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Chapitre 2: L’expérience olfactive de nature : une expérience au monde

3. Saisir l’expérience olfactive de nature

L’objet d’étude abordé dans la suite de cette thèse est l’expérience olfactive de nature. L’odeur en tant que telle n’y apparaît pas en tant qu’objet, mais en tant qu’amorce, de déclencheur de l’expérience. Cependant, dans un cas comme dans l’autre, une difficulté demeure : comment saisir l’olfactif ? Comment décrire l’expérience de nature liée à un sens réputé sans parole (Howes, 1986)?

Il est largement admis que l’expérience qu’éveille un stimulus olfactif est difficile à mettre en mots, et que l’être humain, s’il a récemment été réhabilité quant à ses capacités à capter des odeurs (McGann, 2017), garde une capacité limitée –qui va jusqu’à l’incapacité pour certains auteurs, quand il s’agit de les nommer (Yeshurun and Sobel, 2010). En effet, contrairement à la vue où chaque stimulus visuel peut nous permettre d’aboutir à une description détaillée et stable d’un objet considéré, il « existe toujours un fossé entre une perception olfactive et sa dénomination » (Rouby et al., 2005, p. 227). Ici, la particularité de l’olfaction est qu’elle fait intervenir un encodage de la réponse reconnu comme plus holistique que la vue, car dépendant fortement du contexte d’exposition ainsi que de l’influence de la culture -donc de représentations partagées- de l’individu la décrivant (Cupchik et al., 2005, 2010; Sakai et al., 2005).

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De même, d’autres études ont montré qu’un individu interrogé à des moments différents ou deux individus interrogés au même endroit ne nomment pas une odeur de la même façon. Enfin, nous l’avons vu dans le chapitre 1, le comportement sensoriel d’un individu dans un espace de nature dépend fortement de paramètres personnels, comme son âge ou sa sensibilité aux odeurs.

Toutes ces difficultés font que les auteurs d’études faisant intervenir des tests olfactifs et des dénominations d’odeurs optent habituellement pour l’une des deux techniques suivantes (Cain, 1979):

- Ils proposent aux volontaires des odeurs familières de leur quotidien.

- Ils leur imposent de choisir leurs réponses dans une liste fermée de propositions.

Dans le cadre de ma thèse, pour définir la contribution et l’importance de l’olfactif dans toute la complexité –sensorielle ou non- de l’expérience de nature, j’ai choisi une troisième option. Un des modes d’expression de l’être humain étant sa capacité à parler, à dire et à décrire, c’est par ce biais que j’ai décidé d’essayer de dresser le –ou les- portrait(s) de l’expérience olfactive de nature. Aussi, j’ai choisi d’explorer des descriptions libres d’expériences olfactives de nature, en demandant aux volontaires de décrire librement leur expérience de nature en se focalisant sur leur odorat. Je n’ai pas donné davantage de consignes pour ne pas limiter les possibilités de réponses. Contrairement à d’autres études portant sur l’olfaction, je ne me suis pas intéressé à la performance, c’est-à-dire à la qualité d’identification olfactive des individus, mais à la façon dont les répondants parlent et décrivent leur perception de l’expérience olfactive de nature ou, dit autrement, à la description de l’interaction entre eux et l’environnement naturel qui les entoure, par le biais de l’olfactif.

L’hypothèse que je fais ici est que faire passer l’expérience olfactive par le filtre de la « nature » peut permettre aux répondants de focaliser leur attention sur un monde lexical et/ou des souvenirs particuliers, ce qui peut leur permettre de décrire leur expérience plus facilement que s’il s’agissait d’une expérience olfactive en général, pour laquelle il a été montré que généralement, les mots manquent. Aussi, comme l’ont écrit Grosjean et Thibaud, je considère ici le sensoriel, par le biais de l’olfactif, comme un « embrayeur de parole, et les ambiances locales comme motifs à la verbalisation » (Grosjean and Thibaud, 2001). Je fais également l’hypothèse que la description ou l’éventail de descriptions me donne la possibilité d’appréhender comment les gens perçoivent cette expérience olfactive de nature.

« Que l'on se réfère à la phénoménologie, à l'écologie de la perception ou à la neurophysiologie, il semble désormais illusoire de vouloir dissocier la perception du mouvement. Toute

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perception implique un « bougé », aussi infime soit-il, qui rend possible l'acte même de percevoir » (Thibaud, 2001, p. 116). Dans le cas des études sur l’olfactif, où le mouvement de l’air et le vent jouent un rôle crucial dans la perception olfactive des gens (Henshaw, 2014, p. 170), nous nous trouvons dans un cadre particulier où l’odeur vient à nous transportée dans l’air. La perception olfactive peut ainsi être vécue par l’individu en mouvement qui fait venir le stimulus olfactif à lui ; à l’inverse, l’individu percevant peut être immobile et c’est le mouvement de l’air qui lui apporte le stimulus. Cette constatation offre ainsi deux possibilités pour étudier l’expérience olfactive vécue dans un environnement donné :

• La première technique (Figure 8, a) que j’ai utilisée pour recueillir l’expérience olfactive de nature des visiteurs en mouvement est largement inspirée de la technique du

sensewalking, en particulier des parcours sensoriels commentés (voir Thibaud, 2001) et

des smellwalks, c’est-à-dire des parcours olfactifs commentés (Henshaw, 2014).

• La seconde, celle que j’ai utilisée le plus souvent au cours de mon travail (Figure 8, b), est directement inspirée des techniques mises en place par les naturalistes et en écologie dans certains protocoles de suivi fauniques, où l’enquêteur se place à des endroits stratégiquement choisis et écoute la faune environnante pendant une période donnée. Dans cet esprit, j’ai interrogé des personnes sur l’expérience olfactive vécue à des endroits fixes particuliers, que j’avais déterminés en fonction de leurs caractéristiques écologiques.

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4. Etudes sur l’expérience olfactive de nature dans les espaces de