne Dewey, en est presque venu à signifier non pas quelqu’un dont l’occupation est de vivre des expériences significatives, mais quelqu’un qui absorbe directement des connaissances44. Effectivement, pour acquérir un savoir, dit-on, il faut un esprit intéressé qui ose tourner le regard, son attention et sa concentration sur le savoir ou l’objet véhiculé par le professeur. Pour apprendre dans la classe, il faut donc rester calme, se ternir droit et écouter. C’est pourquoi le professeur, hier comme aujourd’hui, fait face au terrible problème de la discipline qui consiste à devoir dépenser une grande partie de son temps à « étouffer » les activités physiques des enfants ; les signes en apparence irréfutables que l’esprit n’est pas présent dans la classe. L’effort pénible et nerveux ainsi que la fatigue

42 Dewey, à ce propos, affirmait qu’il s’agit de la pédagogie la plus critiquée en théorie comme de la plus utilisée

en pratique.

43 Une expression courante dans le milieu est que le professeur a un « show » à donner. 44 J. Dewey (1939), Democracy and Education, p. 164.

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qui en résulte, à la fois pour les élèves et le professeur, sont des conséquences nécessaires de l’anormalité de cette situation où l’activité corporelle s’est divorcée de la perception du

sens45.

Dès lors, par l’influence des différents dualismes présentés, nous sommes venus à concevoir que le corps, dans l’éducation, n’est présent que comme étant ce qui transporte l’esprit. Son domaine propre est plutôt le travail, l’action et les choses physiques plutôt qu’intellectuelles. L’activité corporelle, quant à elle, est devenue un intrus parce qu’on affirme - en se justifiant des différentes séparations entre les choses - qu’elle n’a rien à voir avec la pensée. On affirme ainsi qu’il y a une différence de nature parmi les occupations entre la culture et l’utilité, elles-mêmes divisées en plusieurs domaines comme les affaires, la chimie, la cuisine, le français, les mathématiques, etc. L’éducation, dont la fonction est de préparer à la vie future, tâchera de correspondre à cette vision de l’expérience et d’en couvrir tout le champ. C’est ainsi qu’est apparue dans l’histoire de l’éducation l’antithèse entre une éducation de base, populaire et technique, comme préparation à un travail « utile » et l’éducation libérale tournée vers la vie de loisirs ou les arts. Aujourd’hui, on la retrouve souvent dans l’opposition entre apprendre un métier versus apprendre une discipline intellectuelle ou intrinsèquement valable46.

À l’époque de Dewey, on retrouve, d’une part, l’éducation mécanique ou populaire. Elle vise à entraîner certaines personnes, par des exercices pratiques appropriés, à faire des choses (doing things). Ces dernières seront donc amenées à développer des habiletés pour utiliser les outils mécaniques impliqués dans les différentes transformations requises pour les besognes quotidiennes et services individuels. Le cœur de cette éducation est donc un « entraînement » : une affaire d’habitudes et d’habiletés techniques. Cet entraînement s’opère à travers la répétition et l’assiduité dans l’application, mais non pas à travers l’éveil ou le développement de la pensée. Connecté aux affaires et aux préoccupations quotidiennes,

45 J. Dewey (1939), Democracy and Education, p. 165 - nous aborderons plus en détail pourquoi dans les

prochaines sections ainsi que dans le prochain chapitre.

46 Au Québec, on reconnait tout particulièrement cette opposition dans les nombreux affrontements entre les

techniques collégiales et les cours du tronc commun. Les uns accusant les autres de ne pas savoir penser, les autres d’être inutiles et ennuyants. Le lecteur qui voudrait en apprendre davantage sur ces débats pourra, à titre sommaire, consulter le livre suivant : P. Desprès et al. (2015), L’enseignement de la philosophie au cégep: histoire et débats, Québec, Presses de l’Université Laval.

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au service des buts ordinaires et individuels, il est regardé de haut par les défenseurs de la culture.

D’autre part, on retrouve également l’éducation libérale ou intellectuelle. Celle-ci vise à entraîner l’intelligence pour son usage propre : savoir (knowing things). Or, savoir, c’est appréhender un objet qui est déjà là, qui existe indépendamment de son observation. Savoir, c’est quelque chose de passif rendu possible par l’observation du monde, car l’esprit ne peut être libre que s’il ne se perd pas dans l’activité physique. Dewey exprime cette idée dans le passage suivant :

The idea still prevails that a truly cultural or liberal education cannot have anything in common, directly at least, with industrial affairs, and that the education which is fit for the masses must be a useful or practical education in a sense which opposes useful and practical to nurture of appreciation and liberation of thought47.

On retrouve encore, à l’époque de Dewey, des traces de ce sentiment que le savoir est élevé et digne dans la mesure où il a affaire avec les symboles idéaux et non avec le concret48. Face au populaire et mécanique, le savoir rationnel est compris comme étant le seul intrinsèquement valable et vrai. En somme, le moins l’éducation a affaire avec les choses pratiques, plus l’intelligence est engagée49.

Une dernière opposition particulièrement nocive pour l’éducation, que nous avons survolée précédemment en mentionnant la distinction entre l’expérimentation et l’expérimenté, consiste en une séparation entre la matière (contrepartie de l’objet) et la

méthode (contrepartie du sujet). Si le sujet et l’objet sont deux entités essentiellement

différentes et séparées, il doit y exister une méthode afin de présenter les objets pour qu’il soit le plus aisément perçu par le sujet. Les matières scolaires se comprennent ainsi comme des systèmes de classification déjà constitués, déjà travaillés par une intelligence, de faits et de principes au sujet du monde, de la nature et de l’homme, et ce, dans le but de les rendre plus aisés à comprendre. La méthode, quant à elle, réfléchit comment est-ce que ces sujets d’étude peuvent être présentés à l’esprit qui les perçoit afin de s’en imprégner50. C’est ainsi

47 J. Dewey (1939), Democracy and Education, p. 301. 48 Ibid., p. 310.

49 Ibid., p. 296. 50 Ibid., p. 193.

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qu’à l’école, la méthode prend fort souvent la forme de quelque chose de routinier et de mécanique dans ses étapes. À cet égard, Dewey affirme que « nothing has brought pedagogical theory into greater disrepute than the belief that it is identified with handing out to teachers recipes and models to be followed in teaching51 ». Cette idée, en effet, est la cause d’une négligence des situations concrètes d’expériences. Il est plus que fréquent de présenter la méthode pour travailler avec un certain matériel, indépendamment d’une situation vécue par l’élève. Or, et tel que nous l’exposerons, pour Dewey, on ne peut pas découvrir de méthodes valides et valables sans de telles situations à étudier puisqu’une méthode est normalement dérivée d’observations de ce qui arrive actuellement, et ce, conjointement avec la visée que cela arrive mieux prochainement52. La meilleure méthode à enseigner, ultimement, ce sera la méthode de l’enquête.

En conclusion, l’essentiel de nos propos sur les dualismes jusqu’à présent a été de montrer comment cette pensée a entraîné une fragmentation de l’expérience. Après réflexion, certaines personnes ont postulé que les parties qu’ils ont trouvées au sein d’un tout, leur expérience, devaient assurément exister préalablement à ce tout. De là en découlent tous les problèmes de la philosophie classique ainsi que les grands problèmes de l’éducation auquel s’attaque Dewey. Effectivement, cette conception présente l’expérience comme consistant en une variété de domaines ou d’intérêts séparés, chacun ayant ses propres valeurs, ses propres matériaux et ses méthodes indépendantes. Chacun vérifiant que tous les autres n’outrepassent pas leurs limites respectives53. L’éducation doit correspondre à cette

expérience si elle vise à préparer l’enfant à demain. Le système éducatif de l’époque de Dewey - comme le nôtre en grande partie - représente ainsi une courtepointe de matières, de domaines, de méthodes et de valeurs54. Il comporte ses différentes « périodes » dédiées à différentes matières et évaluant diverses habilités ou compétences. Le but visé est de couvrir le maximum du « terrain » de l’expérience. Il faut donc chercher un genre de compromis - un type de « check and balance55 », selon les termes de Dewey - afin d’éviter qu’une seule

« partie » de l’expérience n’accapare à elle seule la vision que pourrait se faire un élève de la

51 Ibid., p. 199. 52 Ibid., p. 198. 53 Ibid., p. 376. 54 Ibid., p. 389. 55 Ibid., p. 288.

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vie sociale. Le résultat en est un composé inorganique de sujets « culturels », nullement dominés par le but d’être servile socialement, et de sujets « utilitaires », nullement libérateurs de l’imagination ou du pouvoir de penser56. Toutes ces séparations entre différentes matières,

méthodes, façons de penser, valeurs, fins, se répercutent inévitablement sur le vécu des jeunes. En plus de passer d’un sujet à l’autre pendant la même journée, les enfants vivent alors un absurde passage entre deux mondes qui ne sont pas continus l’un et l’autre : le monde de l’école et le monde de tous les jours. C’est pourquoi il faut, selon Dewey, une nouvelle philosophie de l’expérience représentant la continuité plutôt que les séparations. Il faut trouver la manière de construire un parcours scolaire qui serait à la fois libéral et utile57,

c’est-à-dire qui ferait de la pensée un guide pour une libre pratique pour tous plutôt que pour certaines personnes seulement s’occupant des fins et des valeurs « intrinsèques58 ». Dans la

mesure où les hommes ont une préoccupation active dans les fins qui contrôlent leurs activités, qu’ils ont un véritable intérêt à leur égard, leurs activités deviennent libres et volontaires et perdent leur externalité forcée et leur qualité servile, même si l’aspect physique du comportement reste le même59. Et pour ce faire, Dewey affirme que : « [w]hat is required is that every individual shall have opportunities to employ his own powers in activities that have meaning60 ». En effet, nous nous attarderons dans les pages qui suivront à expliquer comment la notion de sens, telle que la conçoit Dewey, est l’outil avec lequel il peut construire ce parcours de manière à produire une éducation de qualité, utile, libérale, significative, intéressante, etc. De fait, la prochaine section portera sur la philosophie de l’expérience de manière à expliquer en quoi consiste le sens chez Dewey et quel est son rôle en son sein ; sa philosophie de l’éducation étant un déploiement de ses conséquences.

2. L’expérience chez Dewey : la place du sens (meaning) dans la pensée

Afin de dépasser les dualismes qui fragmentent l’expérience en domaines en séparant, par exemple, l’esprit de l’activité corporelle, Dewey propose une théorie de l’expérience qui prône au contraire les relations plutôt que les séparations. Ce que les pragmatistes ont vu, c’est que les différences profondes qui existent entre des théories ne sont jamais gratuites ni

56 Ibid., p. 301 - l’utilité et la culture ne sont donc pas, eux non plus, continus. 57 Ibid., p. 302.

58 Ibid., p. 305 - nous soulignons. 59 Ibid., p. 304.

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