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2. Méthodologie de la recherche

2.3 Le chemin : du flou à l’éclaircissement en passant par le doute

2.4.2 Savoir(s) et réflexivité

Si je me permets de revenir en arrière sur mon parcours, c’est pour insister sur l’importance des contextes dans la formation des expériences du sujet. Je propose de comprendre ces bribes de récit non pas comme une pure expression de mon expérience personnelle mais plutôt comme une représentation de mon rapport à mon environnement

(Probyn, 1992); comment je perçois le fonctionnement du « monde arabe ».

En effet, j’explore ce « monde arabe » à partir d’une position située. Dès lors, il me semble que, de par mon positionnement, j’entame ce processus de recherche avec mes propres biais, mes propres convictions sur des enjeux qui me touchent aussi personnellement. Je me sens moi-même mêlée à mon objet d’analyse. Je me sens à l’intérieur, partie prenante, des luttes et des revendications, à caractère féministe, rendues visibles dans la page UWAW. Par conséquent, dans un sens, je me perçois comme une insider de cette recherche. Cela sous- entend que je suis assez loin de « l’objectivité » parfois attendue de la part d’un(e) chercheur(e) : « Neopositivist empiricism specifies a strict dichotomy between object and subject as a prerequisite for objectivity » (England, 1994, p. 242). S’intéressant aux biais et positionnement des chercheur(e)s, Deutsch (2004) estime que prétendre à une objectivité impartiale dans la recherche féministe équivaut à « a type of schyzophrenia » (Deutsch, 2004, p. 885). Je souscris à ce propos car, autrement, comment éliminer ma condition d’insider par rapport à cette recherche axée sur les femmes dans le « monde arabe », puisque je suis moi- même femme de ce « monde arabe » ? Je me sens insider par rapport aux conditions féminines genrées que dénoncent UWAW dans ces lieux de discours. Ayant vécu presque toute ma vie dans un pays arabe, mon corps a été assujetti à des expériences qui relèvent de la particularité du contexte. J’ai par exemple été moi-même victime de harcèlement sexuel, dans sa forme

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verbale, dans l’espace public. J’ai aussi été témoin de plusieurs scènes où des femmes voilées ont subi un harcèlement sexuel; c’est dire que, me basant sur mes propres expériences et perceptions, l’exercice de cette pratique de pouvoir ne distingue pas nécessairement un corps couvert ou découvert, mais plutôt le corps « féminin » dans toutes ces agressions.

En même temps, il me semble que la dualité insider/outsider devrait, dans mon cas, être perçue davantage comme un continuum. En d’autres mots, je me sens insider de par mon appartenance à la catégorie de genre dans le « monde arabe » que je comprends personnellement comme un langage privilégié pour signifier les rapports de pouvoirs (Scott, 2010). Mon rapport à l’arabité devrait toutefois être problématisé car je demeure incapable d’affirmer une appartenance, vécue et ressentie, à la Umma23, du moins en tant que rapport

dénué d’ambigüité. Peut-être ce sentiment d’appartenance « incomplète » est-il dû au fait que bien que le Maroc soit construit comme un pays « arabe » de par l’usage de la langue arabe et la prédominance de la religion musulmane, il est néanmoins alimenté d’une autre catégorie d’appartenance, l’amazighité24, qui ne va pas toujours de pair avec la catégorie de l’arabité. Ainsi je viens d’un pays qui entretient un statut d’entre-deux et cela contribue probablement à complexifier mon rapport à l’arabité. Par conséquent, lorsqu’il s’agit de (mon) arabité, il devient moins évident pour moi de me situer complètement inside, et je suis même en mesure de dire que je me perçois davantage comme une outsider within. D’ailleurs, il me semble que ce positionnement dé-fixé par rapport à l’arabité se manifeste dans mon analyse de Israël

Apartheid Week où je ne me suis pas sentie interpelée par les positions antagonistes visibles

dans ce lieu de discours. Ce dé-fixement continue de s’accroitre en vertu de ma résidence au

23 Terme arabe qui signifie une communauté homogène qui partage des traits linguistiques, ethniques et religieux communs. 24 Terme qui désigne une ethnie autochtone de l’Afrique du Nord. Les amazighs sont largement présents au Maroc, en Algérie

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Québec. Désormais, je regarde ce « monde arabe » de loin, à partir de ma position d’immigrée. En effet, m’étant installée ici depuis plus de deux ans, et ayant été introduite à une littérature féministe critique ainsi qu’aux théories critiques du discours, j’ai procédé à diverses déconstructions intellectuelles et cela ne va pas sans une remise en question des conditions matérielles qui ont participé à ma production en tant que sujet, et que j’ai laissées derrière moi au Maroc. Cet apport théorique, articulé à de nouvelles expériences de par mon insertion dans un nouveau contexte, a nourri une réflexion qui privilégie l’absence de l’essence et d’une fixité du soi. Désormais, je m’intéresse davantage aux manières dont un soi, situé, est produit, et non l’« être » du soi, car il me semble que ce dernier se module selon l’articulation dans laquelle il est produit et inséré. Aussi, le fait d’avoir choisi d’adopter un cadre théorique critique, qui puise dans les Cultural Studies, comme lunette pour voir et réfléchir ce qui se déroule dans la page UWAW m’a fait réfléchir sur ce que signifie être une femme, mais aussi sur comment je me situe, et comment je me suis située dans le passé par rapport à « ma » communauté, et au monde dans un sens plus large. À travers les savoirs que j’ai croisés dans les différentes lectures qui ont servi à construire cet objet de recherche, c’est en partie mon rapport au monde qui a subi des modifications. En effet, durant ce travail d’analyse, je me suis surprise à me poser plusieurs questions. Par exemple, ayant déconstruit le mythe de la femme arabe à la lumière des connaissances que j’ai acquises lors de ce processus de recherche, je me suis demandée : qui aurait une légitimité pour me représenter ? Où est-ce que je me positionne, en ce moment, par rapport à « ma » communauté ? Et que signifie ma voix, en tant qu’apprentie-chercheure, vivant au Québec? Ai-je une légitimité pour réfléchir et étudier les femmes dans le « monde arabe » quand moi-même j’entretiens des rapports conflictuels avec l’arabité et la manière dont est posée la catégorie de genre dans le « monde arabe », soit une

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catégorie qui revêt une conception essentialiste qui ne reconnait que l’existence de deux genres, « masculin » et « féminin », et étouffe par la même occasion, les multiples possibilités de faire (son) genre? Comment alors concilier ma « propre » conception et perception du genre avec la binarité qui fixe son déploiement dans le « monde arabe », y compris dans les énoncés UWAW? Comment composer avec ce décalage entre mes subjectivités et les pratiques empiriques du genre?

Mes sensibilités aux processus d’exclusion qui se déploient selon des modalités de contrôle des corps, conjuguées aux multiples positionnements que j’ai pu avoir ces dernières années, ont largement participé à mon choix de privilégier certaines pistes analytiques sur d’autres. Ainsi, il serait possible de penser que le choix méthodologique qui a guidé ce travail est dégagé de cette contingence. Jayati Lal (1996) explique à propos de sa trajectoire de chercheure que « the many locations that shape my identity and notions of self influenced my choices, access, and procedures in research and also permeate the representation of research subjects in my writing » (Lal, 1996, p. 190). En ce qui me concerne, le recours à la chaine d’équivalence de Laclau est conforté, au-delà de sa compatibilité avec le cadre théorique des

Cultural Studies, dans sa mise en lumière du caractère vide, incomplet et antagoniste des

hégémonies qui néanmoins produisent des effets. En choisissant de m’inscrire dans cette démarche conceptuelle, je voulais proposer que l’arabité en soi n’explique pas grand-chose puisqu’elle n’a pas d’essence qui exclurait toute relation avec d’autres éléments; il me semble que ce qu’il fallait étudier était ses effets sur la production de sujets genrés. Ainsi, je ne voulais pas ancrer cette recherche dans une pensée qui tente de réduire les hétérogénéités inhérentes à tout corps social, aussi unifié et cohérent qu’il puisse paraitre mais qui, au contraire, reconnait le pouvoir producteur des tensions à travers leurs mises en relation.

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3. Analyse

Pour analyser les trois campagnes, je vais d’abord procéder à une description de ce qui est mis de l’avant dans les différentes publications qui constituent les trois lieux de discours. Cette première étape descriptive permet de dégager le ton et les modalités d’énonciation sur lesquels se déploient les lieux de discours pour faire apparaitre les éléments de ralliement ainsi que les points de tension qui les cadrent. En ce sens, chaque campagne est décrite à partir des publications qui lui appartiennent mais aussi à partir des commentaires25 des membres.

Dans un deuxième temps, il s’agit de discuter les propriétés empiriques de chaque lieu de discours à la lumière du concept de chaine d’équivalence de Laclau (2008) pour finalement tenter d’établir des liens entre les trois lieux de discours dans leur ensemble.