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Le doute et son éclatement

Le doute a un statut pour le moins ambigu chez Cioran, rien n’est plus clair : « D’abord instrument ou méthode, le scepticisme a fini par s’instaurer en moi, par devenir ma physiologie, le destin de mon corps, mon principe viscéral, le mal dont je ne sais plus comment guérir ni comment périr » (TE, 885). Sous ses dehors démoniaques, le doute joue surtout le rôle d’un frein, il ralentit les enthousiasmes, les emportements sentimentaux ou spirituels, il pose un point d’interrogation géant sur toutes nos expériences, sur l’autorité qu’on leur attribue et l’interprétation qu’on en donne. Il permet de résister au lot d’illusions, de leurres ou d’erreurs que toute cette quête d’un sacré implique nécessairement. C’est dans cette optique que s’inscrit le parti pris pour l’indélivrance, qu’on retrouve fréquemment dans l’œuvre, qui mise sur l’impossibilité d’être sauvé, d’être la « proie » d’un salut par lequel et à propos duquel on peut toujours se tromper. Cette réflexion au sujet de l’indélivrance se rapproche de ce dont il a été question au sujet du désespoir, du défi qu’il représente chez Cioran, et du conflit qui, en lui, est exacerbé dans la mesure où il s’agit autant d’un point de médiation que d’un excitant pour la pensée. Le parti pris pour l’indélivrance, en tant que tentative d’éviter de se tromper de façon définitive dans un salut, implique donc nécessairement le prolongement de la recherche, une recherche qu’on ne peut qualifier autrement que de désespérée – sur le plan du processus et quant à la finalité. Mais comme le confesse Cioran lui-même : « J’aime la quête de la délivrance plus que la délivrance » (C, 308), ce qui implique plus ou moins qu’il

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accepte une forme d’errance inévitable, qu’il reconnaît un rôle à l’incertitude, un rôle glissant et positif, parce qu’elle favorise le dynamisme de la quête de sacré, dynamisme qui s’exprime dans une quête permanente. Son mouvement se rapproche d’une forme de mysticisme bavard, stylisé, littérarisé, et perpétuellement inabouti. Le doute n’est évidemment pas qu’une pose désillusionnée, empruntée parce que le

Zeitgeist – ce tiraillement où on sent une « religiosité athée » – la commande. Il se

rattache à une crainte, une angoisse, celle du début, cette « liberté entravée » qui saisit n’importe quel prétexte, les faux comme les vrais, pour s’étendre. La crainte du salut, puisqu’elle porte sur ce qui l’achèverait, est à la fois un vrai et un faux prétexte d’angoisse : « C’est par l’imperfection que nous sommes supérieurs à Dieu; et c’est la crainte de la perdre qui nous fait fuir la sainteté! La terreur d’un avenir où nous ne serions plus désespérés…, où, au bout de nos désastres, en apparaîtrait un autre, non souhaité : celui du salut; la terreur de devenirs saints… » (PD, 700). Comme si la sainteté pouvait être une éventualité… C’est peut-être simplement l’achèvement particulier et définitif que représente la figure du saint qui est crainte. Ce caractère définitif du salut étant l’élément le plus troublant ou le plus anxiogène au bout du compte, ce qu’il faut éviter ou contourner pour se dérober au danger de se finir ou de se tromper. C’est cette même tentative d’évitement qu’on constate dans la quête spirituelle permanente, qui est une poursuite renouvelée et donc aussi un refus de se reposer auprès d’un objet sacré, d’une chose ou d’une idée sacrée, en tous cas pas au point de l’adopter et de cesser le mouvement. « Ce que j’ai cherché depuis que je cherche, c’est un moyen de supporter la vie. Je n’ai évidemment rien trouvé. À moins que la recherche n’ait été le moyen » (Cahiers, 810)… Ce qui finit par apparaître dans cette quête, ce sont les contours pas tout à fait fixes d’une économie, ou selon une figuration spatiale, d’un espace d’exception, un espace extime – intime et extérieur à la fois – aux autres (la religion, la politique, la tradition, le mythe) où le sacré est pressenti sans être identifié. Cette économie ou cet espace est littéraire.

Face à cette ambiguïté quant au statut et au rôle du doute et au danger inhérent à cette quête littéraire d’un sacré guidée par le malaise, on pourrait croire que le doute que prône Cioran ne règle rien, qu’il participe plutôt à la stagnation de ce malaise, qu’il ne représente que le prolongement d’une incertitude fondamentale quant au

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parcours choisi et à l’issue trouvée ou possible. Dans cet esprit, le doute semble être une façon d’escamoter toute issue en s’établissant dans un espace d’indécision qui ressemble aux limbes terrestres d’une pensée qui craint autant les illusions de la foi que celles du savoir. « Seuls les hommes qui cherchent mais qui ne veulent pas

trouver ont pu devenir les virtuoses du drame intérieur. La grande trouvaille moderne

est le malaise spirituel, l’écartèlement entre la substance et la vacuité, plus précisément entre les simulacres de l’une et de l’autre » (MD, 1226). Il semble plus facile ou moins dangereux de croire dans le simulacre du réel et du surréel que dans une valeur ou une vérité qui participerait du sacré, pourtant recherché, malgré le scepticisme et les piques cyniques. Dans la suite d’un passage du Mauvais Démiurge cité à la fin du premier chapitre, Cioran, pourtant défenseur du doute, admet la nécessité de son éclatement : « Il faut qu’il explose pour que l’on puisse s’engager dans la voie de l’émancipation. Sans cet éclatement qui doit pulvériser jusqu’aux raisons les plus légitimes de douter, on s’éternise dans le malaise, on le cultive, on évite les grandes résolutions, on se ronge et on se complaît à se ronger » (MD, 1226- 1227). De quel ordre serait cet éclatement? Comment surviendrait-il au cœur de cette structure du doute et du malaise qui s’alimente toute seule en apparence? Comme une extériorité, comme l’intervention d’une transcendance? Ou encore en puisant à la source de l’intériorité et de son désir plus ou moins caché de s’extirper de ce cercle vicieux, préférablement sans se tromper ou se projeter dans un leurre? Est-ce même là une question qu’a résolue Cioran? Apparemment pas. Mais il a laissé des pistes éparpillées, à partir desquelles penser, ce long passage sur le déchirement entre autres (que je me permets de citer en entier puisqu’il me paraît insécable) :

Je me persuade chaque jour davantage que nous pressentons tout dans la mélancolie et que dans le déchirement, nous savons tout. Il n’y a de déchirement que du cœur : et le cœur ne connaît pas l’espace. Aussi embrassons-nous tout par le déchirement…

On pourrait proposer toute une théorie complète du déchirement. Mais à quoi bon s’étendre sur les choses douloureuses? L’explication n’est féconde et utile qu’en présence de quelque chose de réversible et répétitif. Nous expliquons quand nous avons quelque chose à rectifier. Mais après le déchirement, il n’y a plus rien à rectifier : nous sommes incapables de nous tenir droit devant le monde, et le monde devant nous. Le déchirement compromet la géométrie cachée de l’esprit. À moins qu’il prouve qu’elle est fictive?! Quel ordre invisible résiste au déchirement? Au commencement, les formes n’étaient pas; les lois ne sont pas éternelles; dans sa substance, l’esprit n’est pas un ordre; le monde aurait pu à tout moment retourner au chaos, s’il l’avait voulu; la création ne précède pas la destruction; dans le monde ne

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signifie pas dans la loi; l’homme recherche la liberté avec acharnement et la fuit chaque fois qu’il la possède; personne n’accepte le monde mais tous vivent comme s’il était la valeur suprême; si seulement on pouvait substituer les mondes! La terre ne tournerait plus régulièrement mais se briserait, comme le cœur. Le soleil est toujours perdant, nous dit la chaleur de l’âme. (Révélations du déchirement) (LL, 260-261).

Le déchirement, forme d’éclatement dans l’immanence, qui peut rompre autant les certitudes que la logique fermée du doute, défie l’explication rationnelle, l’explication que préconise l’esprit de système. Le déchirement équivaut à une compromission radicale de l’esprit, une compromission par l’affect, démolissant toute la solidité des certitudes, de même que toute la solidité du doute, qui peut s’avérer tout aussi rigide, tout aussi sourd à ce qui pourrait l’ébranler. En clair, le déchirement n’a rien de rationnel, ni de maîtrisé, il n’est pas une production réfléchie de l’esprit; il advient selon le mode de l’affect, par rupture avec l’esprit. Chose étonnante, on pourrait aller jusqu’à croire que l’éclatement en question puisse survenir par le doute lui-même, qui, poussé dans ses derniers retranchements, se déleste facilement de son masque rationnel et devient cette quête à reculons frappant les extrémités vertigineuses du non-savoir. Dans la réflexion cioranienne :

[…] plus on cherche l’absolu, plus, par dépit de ne pouvoir y atteindre, on s’enfonce dans le doute, lequel serait l’envers d’une quête, la conclusion négative d’une grande entreprise, d’une grande passion. L’absolu est poursuite; le doute, recul. Ce recul, poursuite à rebours, heurte, lorsqu’il ne sait pas s’arrêter, des extrémités inaccessibles à une démarche rationnelle. Il n’était au début que procédé; le voilà vertige, comme tout ce qui chemine au-delà de soi (CT, 1209).

Cela dit, on peut spéculer sur le potentiel métaphysique du doute mais en fait, on ne sait pas tout à fait, ou pas du tout, ce qu’est ou ce que serait ce déchirement, l’élément important se trouvant plutôt au niveau du potentiel que de l’actualisation de ce bris dans la continuité que représente l’événement en question. C’est-à-dire qu’il s’agit peut-être simplement d’aménager un espace où peut se produire un déchirement; un espace où sans prévoir ni calculer, on reste dans l’ouverture face à cette possibilité. Autrement dit, il s’agit de laisser la porte entrouverte, et, tout en tentant de circonscrire une économie du sacré, regarder de temps à autre dans l’entrebâillement. On peut croire que le littéraire est cet espace et cette ouverture, qu’il est la scène où peut se produire un déchirement, où peut surgir du sacré et où on peut recevoir ou formuler le savoir particulier qu’on lui associe.

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En apparence, je ne réponds à rien en tournant, sans définir quoi que ce soit, autour de cette idée d’un déchirement. Mais je ne fais qu’avancer prudemment sans devancer les questions dans du tout-construit d’avance. Des questions telles que celle du rôle de ce déchirement pour le sacré, pour la quête du sacré, ou celle de son statut, immanent ou transcendant, et de ce qui se produit sur le plan spirituel et littéraire (puisque leur entremêlement constitue le lieu privilégié de la quête cioranienne). Cette réserve vient du fait que ces questions engagent aussi celle du savoir dans la mesure où elles participent d’une tentative de réflexion autour de ce qu’on peut entendre aujourd’hui, dans le contexte de cette alliance du spirituel et du littéraire, dans le terme « savoir », et de ce qu’on peut encore en attendre.

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CHAPITRE 3 – VERS UN SAVOIR MINIATURE

« En quelque coin écarté de l’univers répandu dans le flamboiement d’innombrables systèmes solaires,

il y eut une fois une étoile sur laquelle des animaux intelligents inventèrent la connaissance. Ce fut la minute la plus arrogante et la plus mensongère de l'«histoire universelle» : mais ce ne fut qu’une minute. À peine quelques soupirs de la nature et l’étoile se congela, les animaux intelligents durent mourir » (Nietzsche, Le Livre du philosophe, 117).

« Le philosophe, revenu des systèmes et des superstitions, mais persévérant encore sur les chemins du monde, devrait imiter le pyrrhonisme de trottoir dont fait montre la créature la moins dogmatique : la fille publique. Détachée de tout et ouverte à tout; épousant l’humeur et les idées du client; changeant de ton et de visage à chaque occasion; prête à être triste ou gaie, étant indifférente; prodiguant les soupirs par souci commercial; portant sur les ébats de son voisin superposé et sincère un regard éclairé et faux, – elle propose à l’esprit un modèle de comportement qui rivalise avec celui des sages » (Cioran, Précis de décomposition, 651).