• Aucun résultat trouvé

2.1.2 Esthétique et concordance physique

3. Réparer le corps : de l’intercession divine à l’intervention humaine

3.1. Autour du Miracle de la jambe noire : les modalités iconographiques du changement

3.1.2. Deux saints, deux corps

L’image du Miracle de la jambe noire comme instrument de cohésion civique s’interpose de prime abord à l’effet provoqué par la vue du corps du miraculé, lequel, de part sa carnation spectaculaire, semble évoquer une imperfection de la nature, et donc de la structure organique régissant également la société. L’article « Copies conformes ? » de David Ripoll aborde spécifiquement la question de l’hybridité intrinsèque à l’opération de Côme et Damien, liant la gémellité de ces derniers au rapport unissant les deux protagonistes passifs de la transplantation315. L’auteur note avec raison le trouble identitaire omniprésent au sein du miracle décrit par Jacques de Voragine, lequel présente d’une part deux êtres séparés mais indissociables

physiquement, et de l’autre une figure composite partageant deux substances charnelles différentes. Le mimétisme présent dans les faits et gestes des saints anargyres n’est en soi pas une exception. Dans la Légende dorée et les autres textes hagiographiques narrant la vie des premiers martyrs chrétiens, les saints vont souvent deux par deux, rendant difficile la distinction des protagonistes du récit316. Dans le cas de Côme et Damien, ce trait est cependant encore renforcé par leur lien de sang

particulier. Ainsi, Jacques de Voragine, dans la description de la guérison du servant de l’église romaine, leur confère une personnalité collective : quand l’un des deux parle ou s’anime, rien ne nous indique de quel saint il s’agit. Les artistes suivirent fréquemment son exemple, attribuant aux deux frères une physionomie et une vêture souvent identiques. Le lien unissant le corps du malade à celui de l’Éthiopien est, quant à lui, encore plus complexe, raison pour laquelle il mérite ici une attention particulière. Sano di Pietro est certainement le peintre qui, dans sa représentation du Miracle de la jambe noire (Fig. 31), joue le plus avec l’ambiguïté des similitudes et des oppositions présente chez les quatre acteurs de la narration. L’évènement est divisé en deux scènes séparées, l’une caractérisée par la rupture et l’autre par la

315 D. Ripoll, op. cit., pp. 90-97

316 Un cas analogue à celui de Côme et Damien s’observe dans le bref compte-rendu du martyr d’Abdon et Sennen inséré dans la Légende dorée. Les deux saints, figurés en correspondance avec les saints anargyres dans le retable de Jaume Huguet (Fig. 38), sont décrits comme des vice-rois, fonction toute sauf banale. En dépit de ce fait, Jacques de Voragine, n’indique pas leurs états respectifs et ne différencie en rien les étapes de leur supplice : J. de Voragine, op. cit., 1967, vol. 2, p. 25. Cette absence d’attributions répond notamment à une volonté d’assujettir l’individualité des protagonistes à leurs fonctions principales : celles de parangons des valeurs chrétiennes et instruments du divin. A ce propos, voir le chapitre « Neutralisation des rôles narratifs » d’Alain Boureau dans : A. Boureau, op. cit., pp. 171-181

135 réunification des corps. Ces éléments sont évoqués jusque dans l’interaction des deux frères entre eux, tour à tour éloignés et rapprochés l’un de l’autre. Judith-Danielle Jacquet consacre la fin de son étude à cet aspect, le nommant la « thématique du double »317. Elle observe comment, à l’intérieur de chacun des couples, la

complémentarité de deux personnages est fondamentale, le premier ne pouvant agir ou même exister sans la participation du second. Dans l’œuvre du peintre siennois, Côme et Damien, véritable reflet l’un de l’autre, indiquent clairement que l’action

thaumaturgique nécessite leur intervention commune. Le miraculé et l’Éthiopien entrent quant à eux dans un dialogue d’interdépendance charnelle, chacun fournissant à l’autre le membre requis dans une optique terrestre et eschatologique : l’homme destiné à vivre reçoit la jambe saine, et la jambe malade est rattachée au corps du mort qui, sous peu, sera lui aussi putréfié. Judith-Danielle Jacquet conclut que la notion d’inversion est une caractéristique des rapports entre le monde terrestre et celui spirituel, lesquels, à travers le miracle et sa visibilité, déclenche un processus de transfert destiné à placer les deux corps dans une configuration nouvelle à même de satisfaire l’ordre divin.

Nous concordons avec cette analyse, laquelle voit dans la transplantation un bienfait permettant au patient des saints anargyres de retrouver sa place dans l’agencement naturel prescrit par l’idéologie chrétienne. Plus problématique est cependant l’affirmation de l’auteur quant à la présence du membre noir sur le corps du miraculé, une présence que Judith-Danielle Jacquet définit comme négative, une anomalie constituant le prix de l’intervention divine318. Dans une même optique, l’auteur insiste également sur l’aspect théâtral de l’opération, dont le résultat, une prothèse vivante, est à même de surprendre en permanence ses spectateurs319. David Ripoll soutient cette approche scénique au corps déformé, indiquant que : « En regard de l’efficacité “médiatique” du miracle, l’aspect disgracieux du miraculé n’est

évidemment pas fortuit. Il force le respect et la croyance, en déployant les signes, noir sur blanc, de l’intervention divine »320. Il évoque également la notion de monstre qui, au Moyen Âge et à la Renaissance, se subordonne entièrement aux concepts de

différence et d’étrangeté organiques321. L’apparence corporelle du greffé a certes pour

317 J.-D. Jacquet, op. cit., pp. 42-46 318 Ibid., p. 33

319 Ibid., p. 36 et pp. 45-46 320 D. Ripoll, op. cit., p. 94 321 Ibid., pp. 93-94

136 but de provoquer la stupeur, mais la définir comme une monstruosité entre en

désaccord avec le message central du miracle : proposer un modèle de grâce divine potentiellement renouvelable pour les fidèles. En effet, rappelons que le but principal de ces représentations était d’offrir, sous forme narrative, un archétype de guérison pouvant être concédé à un malade souffrant lui aussi d’un handicap analogue. Il est vrai que l’idée du monstre en tant qu’anomalie organique émerge seulement au 18ème siècle, sous l’impulsion scientifique promue par la médecine rationnelle des Lumières. Au Moyen Âge et à la Renaissance, il est encorepartie intégrante de la vision du monde. Inséré dans l’harmonie cosmique, il devient, sous l’influence de cette dernière, un instrument de comparaison à même de définir, de part ses contrastes avec la norme, la beauté des formes prescrites par l’ordre naturel. Il est dès lors une manifestation, lui aussi, de la volonté et de l’enseignement que Dieu souhaite transmettre aux hommes. Héritière de la philosophie aristotélicienne, l’hybridation est perçue comme un

phénomène merveilleux, et l’humanisme naissant, tout en discutant les catégorisations physiques établies par ses prédécesseurs, cherche avant tout à combler le vide existant entre les connaissances humaines et la sagesse divine322.

Néanmoins, monstre ne veut pas dire miracle, et le corps du patient des saints médecins n’est, à notre avis, nullement destiné à illustrer de part son paradoxe charnel un pendant difforme à la beauté naturelle. Les choix iconographiques de Sano di Pietro et de ses contemporains définissent des figures qui, de prime abord, semblent unies par des liens exclusifs. Elles s’insèrent cependant dans une composition plus vaste : celle du retable. Les auteurs mentionnés précédemment analysent le Miracle de la jambe noire conservé à la Pinacoteca Nazionale de Sienne, sans préciser d’où viennent les panneaux ou le contexte religieux et culturel de leur réalisation. Pourtant, ces points sont fondamentaux dans la compréhension des particularités de la

transplantation. Comme nous l’avons déjà observé, les Jésuates, dont le style de vie et la conduite furent souvent définis comme inadaptés aux préceptes religieux régissant une communauté comme la leur323, recourent dans le Retable des saints Côme et

322 Aristote (De generatione animalium) indique déjà que le monstre est une manifestation contraire au cours ordinaire de la nature, mais demeure une expression de ses facultés créatrices. Sur ces points, voir : T. Dagron, « Les êtres contrefaits d’un monde malade. La nature et ses monstres à la Renaissance : Montaigne et Vanini », in Seizième Siècle, 1 (2005), pp. 289-291, U. Eco, op. cit., pp. 46-47, T. Gregory, op. cit., pp. 806-807 et J. Le Goff, N. Truong, op. cit., pp. 174-176

323 Les critiques portaient surtout sur le fait que, en tant qu’organisation laïque à l’origine, ils

n’appartenaient pas à un ordre religieux à même de légitimer leurs activités. Entre la fin du 14ème siècle et la moitié du 15ème siècle, leurs efforts se concentrèrent sur l’obtention d’un statut reconnu par l’Église : G. Dufner, op. cit., pp. 90-145

137 Damien à des personnages tutélaires à même de légitimer leur existence : saint

Jérôme, saint Bernardin, sainte Catherine de Sienne et les deux saints médecins. L’œuvre se place ainsi dans une propagande d’affirmation religieuse et sociale, à travers une iconographie orientée à la tradition et à la stabilité via l’usage de figures anciennes ou contemporaines à sa réalisation. Dès lors, elle ne pouvait que

difficilement accepter en son sein la présence d’éléments dérangeants ou contraires à son but premier : celui d’offrir une image cohésive présentant ses commanditaires comme des éléments conventionnels de la ville toscane.

En suivant les observations faites jusqu’à présent dans notre travail, la greffe émerge avant tout comme un médium visuel permettant de créer un nouveau corps s’insérant non seulement dans l’ordre divin, mais reflétant également un modèle de salvation qui ne doit que peu à une singularité de la nature. Dans la sixième de ses

Questions disputées sur la puissance de Dieu324, Thomas d’Aquin affronte la

thématique des interventions thaumaturgiques. Le deuxième article se demande si tout ce que Dieu fait contre le cours habituel de la nature peut être défini comme un

miracle325. A la huitième objection, laquelle affirme que les monstres se font contre la nature mais qu’on ne les appelle pas miracles, et que donc tout ce qui est fait contre la nature ne peut être appelé miracle, le théologien dominicain répond brièvement de la sorte : « Bien que les monstres soient faits contre une nature particulière, ils ne sont pas faits contre la nature universelle »326. Le texte distingue ainsi les monstres des miracles, ces derniers étant dus uniquement à la volonté divine et non aux facultés de création de la nature. Dès lors, considérer le greffé comme un monstre, à savoir un être que la nature elle-même peut engendrer, porte atteinte à la spécificité même de l’action thaumaturgique, la seule à même de remettre en place les corps selon l’ordre stipulé par le Tout-Puissant. Cette définition trouve ses sources dans la fusion opérée par les théologiens du Moyen Âge tardif entre la conception judéo-chrétienne initiale et l’apport de la philosophie aristotélicienne. En accord avec les principes d’ordre et

324 Quaestiones disputatae de potentia

325 «Secundo quaeritur utrum omnia quae Deus facit praeter causas naturales vel contra cursum naturae, possint dici miracula »

326 « Quod monstra licet fiant contra naturam particularem, non tamen fiunt contra naturam

universalem » : Th. d’Aquin, « Quaestiones disputatae de potentia : a quaestione V ad quaestionem VI », Corpus thomisticum, édition numérique sous la dir. de E. Alarcón, Université de Navarre, 2004, [En ligne], http://www.corpusthomisticum.org/qdp5.html (page consultée le 2 avril 2013), q. 6, art. 2, ad. 8 (édition française : Th. d’Aquin., « Questions disputées sur la puissance de Dieu : question V à question VI », Site de l’Institut Docteur Angélique, traduction et notes de l’édition numérique par R. Berton, 2008, [En ligne], http://docteurangelique.free.fr/livresformatweb/questionsdisputees/ questionsdiputeessurlapuissancedieulatinfra.htm (page consultée le 2 avril 2013))

138 de causalité développés par cette dernière, Dieu est la source de toute chose et, même si la nature suit son propre cours, elle est entièrement soumise à son action, la seule à même de modifier n’importe quelle règle préétablie. Afin d’éviter une confusion dangereuse, il est nécessaire d’isoler le miracle du contexte général des prodiges, lesquels, bien que placés également sous l’égide divine, ne peuvent prétendre recevoir un poids identique dans le système de valeurs du christianisme327. Ainsi, au Moyen Âge et à la Renaissance, le sens de « surnaturel » se rapporte à l’adjectif

« surajouté » : Dieu est à même de compléter ce que la nature propose, créant, si l’usage du mot est requis, une « hybridation » positive.

La gémellité de Côme et Damien entretient cependant un autre rapport avec le donneur et le receveur de la transplantation miraculeuse. Du 14ème au 16ème siècle, une constante s’observe fréquemment dans les retables figurant le Miracle de la jambe noire : son association avec la scène de la décapitation des saints médecins. Des panneaux du Maître de Rinuccini (Fig. 19) et de Bicci di Lorenzo (Fig. 20), en passant par les œuvres espagnoles de Miguel Nadal (Fig. 37) et Jaume Huguet (Fig. 38) pour arriver aux deux volets du retable d’Ambrosius Francken (Fig. 43 et Fig. 44), les images de Côme et Damien privilégient souvent la confrontation de ces deux épisodes du récit hagiographique. Pourquoi donc les artistes les unirent-ils ainsi au détriment des autres ? La réponse se trouve dans le traitement subi par les protagonistes de ces deux scènes : la division corporelle. Celle-ci représente un changement de statut important aussi bien pour les deux frères que pour leur patient. En effet, elle permet l’accomplissement de leur vie chrétienne en accord avec leur rôle respectif dans l’ordre divin. La violence qu’ils subissent à travers la décapitation ou l’amputation, sorte de rites de passages obligés, n’est qu’un dernier obstacle à la récompense promise pour leur foi exemplaire : la sainteté pour les premiers, la guérison pour le second. Dès lors, il n’est pas étonnant de les voir figurer côte à côte ou en opposition au sein des cycles narratifs dédiés aux saints anargyres. La jonction entre ces deux représentations se fait souvent plus formellement que narrativement. Chez Ambrosius Francken, nous assistons ainsi à un mimétisme saisissant entre la blessure de la jambe et celle du saint déjà décapité. Dans la représentation du martyre, le regard du second frère, tourné vers le haut en attente de son accès au ciel, se fait écho quant à lui aux

327 A ce propos, voir : J. Bouflet, op. cit., pp. 42-43, T. Gregory, op. cit., pp. 817-818 et C. Rendtel, M. Wittmer-Butsch, op. cit., pp. 18-21

139 yeux révulsés du malade opéré. L’étape suivante consiste bien entendu dans la

réunification des différents corps, obligée en vue du Jugement Dernier. Nous nous sommes déjà abondamment penchés sur cet aspect dans le cas de l’Éthiopien et du miraculé, mais quand est-il des deux frères ? Certaines prédelles illustrent l’épisode de l’enterrement de Côme et Damien. C’est le cas de la « Pala di San Marco », laquelle consacre au sujet un panneau indépendant (Fig. 25). Les cinq frères ont déjà reçu leur chef respectif, nécessaire pour la résurrection future. Cependant, Fra Angelico ne représente que l’un des deux saints médecins dans la sépulture commune attribuée aux martyrs. Le second, en arrière-plan, est transporté par un autre personnage, dont l’action est interrompue par l’irruption d’un chameau. La présence de l’animal a pour but de contrecarrer une action néfaste pour l’intégrité corporelle des deux jumeaux, indivisible en raison de leur lien sanguin exceptionnel. En effet, les chrétiens, ignorant le pardon accordé par Dieu à Damien à l’occasion de la dissension provoquée par Palladie, suivaient les consignes de Côme, s’apprêtant à l’enterrer dans un endroit différent. La Légende dorée décrit comment, à l’ultime moment, Dieu empêcha la division des deux dépouilles :

« (…) Alors les chrétiens, se rappelant ce qu’avait dit saint Côme qu’il ne voulait pas être enseveli dans le même lieu, pensaient à la manière dont les martyrs voulaient être ensevelis, quand tout à coup arriva un chameau qui, avec une voix humaine, commanda que les saints fussent ensevelis en un même endroit. »328

En raison des propriétés de leur chair, séparée mais intrinsèquement liée, la décision prise par Côme invalidait le retour à l’unité première des deux saints une fois le martyre accompli. Tout comme dans le cas du miraculé et de l’Éthiopien, le texte hagiographique stipule la concomitance de leur parcours terrestre et spirituel comme nécessaire afin d’accomplir le rôle qui leur fut attribué par le Créateur. En restaurant l’intégrité corporelle des deux autres protagonistes du récit de la « jambe noire », les saints anargyres prolongent eux-mêmes l’œuvre de Dieu qui, à la fin de leur propre existence physique, permit à leur être pluriel de ne pas être divisé. Les transformations

328 « Memores autem christiani verbi, quod dixerat sanctus Cosmas, se in unum sepelirentur, cogitabant, quomodo vellent martires sepeliri, et ecce subito camelus advenit humana voce proclamans et sanctes in uno loco sepeliri praecepit. » : J. de Voragine, op. cit., 1850, p. 638 (traduction française : J. de Voragine, op. cit., 1967, vol. 2, p. 228)

140 du corps s’insèrent dès lors dans un parcours linéaire réactualisé par l’intervention thaumaturgique posthume. En s’insérant dans une réalité contemporaine aux fidèles, le modèle offert par la transplantation définit l’intercession divine comme un instrument à même de manipuler la matière corporelle pour lui conférer une place nouvelle, et meilleure, dans l’ordre social et naturel.

141