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Sames (1965), le spectacle d’un nouveau genre

CHAPITRE 2 / Une immersion psychédélique : extase et synesthésie

1.1. Sames (1965), le spectacle d’un nouveau genre

Avec Ken Dewey, lui-même récemment arrivé à New-York, Terry Riley renoue avec le nouveau théâtre. Et le spectacle Sames qu’ils montent ensemble connaît une renommée plus importante que The Gift au Théâtre Récamier à Paris, peut-être parce que le public new-yorkais a déjà assisté aux happenings d’Allan Kaprow et aux spectacles multi-media de John Cage et de Merce Cunningham. D’autant plus qu’il se déroule à la Filmmakers’ Cinémathèque de New-York pendant le New Cinema Festival 1 de Jonas Mekas en novembre 1965, où tout le monde vient assister à ces spectacles d’un nouveau genre, appelés Expanded Cinema par certains, multi-media et mixed-media par d’autres, et souvent intermedia. Car en plus de donner la même importance structurelle et émotionnelle à la musique et au théâtre, comme ce fut déjà le cas pour The Gift, Ken Dewey et Terry Riley élargissent davantage les frontières artistiques en intégrant le cinéma à leur spectacle. En réalité, c’est l’idée et la préparation de ce festival qui donne l’envie à Ken Dewey de se tourner vers quelque chose de nouveau : l’incorporation de film à la performance176.

Dès juin 1965, le réalisateur Jonas Mekas l’annonce dans une colonne du journal The Village

Voice : un festival aura lieu plus tard dans l’année à la Cinémathèque de New-York pour présenter

ce nouveau genre d’expression qu’est l’Expanded Cinema.

« Après cet été, la Cinémathèque présentera un large panorama des utilisations du cinéma les plus actuelles. Les artistes les plus importants de ce nouveau genre (expanded cinema) y prendront part. Comme je l’ai dit un peu plus tôt : le cinéma ne fait que commencer. N’allez pas à Cannes pour voir le nouveau cinéma, venez à New-York177 ».

176 MOORE, Barbara (commissaire), [Exposition. New-York, Franklin Furnace Archive. 16 septembre – 31 octobre 1987],

Action Theatre : The Happenings of Ken Dewey, Catalogue d’exposition, New-York, Franklin Furnace Archive, 1987, n. p. « This agenda encouraged Dewey to embark on a new path in his own work : incorporation of film with live event ».

177 Jonas Mekas, Movie Journal, The Village Voice, 3 juin 1965, p. 18. Traduction de l’auteure : « Later this summer the

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Jonas Mekas souhaite ainsi rendre compte des nouveaux développements du cinéma, incluant, en plus des projections de films et de vidéos, des performances, des structures cinétiques et des improvisations de lumière et de son, comme il l’annonce dans The Village Voice pour la présentation du festival le 28 octobre suivant [fig. 62]. Il donne ainsi naissance à un nouveau terme : l’Expanded Cinema, dit « cinéma élargi » en français, que Sheldon Renan tente de définir de la manière suivante en 1967 :

« L’Expanded cinema n’est pas le nom d’un style de tournage particulier. Il s’agit d’un esprit de curiosité qui mène dans plusieurs directions différentes. C’est un cinéma élargi qui inclut plusieurs projections pour n’en faire qu’une […]. C’est un cinéma élargi jusqu’à ce que l’effet du film puisse être produit sans l’utilisation du film […]. Ces œuvres sont plus spectaculaires, plus technologiques et plus diverses dans la forme que celles du cinéma d’avant-garde / expérimental / underground […]. Ce qui a changé le cinéma en cinéma élargi n’est rien d’autre que le développement des nouvelles conditions et des sensibilités qui s’étendent à travers tous les arts178 ».

On le comprend, l’Expanded Cinema renouvelle le dispositif classique de la projection du film pour en faire un environnement global qui immerge le spectateur dans un univers nouveau, où le son, la lumière, l’image et le mouvement forment un tout. En 1970, dans son essai Expanded

Cinema, le théoricien Gene Youngblood explique ainsi que « lorsque l’on parle d’expanded cinema, nous voulons en réalité parler de conscience élargie179 », car la traditionnelle position passive du spectateur devant le film disparaît pour laisser place à une interaction avec l’œuvre qui se déroule sous ses yeux.

Le festival que Jonas Mekas organise, avec l’aide du gestionnaire de programme John Brockman, est sans doute la première grande manifestation publique de ce nouveau genre en pleine expansion. Il se déroule pendant tout le mois de novembre 1965 à la Cinémathèque de New-York sur Lafayette Street, avec un ou plusieurs spectacles par jour. Nam June Paik, Stan VanDerBeek, Dick Higgins, le groupe USCO, Claes Oldenburg, Robert Whitman et Stan Brakhage, tous sont

(expanded cinema) will take part. As I have said quite often before : cinema is only beginning. Don’t go to Cannes to look for new cinema – come to New-York ».

178 Sheldon Renan, « Expanded Cinema » dans An introduction to the American Underground Film, New-York, E. P. Dutton

& Co, 1967, pp. 227 – 228. Traduction de l’auteure : « Expanded cinema is not the name of a particular style of film-making. It is

a name for a spirit of inquiry that is leading in many different directions. It is cinema expanded to include many different projectors in the showing of one work […]. It is cinema expanded to the point at which the effect of the film may be produced without the use of film at all. Its work is more spectacular, more technological, and more diverse in form than that of the avant-garde / experimental / underground film so far […]. What has changed cinema to expanded cinema has been nothing less than the development of whole new conditions and sensibilities spreading across all the arts ».

179 Gene Youngblood, Expanded Cinema, New-York, E.P. Dutton & Co., 1970, p. 41. Traduction de l’auteure : « When we say

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programmés pour présenter leurs travaux les plus avancés. Et le spectacle de Ken Dewey et de Terry Riley, Sames, se déroule le samedi 20 novembre à minuit et le dimanche 21 novembre à 22h00. Il commence dans le vestibule de la Cinémathèque, où trois séquences identiques d’un film de Jerry Chalem sont projetées sur un mur. En manipulant les vitesses, le projectionniste désintègre et duplique les images, réalisant ainsi une œuvre à l’esthétique « futuriste » proche d’un « nu descendant un escalier180 ». Le public est ensuite invité à rentrer dans l’auditorium où, pendant près d’une heure, il assiste à la mouvance très lente de cinq femmes vêtues de robes de mariée sur scène, éclairées par des lumières très blanches [fig. 63]. En réalité, l’action principale se déroule au plafond. Sur les poutres en bois sont projetées les courtes scènes du film de Jerry Chalem, dans lesquelles les cinq mêmes femmes ont été filmées en train de prendre le métro, de faire du vélo dans un parc, de téléphoner dans une cabine téléphonique, de sortir les poubelles, de travailler sur un ordinateur ou encore de descendre les marches de leur lieu de travail. L’image, qui est ici fractionnée en plusieurs parties à cause de la forme et de l’écart entre chaque poutre, est également projetée sur les murs de la salle et sur des miroirs suspendus, en même temps que la lumière est atténuée, voire parfois éteinte. Jonas Mekas écrit ainsi dans The Village Voice du 2 décembre 1965 :

« Le spectacle de Ken Dewey n’était pas un spectacle d’ombres chinoises, mais il comportait des ombres venues d’on ne sait quelle profondeur ou quel lointain, se répétant, se répétant, se chevauchant lui-même, et il y avait la lumière qui s’allumait et s’éteignait, et quand elle s’allumait, on pouvait voir quatre ou cinq femmes sur la scène blanche, toutes blanches comme du lait, cinq femmes de lait et en robe de mariée, comme dans une vitrine de magasin un matin de brouillard, avec les rues encore désertes, à Williamsburg Brooklyn […]181 ».

À cela se superposent les sons graduellement répétés de Terry Riley, qu’il a créés à partir de boucles sonores et du Time-Lag Accumulator. Après avoir entendu sa pièce I avec la voix de John Graham pendant huit minutes, le public est ainsi bombardé par les mots « That’s not you » prononcés par sa fille, pendant vingt minutes, puis des mots « It’s me » pendant vingt-et-une minutes182. À cause des fréquences simultanées et de l’ampleur sonore progressive que prennent

180 David Bourdon, Art : Friends with Bail Money Should Be Watching, The Village Voice, 30 décembre 1965, p. 9. Cité dans

MOORE, Barbara (commissaire), [Exposition. New-York, Franklin Furnace Archive. 16 septembre – 31 octobre 1987], Action

Theatre : The Happenings of Ken Dewey, Catalogue d’exposition, New-York, Franklin Furnace Archive, 1987, n. p. Traduction de

l’auteure : « […] in a futurist or nude-descending-stairs faschion ».

181 Jonas Mekas, Movie Journal, The Village Voice, 2 décembre 1965, p. 23. Cité dans MEKAS, Jonas, Ciné-journal. Un

nouveau cinéma américain : 1959 – 1972 [1972], trad. Dominique Noguez, Paris, Paris expérimental, 1992, p. 198.

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ces trois pièces pour bandes, les mots arrivent à disparaître pour devenir un bruit environnemental, dont « l’effet [est] presque hallucinatoire183 ».

Son et mouvement se construisent ainsi de la même manière dans Sames, entre le statisme macrocosmique et la mouvance microcosmique. Car si le spectateur ne s’investit pas, il assiste à une performance où le calme s’installe de façon durable, comme si les cinq femmes sur scène se transformaient en sculptures immobiles. Il est ainsi obligé de prêter attention au moindre détail, pour finalement les voir se déplacer très lentement et entendre l’effet kaléidoscopique que produisent les mots répétés des bandes de Terry Riley, par-dessous le bourdonnement sonore. Et les effets stroboscopiques de la lumière, que Ken Dewey dirige depuis l’arrière du théâtre en communiquant par talkie-walkie avec l’éclairagiste et le projectionniste, rajoutent un élément assourdissant, qui déstabilise d’autant plus les repères du spectateur. Car comme l’explique Ken Dewey, le fait d’éteindre et de rallumer la lumière sur des personnes statiques modifie la perception que nous avons d’elles184. Ce sp de lumière, ainsi que la projection des séquences du film de Jerry Chalem, plaît énormément à Jonas Mekas, qui écrit dans son compte rendu :

« […] Les films se déroulaient sur le plafond, la plus parfaite façon que j’aie jamais vue de tirer parti de l’intérieur de la salle – Dewey prenait les poutres du plafond comme écran, brisant l’image par quatre ou cinq dénivellations. Il diffractait aussi la lumière avec des miroirs soigneusement orientés et placés sur les côtés et l’arrière de la salle, et ils captaient, à certains moments, des éclairs de lumière et d’image, créant des effets lumineux d’une beauté presque extatique et d’une pureté de cristal, qui étaient comme du Mozart ; je pourrais presque transcrire les notes185 ».

Ainsi, bien que Sames puisse être un spectacle ennuyeux à certains moments et fatigant pour le public, tous les éléments répétés jusqu’à la destruction de l’essence même de leurs propos, pour qu’ils deviennent aussi complexes que prismatiques, provoquent l’effet que Ken Dewey et Terry Riley recherchent : une explosion de la conscience. Il reflète ainsi le nouveau discours que beaucoup tentent d’instaurer à cette époque, à savoir celui d’une expérience sans produits chimiques similaire à l’expérience vécue sous l’emprise des drogues psychédéliques. Après avoir essayé de transcrire sa propre expérience psychédélique avec Mescalin Mix (1960 – 1961), Terry Riley travaille alors avec Ken Dewey sur la possibilité d’offrir les mêmes caractéristiques aux spectateurs, un orgasme pour les sens. Il s’agit donc d’un voyage, proche du « voyage dans les

183 David Bourdon, op. cit., p. 9. Traduction de l’auteure : « The effect was almost hallucinatory ».

184 DEWEY, Ken cité dans BOURDON, David, ibid., p. 9. « I would have thoughts then look away and, when I looked back,

find that my whole mind had changed and everything looked different. We decided this tension was strong enough as an experience ».

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nouveaux territoires de la conscience186 » que provoque l’expérience psychédélique, qui transcende la dimension spatio-temporelle et pour lequel le spectateur « participe à un spectacle télévisuel à l’échelle cosmique187 ».

Sames fait ainsi partie de cette nouvelle mouvance culturelle qui cherche à plonger le spectateur

dans un autre univers, lui faisant vivre de nouvelles expériences, en dehors de toute réalité. Et le

New Cinema Festival I de Jonas Mekas et de John Brockman, qui se prolonge au mois de décembre

1965 (au 41 West Street) tellement le succès est important, se fait l’écho de ce nouveau genre qui, très rapidement, conquiert les foules et s’installe au devant de la scène new-yorkaise. C’est pourquoi, à l’automne 1966, lorsque John Brockman reconduit l’événement au Festival du Film de New-York au Lincoln Center, il dit : « Détestez les Happenings. Aimez les Environnements Cinétiques Intermedia188 ». Car les Happenings du début des années 1960 sont morts et ont laissé place à cette nouvelle forme d’expression qui explore les frontières artistiques pour créer une œuvre « entre les médias ».

« […] un film n’est pas seulement une image mouvante, c’est aussi une Expérience, un Événement, un Environnement. C’est un monde électronique qui grouille, dans lequel plusieurs films, bandes, amplificateurs, sculptures cinétiques, lumières, danseurs et acteurs interagissent pour Impliquer un Public dans une Expérience de Théâtre Total. À l’inverse des Happenings, qui impliquent souvent le public dans des actes compliqués avec des plastiques, des bouteilles, des sacs, des cordes et d’autres objets, les Expériences Cinétiques Intermedia lui permettent simplement de s’assoir, de rester debout, de marcher ou de s’allonger, et d’autoriser ses sens à être Saturés par les Médias189 ».

En plus d’intégrer Ken Dewey et Terry Riley à la scène new-yorkaise, le spectacle Sames illustre leur intérêt pour l’art intermedia. Car même si The Gift (1963) pouvait déjà être qualifié de « théâtre total », où sculpture, musique, danse et théâtre ne formaient qu’un, ils dépassent ici la forme même du happening pour s’intéresser avant tout aux effets qu’ils peuvent produire sur le public. D’ailleurs, dans son essai The Theatre of Mixed-Means : An Introduction to Happenings,

186 Timothy Leary, Ralph Metzner et Richard Alpert, The Psychedelic Experience. A Manual Based on The Tibetan Book of

the Dead [1964], Citadel Press, Kensington Publishing Corp., 1995, p. 11. Traduction de Sophie Duplaix, « Oh / Ohm ou les avatars de la Musique des sphères. Du rêve à la rêverie, de l’extase à la dépression » dans DUPLAIX, Sophie et LISTA, Marcella (dir.), [Exposition. Paris, Centre Georges-Pompidou. 22 sept. 2004 – 3 janv. 2005], Sons & Lumières. Une histoire du son dans l’art du

XXéme siècle, Catalogue d’exposition, Paris, Éditions du Centre Georges-Pompidou, 2004, p. 92.

187 Ibid, p. 61. Traduction de Sophie Duplaix, ibid., p. 92.

188 John Brockman cité dans LESTER, Éléonore, So What Happens After Happenings ?, The New York Times, 4 septembre

1966, p. D9. Traduction de l’auteure : « Hate Happenings. Love Intermedia Kinetic Environments ».

189 Éléonore Lester, ibid., p. D9. Traduction de l’auteure : « […] a film is not just a movie, but an Experience, an Event, an

Environment. This is a humming electronic world, in which multiple films, tapes, amplifiers, kinetic sculpture, lights and live dancers or actors are combined to Involve Audiences in a Total Theater Experience. Unlike Happenings, which often involve audiences in complicated relationships with plastics, bottles, sacks, ropes and other objects, Intermedia Kinetic Experiences permit audiences simply to sit, stand, walk or lie down and allow their senses to be Satured by Media ».

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Kinetic Environments and Other Mixed-Means Presentations (1968), Richard Kostelanetz ne

qualifie pas Sames de « happening pur » ou de « happening scénique », mais de « performance scénique », pour laquelle la conception pré-planifiée devant un public observateur offre une expérience perceptuelle190.

Ken Dewey et Terry Riley renouvellent l’expérience l’année suivante, en 1966, avec Selma

Last Year, une installation audiovisuelle réalisée à partir d’un film et de photographies de Bruce

Davidson prises lors des marches de Selma à Montgomery (Alabama) en mars 1965, organisées par Martin Luther King pour militer pour le droit de vote des Noirs. À partir des sons que Ken Dewey y a enregistrés, Terry Riley réalise des boucles sonores pour accompagner les projections et immerger le visiteur. Et lorsque l’œuvre est installée au Lincoln Center pour l’Expanded Cinema Symposium que John Brockman organise pendant le Festival du Film de New-York (novembre 1966), la critique Annette Michelson n’hésite pas à la comparer au « vieux rêve de synesthésie » des Modernistes191.