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Vers un savoir qui n’en serait pas un

L’idée d’un « petit savoir » évoquée plus tôt permet assez bien de penser celle, paradoxale, d’un savoir qui n’en serait pas tout à fait un, dans la mesure où elle se détache d’une vision monolithique d’un savoir construit sur le modèle scientifique, auquel on attribue le rôle de pierre de touche dans notre compréhension du réel. Ce « petit savoir », on peut aussi le penser – et peut-être y avoir accès – par la voie du besoin, par celle de l’affect, par celle du malaise de l’esprit, ou « malaise de l’intelligence », dirait Simone Weil. Ce petit savoir représenterait un peu le déchirement de la parenthèse qu’ouvre et referme le doute, que reproduisent les formules cioraniennes du doute. Un tel savoir n’aurait évidemment rien à voir avec l’idée de la science comme « théorie du réel »40

, soit avec cette définition fonctionnelle minimale de la science qui sert à Heidegger de point de départ pour une réflexion étymologique qui s’intéresse à ce que représente la science. Heidegger décrit simplement la science comme ce qui traque un objet, et je serais tentée de préciser en parlant d’un discours qui traque un objet :

La science met le réel au pied du mur. Elle l’arrête et l’interpelle, pour qu’il se présente chaque fois comme l’ensemble de ce qui opère et de ce qui est opéré (als Gewirk), c’est-à-dire dans les conséquences supervisables de causes données. Ainsi le réel peut- il être désormais dominé et poursuivi du regard. (La science) s’assure du réel dans son objectité. Il en résulte des domaines d’objets, domaines dont la visée scientifique peut à sa manière suivre à la piste les objets. Le (mode de) représentation qui suit à la piste !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

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et qui s’assure que tout le réel dans son objectité « pistable » est le trait fondamental de la représentation par laquelle la science moderne répond au réel (63).

Cette vision du savoir qui peut se résumer à l’idée d’un sujet qui regarde, saisit et examine un objet et qui en produit un discours, n’avance rien de particulièrement polémique. Et pourtant, une telle vision du savoir procède d’une transformation moderne de l’organisation de l’esprit. Heidegger souligne à ce propos qu’une telle « préhension » de la nature, de l’être humain, de l’histoire, du langage par exemple – éléments qui apparaissent désormais comme des objets du réel à traquer – était complètement étrangère à la pensée antique et médiévale (cf. 63). Un petit savoir ne serait pas un plein savoir comme théorie ou traque du réel mais quelque chose qui aurait plus à voir avec la vision antique de l’ « exercice spirituel » que Pierre Hadot reprend dans ses essais en proposant une vision de la philosophie comme mode de vie et non comme collection de système ou assemblage exégétique d’exégèses. Pas une théorie du réel donc mais une pratique du réel, une pratique combinée de l’esprit et de l’affect dans laquelle on puisse admettre par exemple que souffrir soit bel et bien une façon de « produire de la connaissance » (C, 373). Et Cioran se positionne clairement dans cette vision de la pensée qui est nécessairement aussi un sentir :

Je veux voir penser et non interroger sur les manières et les disciplines qui invitent à penser. Pascal a parlé de son angoisse et non de la psychologie de l’angoisse. Toutes ces branches modernes du savoir sont faites pour ceux qui ne peuvent rien tirer d’eux- mêmes, qui n’ont pas de substance ni même d’expériences sur quoi exercer leur esprit. On devrait philosopher comme si la « philosophie » n’existait pas, comme si on était le premier philosophe. À la manière donc d’un troglodyte ébloui ou effaré par le spectacle qui se déroule sous ses yeux (C, 581).

Cet étonnement philosophique ou cette puissance d’être affecté est la philosophie, qui n’équivaut dès lors plus à un savoir mais à un questionner, un vivre, et dans cet amalgame d’actions et de passions (questionner, expérimenter, vivre, être affecté, penser), la philosophie se détache du savoir (magistral, théorique, universel) pour accéder à un petit savoir (mineur, expérientiel, particulier). Elle devient, dans cette métamorphose, le récit d’une exception : écriture particulière, écriture de soi (produite par et portant sur soi).

Le tracé des séries que je tente de former n’est pas subtil : d’un côté, le savoir comme science qui se saisit des objets du réel pour les classer et les construire en

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discours à prétention universelle, de l’autre côté, un petit savoir, soit la pensée comme façon d’être affecté et sa mise en acte et en scène dans l’écriture. Terry Cochran relève ce clivage en s’intéressant à la discrimination de la littérature dans la vision spinozienne du savoir :

Dans le cadre de son questionnement, Spinoza exprime de manière convaincante l’abysse infranchissable entre la littérature et le savoir, entre le discours inspiré et la spéculation. La littérature, pour lui, semble intrinsèquement incapable d’exprimer ou de véhiculer un savoir objectif. Dans le sens de Spinoza et d’une certaine tradition philosophique, le savoir vise des vérités immuables qui dépassent infiniment les contraintes temporelles qui conditionnent leur émergence. Or l’écriture ou la littérature ne produit que la semblance du savoir parce qu’elle ne peut jamais se séparer du temps de sa manifestation, de l’esprit qui l’a exprimée. Elle reste une expérience absolument unique qui refuse la généralisation; incarnés dans l’écrit, les expériences et leurs effets sur des lecteurs éventuels sont inconnaissables à l’avance et imprévisibles. C’est cette instabilité, cette incertitude textuelle qui oppose la littérature au savoir (Cochran,

Plaidoyer pour une littérature comparée, 71-72).

Cet extrait exemplifie parfaitement la scission entre littérature et savoir ainsi que les fondements de cette scission dans la pensée philosophique. Si la littérature est maintenant un domaine du savoir, s’il y a un savoir de la littérature, y a-t-il aussi un savoir propre à la littérature? À l’intérieur de ce qui se profile comme le caractère irréconciliable de la littérature et du savoir, à force de piétiner dans ce fossé creusé depuis longtemps, il y a la possibilité de découvrir une route, qui a été effacée et qui est en partie à redessiner (avec des petits savoirs), vers le sacré.

Ce que je cherche à développer ici, ce n’est pas une vision épistémologique de la littérature, mais plutôt une vision, littéraire, de l’écriture comme réceptacle particulier d’un savoir particulier, d’un petit savoir qui se produit dans l’expérience et la mise en scène que l’écriture est fondamentalement. Ce petit savoir est celui qu’on trouve au bout de la question : pourquoi lit-on?

En dehors de l’expérience, c’est-à-dire de la souffrance, tout est de second ordre, non, de troisième main. C’est pour cela qu’on trouve si peu de livres vrais.

Je n’ai jamais lu que pour chercher dans les expériences des autres de quoi expliquer les miennes.

Il faut lire, non pas pour comprendre autrui, mais pour se comprendre soi-même (C, 829).

Un livre vrai, c’est simplement un livre qui parle à celui qui le lit, le reçoit, le creuse, le rumine. Comme le propose Hadot, la lecture est, ou devrait être, un exercice spirituel : « nous passons notre vie à “lire” mais nous ne savons plus lire, c’est-à-dire

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nous arrêter, nous libérer de nos soucis, revenir à nous-mêmes, laisser de côté nos recherches de subtilité et d’originalité, méditer calmement, ruminer, laisser les textes nous parler » (Exercices spirituels et philosophie antique, 73-74). Un petit savoir passe dans cette communication qui sollicite autant l’esprit que l’affect. C’est-à-dire que quelque chose se communique indirectement dans l’acte de lecture, ou plutôt, ça communique, sans qu’on ait nécessairement besoin d’accoler un référent à ce « ça », sans qu’on ait besoin de définir et classer ce qui est communiqué. Le petit savoir en question n’a rien à voir avec la communication de savoir telle que l’entend Kierkegaard, mais plutôt avec la communication de pouvoir. « Toute communication

de savoir est communication directe »41

: elle va plus ou moins droit au but, soit à l’objet, au contenu, au savoir à prodiguer. Un émetteur savant remplit le vase vide, ou à moitié vide, d’un récepteur. C’est le modèle de la théorie, de la science. Ce à quoi s’oppose Kierkegaard :

Ici comme partout, je me sens abandonné avec ma pensée. De quelque côté que je porte mes regards, je ne rencontre que sciences. Pour autant que je puisse en juger, je vois que chacune en particulier est extrêmement développée : presque partout un énorme appareil que l’on revoit et revise sans cesse. Mais je constate aussi que l’on s’occupe partout de ce qu’il faut communiquer. En revanche, si j’ai bonne mémoire, je n’ai pas lu, parmi les productions contemporaines, la moindre étude sur l’objet qui me préoccupe : qu’est-ce que communiquer, et n’en ai pas davantage entendu parler (67). Kierkegaard décrit ici la déroute du « penseur singulier » au cœur de l’univers objectif de la science, et il révèle du même coup, implicitement, son refus de participer à cette production/communication du savoir dont l’université est la forteresse ou l’usine, c’est selon : gardienne d’un savoir ressassé en cours magistraux ou manufacture produisant en chaîne des thèses qui reprennent et réagencent un savoir bien assimilé. Pour Kierkegaard, il faut ramener le comment devant le ce que, il faut penser l’énonciation avant son objet parce qu’en elle-même, elle représente un pouvoir, et ajouterai-je, un petit savoir. La communication indirecte est indirecte précisément parce qu’elle n’est pas immédiate, elle n’implique pas la passation d’un objet (un objet de savoir) entre un émetteur et un récepteur; elle est médiate en ce sens qu’elle est réflexion sur comment ça communique, sur comment on est affecté dans cette relation qui s’établit non plus entre émetteur et récepteur mais entre !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

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écrivain et lecteur. La communication indirecte est ancrée existentiellement, c’est pourquoi elle est assimilée à une communication de pouvoir. Ce type de relation concerne peut-être plus immédiatement le lecteur qui ne reçoit pas un message mais bien un pouvoir (d’être, d’agir), pensé par Kierkegaard comme un pouvoir de réduplication, c’est-à-dire reprise, non pas sur le plan du discours, mais sur le plan de l’existence : ce qui correspond tout à fait à la vision cioranienne de l’acte de lecture, comme on le constate dans l’extrait précédent, lorsqu’il est question de lire pour se comprendre. Pour que la communication d’un pouvoir d’être affecté soit même possible, il fallait justement que se rompe la parenthèse du doute : le déchirement qui se produit transforme la puissance en acte, en acte d’être affecté, en pouvoir de rédupliquer.

Cette vision d’une communication de pouvoir s’inscrit tout à fait dans l’esprit de l’exercice spirituel antique ou dans celui de la lectio divina médiévale. Elle correspond à l’écriture et à la lecture de textes mystiques, même d’un texte comme les Exercices spirituels d’Ignace de Loyola par exemple, qui communique sans être écrit en fonction d’un lecteur, sans avoir en vue une quelconque réception :

En suivant les entrées du journal ignatien, on commet une indiscrétion qui serait impardonnable si Ignace de Loyola était encore vivant. Ce modeste journal, établi à partir d’une masse de feuilles désordonnées où l’auteur notait ses rencontres intérieures avec son interlocuteur divin, est une sorte d’aide-mémoire qui ne vise pas de tiers. Ce qu’il inscrit est personnel, le registre des effets résultant de ses rendez-vous avec la transcendance. Par contre, les Exercices spirituels, le legs ignatien par excellence qui met en place un dispositif visant la production des motions intérieures, est un texte appartenant d’avance à une filiation collective. Autrement dit, en tant que manuel prônant l’entraînement de l’esprit, l’encadrement de son action vis-à-vis de la transcendance, les Exercices fournissent un guide du dépassement de soi signalé par l’apparition des larmes. En tant que mise en marche de l’imaginaire, c’est aussi une esquisse de la pensée littéraire, de l’engagement de l’esprit dans une dimension au-delà de la matière (Cochran, De Samson à Mohammed Atta, 85-86).

Alors même que ces exercices spirituels particuliers ne sont pas le fruit d’une activité littéraire pensée comme communication de pouvoir à un destinataire, ils mettent tout de même en place les modalités de la pensée littéraire comme mise en mouvement de l’esprit à partir d’une passation d’affects signalée dans une mise en scène, dans une dramatisation. Les exercices spirituels sont une mise en scène littéraire produisant une communication de pouvoir telle que l’entend et la pratique Kierkegaard. Dans une étude qui prend en compte le caractère littéraire de l’œuvre de Kierkegaard,

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Delecroix présente ainsi l’exercice – spirituel – de communication indirecte chez Kierkegaard : « le texte doit mimer une parole et elle s’adresse à un auditeur, précisément en ce que la parole met en présence deux individus singuliers, pris dans leur caractère d’existants. Aussi verra-t-on régulièrement Kierkegaard réclamer de son lecteur qu’il lise à haute voix » (Singulière philosophie, 172). Kierkegaard reprend et renouvelle peut-être la forme de la lectio divina, il cherche à reconstruire une sorte de proximité dans la voix qui permettrait d’oublier le support, la matérialité et la distance de l’écrit. Delecroix ne peut dès lors que peindre Kierkegaard comme littéraire :

Or c’est l’appareil littéraire qui permet à Kierkegaard d’instaurer une telle relation, c’est-à-dire de contrecarrer les effets pervers du discours, de sorte que la littérature n’est pas seulement, et peut-être pas d’abord, l’invention d’une langue adéquate pour dire ce qui est rétif au discours conceptuel : elle est une forme d’organisation de la relation, un espace, et correspond à cette espèce paradoxale de dialogue dont Kierkegaard avait fixé les principes dans l’exercice du philosopher. Elle constitue le seul milieu adéquat pour établir une communication indirecte où l’on parle de singulier à singulier et où chacun demeure dans sa propre singularité. Une communication « d’homme à homme » (173).

Delecroix pense la littérature comme un espace, comme l’espace privilégié de la communication de pouvoir, un espace de rencontre entre singularités, voire entre « exceptions » – concept cher à Kierkegaard – mais plus encore qu’un espace, le littéraire est une modalité de la pensée, une disposition spirituelle. Elle peut être un espace, mais elle n’est pas simplement la pièce – disons le boudoir – où, dans l’immense demeure de l’esprit, se place la pensée parce qu’elle convient au tête à tête qu’elle envisage. Comme la mansarde de Cioran, la littérature est la seule pièce habitée par celui qui se projette dans une telle activité. Il le réalise lui-même d’ailleurs : écrire n’a plus été le même à partir du moment où il a abandonné sa mansarde pour un appartement. La mansarde de Cioran, la chambre spirituelle de Huysmans, le cachot de pensée de Bernhard sont, par l’ascèse que ces pièces uniques fermées évoquent, le résidu métaphorique de la relation fondamentale – et persistante malgré qu’on tende à l’oublier – entre le littéraire et le spirituel. À même cet isolement, il y a pour Kierkegaard, dans l’acte d’écriture, la recherche d’un lecteur, de

son lecteur. Delecroix note que tout un texte des Discours édifiants formera une sorte

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dans le rapport personnel qu’elle institue avec le lecteur, comme si la forme seule de la relation était le contenu même du discours. Elle ne fait pas que dire le singulier, cependant : elle le provoque à être » (175). L’écriture kierkegaardienne se crée un – elle se crée le – lecteur, c’est comme relation avec ce lecteur projeté, désiré et imaginé, et uniquement comme telle, qu’elle peut se réaliser comme communication de pouvoir. Ce genre de relation rappelle celle qui s’établit entre Cioran (sans qu’il en soit réellement conscient au départ) et des lecteurs particuliers qui ont trouvé dans son œuvre un écho, une façon de se comprendre. Je pense entre autres ici à une anecdote tirée de son entretien avec George Balan qui relate cette rencontre qu’il eut un jour avec une femme qui lui disait que ses textes sur le suicide – qui, une fois écrits, lui en ont passé l’envie – avaient représenté pour elle l’écho de ses propres sentiments et pensées, et grâce à la relation à laquelle elle se sentait participer par l’intermédiaire de ces textes (De l’inconvénient d’être né principalement), l’envie de se suicider ne s’était plus fait sentir pour elle non plus.