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émergence d'un art nouveau

4. Saint-Denis abbaye du premier

gothique.

a. Un abbé réformateur, genèse du projet.

A

ttaché à sa « mère » de substitution, le jeune Suger rapporte dans son Livre sur la consécration de Saint-Denis l'origine précoce de son ambition. Parlant de son œuvre de reconstruction de la basilique : « Cela je l'ai fait d'autant plus volontiers que, dès le temps où j'étais à l'école, j'avais eu le désir de le faire, si jamais j'en avais la possibilité1. » Suger est un homme d'action, il est un constructeur politique, élaborant des systèmes. Sa qualité de « patron des arts » est l'autre aspect d'une même œuvre de vie publique. L'art assouvit le désir de concrétisation de l'affection qu'a Suger, bénédictin d'obédience clunisienne, de louer son Seigneur, Dieu Tout-Puissant. Son saint patron ne le justifie-t-il pas de la plus irréfutable des façons, de la plus sensée théologie mystique ?

Après avoir redressé de manière admirable la situation de l'abbaye de Saint-Denis, si la reconstruction matérielle de sa basilique consacrait l'action d'un abbé dévoué corps et âme, elle ne répondait pas moins à une nécessaire entreprise de réparation et à un besoin de gain d'espace.

En effet, Saint-Denis est devenu ce haut- lieu spirituel, à grand rayonnement culturel, ce troisième centre de la royauté où sont inhumés les souverains, après Paris, la capitale, et Reims, la ville du sacre. Elle attire des visiteurs de plus en plus nombreux – la sécurité des voyageurs sur les routes s'étant améliorée dans le contexte que l'on connaît –, venus y vénérer les reliques du saint patron du royaume, entre autres recueillements devant les restes de sommités chrétiennes enchâssés auprès de Denis de Paris. Cette foule est accrue lors de la foire annuelle du Lendit, l'une des plus importantes d'alors. L’aménagement de l'espace dédié au culte des reliques

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devait ainsi permettre l'accueil de ces pieux voyageurs. De plus, les moines devant également pouvoir dire chacun leur messe privée, l'ajout d'autels dans l'abbatiale entraînait donc de nouveaux aménagements. La déambulation des pèlerins et des fidèles à l'intérieur de la basilique nécessitait de ne pas perturber le bon déroulement des offices canoniaux et liturgiques et à plus forte raison la basilique devait être capable de contenir la foule des fidèles invités aux grandes fêtes et permettre la bonne marche des processions, sans cohue. Malgré l'antériorité de projets de rénovation de l'abbatiale2, l'abbé doit convaincre son

chapitre qui a des réserves et fait donc

appel à sa mémoire :

« Souvent, soit les jours de fêtes, la basilique était si pleine que par toutes ses portes refluait le trop-plein des foules qui s'y rendaient, et non seulement ceux qui entraient n'entraient pas mais ceux qui étaient déjà entrés étaient refoulés par les précédents et obligés de sortir. […] personne parmi des milliers de gens ne pouvaient bouger un pied, tant ils étaient pressés les uns contre les autres ; on ne pouvait rien faire d'autre que de rester sur place, figé comme une statue de marbre ; seule ressource, pousser des hurlements. » écrit-il dans la Consécration de Saint-Denis3.

Ill. TiTre précision.

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Plus loin, il décrit les femmes « pitoyablement piétinées », poussant des cris « terribles, comme si elles accouchaient », ou même évoque les moines prenant la fuite par les fenêtres, emportant les reliques de la Passion qu'était pourtant venue adorer une foule alors en « colère » et « querelleuse ». Suite aux admonestations de Bernard de Clairvaux, Suger a pris dès 1127 les mesures nécessaires pour détourner son établissement des agissements qui le faisaient considérer par l'âme cistercienne comme une « synagogue de Satan ». Erwin Panofsky ironise sur le fait qu'il resta en revanche bien un « atelier de Vulcain4 », et pour cause.

Approuvés par la majorité des moines du chapitre, les travaux d'agrandissement et

de reconstruction débutèrent dès 1135.

b. Mystique de la lumière, programme théologique de Suger.

S

uger, maître d'ouvrage, a défini son programme. La théologie mystique du Pseudo-Denys en fournit l'élément essentiel, la lumière. L'abbé cherche à la faire pénétrer son abbatiale tout entier. Elle est un matériau dont l'agencement importe. Erwin Panofsky nous le rappelle, chez Denys, « toutes les choses visibles sont des « lumières matérielles » qui reflètent les lumières « intelligibles5 » ». Suger sanctionne cette

relation à l'architecture du Caelesti Hierarchia, puisque Denys explique : « cette pierre ou ce morceau de bois est une lumière pour moi […] Car j'aperçois qu'elle est bonne et belle ; qu'elle existe selon ses propres règles de proportion […] qu'elle est définie par son nombre, par quoi elle est « une » chose […] et bientôt, guidé par la raison, je suis mené au travers de toutes les choses jusqu'à

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cette cause de toutes choses qui leur confère lieu et ordre, nombre, espèce et genre, bonté, beauté et essence, ainsi que tous les autres dons et qualités. » Suger a certainement dû réussir à communiquer son enthousiasme aux maîtres-d’œuvre par la pensée du Pseudo-Aréopagite. Voilà donc l'objectif premier : faire jouer à la lumière son rôle anagogique pour la méditation, analogique pour toucher les fidèles. Ils sont pleinement intégrés aux paramètres du projet. Il est vrai que, dans sa réforme, le père-abbé rétablit de façon plus rigoureuse la clôture de son monastère, mais en aucun cas l'abbatiale ne saurait exclure les laïcs, le peuple. L'abbé veut à l'inverse lui ouvrir ses portes et lui manifester la louange au Créateur qui y est célébrée, lui faire toucher la réalité de la grandeur du royaume, l'appeler à l'exalter. Suger exhume alors les reliques de la sombre crypte et veut les porter dans l'église- haute, où la lumière sera leur écrin. Elle

fera resplendir les pierres des châsses et rejaillir la gloire des martyrs, surtout que l'abbé de Saint-Denis a prévu de placer dans ce sanctuaire une croix devant briller des pierres précieuses dont elle sera composée. Hélas, le jour de la consécration de la nouvelle basilique, elle ne sera pas prête, ce qui laissera le prélat empreint d'amertume.

Essentiellement, c'est à la célébration eucharistique que la lumière devait donner tout son sens. Le Christ « lumière des hommes », convoqué par le prêtre sur l'autel par le miracle de la transsubstantiation, est manifesté en présence par le rayonnement lumineux atteignant le sanctuaire – la lumière est un élément à part entière de la mise en scène par Suger des cérémonies liturgiques. La lumière est, en l'espèce, une seconde incarnation du Fils de Dieu, elle accompagne cette vision plus charnelle du Christ que ramènent d'Orient les Croisés. C'est pourquoi Suger n'adopte pas la position

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cistercienne de refus absolu du monde. Il se place dans l'ère du temps et répond aux attentes des croyants qui cherchent le soutien de ses prêtres, repères dans le bouleversement social du moment. Saint-Denis-en-France est bien le plus urbain des monastères et préfigure par l'action de son abbé, les mouvements qui feront s'ériger les cathédrales.

Dans sa conception clunisienne surpassée, les efforts acharnés de Suger de confectionner les objets les plus somptueux pour le culte divin travaillent autant à la satisfaction de lui- même qu'à offrir aux fidèles les moyens d'exalter leur foi, de rendre dignes aux yeux du Très-Haut les processions en son honneur et de Lui faire agréer le sacrifice de son Fils.

L'« art figuratif6 » que promeut Suger est

aussi le moyen d'enseigner à l'homme ce qu'il ne peut lire dans les œuvres de théologie ou de mystique. Le moyen de lui révéler par les richesses de cet art, la royauté de Jésus-Christ et celle de son

« lieu-tenant » en France.

c. Une abbaye royale, l'ambition d'un abbé.

I

l y a la ferme volonté pour Suger de rejoindre l'héritage de la grande période carolingienne et la légitimité qu'elle confère. Saint-Denis, la « maître abbaye » comme ses contemporains la nomment, est le centre nouveau et récent de la Chrétienté qui a translaté depuis le Saint-Empire. L'art est le moyen d'en acter la réalité. Des références architecturales parmi lesquelles l'abbé trouve matière à développer sa vision, il y a celles capables de relier l’œuvre des Capétiens à celle de leurs prédécesseurs. Georges Duby en décrit les modalités : « [Suger] va choisir d'associer à la formule carolingienne véritablement franque de son abbaye les formules aquitaines et bourguignonnes. » Il signale ainsi l'accroissement du royaume chéri et la participation des différents territoires à son processus d'intégration. Et lorsque les vassaux du souverain

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sont, à Saint-Denis, réunis, la « maître- abbaye » doit faire resplendir l'autorité du roi de France, sa supériorité par rapport à eux, et convenir à la solennité et l'importance des cérémonies qui s'y déroulent, qu'elles soient d'ordre militaire (réunion de l'ost) ou rituelles (dépôt des attributs royaux auprès des tombeaux). La réunion des entités territoriales dans le royaume de France, l'union de leurs peuples dans la nation naissante, Suger souhaite donc le célébrer aussi dans « son » Saint- Denis. Même si un empire n'a pas la même vocation qu'une nation, le souvenir carolingien que cultive Suger est particulièrement présent à Saint- Denis avec Charles le Chauve. Le roi (843-875) puis empereur (875-877) de la prestigieuse dynastie, en fut nommé abbé, en tant que laïc, en 867. Apparu à un moine de Saint-Denis après sa mort, ses restes seront mis dans un tombeau de la nécropole. L'abbaye fête avec pompe son anniversaire, comme celui de Dagobert Ier et Louis VI – Suger

réclamera d'ailleurs une telle faveur du chapitre général. Charles II est une figure de la construction du royaume. Le clerc qui en forge l'âme souhaite faire de sa basilique un monument reflétant son intégrité dans le temps, et dans l'espace. Le rassemblement des artisans d'Aquitaine, du Midi, les champions du roman, avec ceux de « l'esthétique austrasienne*L'Austrasie (« royaume de l'Est ») était la partie nord-est de la France, issue du partage des fils de Clovis à la mort de ce dernier.7 » de la

Bourgogne et de la Meuse, forme ainsi cette alliance des peuples de France. Il y a, sur le point de l'héritage carolingien, une forte contradiction et un grand problème, entraînant une opposition des moines aux projets de Suger. Effectivement, après les travaux, rien ne devait subsister de la basilique carolingienne primitive qui était jusqu'alors restée intacte en sa structure8. Et si le Christ l'avait

consacrée, comment aurait-on osé cette construction par substitution ? Erwin

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Panofsky propose l'analogie suivante pour comprendre l'ampleur du projet, en terme de révolution architecturale : « C'est à peu près comme si un président des États-Unis avait fait reconstruire la Maison Blanche par Franck Lloyd Wright. » La diplomatie de Suger parvint cependant à remporter l'adhésion de la majorité des moines. L'unanimité n'était pas toujours de mise et il est fort probable qu'en pareil cas, l'abbé usa de son autorité pour mener à bien ses desseins9, mais il dut céder lorsque

l'opposition se révélait trop pressante. Cependant, elle ne concerna pas la nature des travaux en eux-mêmes, mais plutôt les modalités de leur exécution. Si, à la tête d'une hiérarchie terrestre, Saint-Denis, nécropole des rois de France, est un lieu de l'auctoritas et doit dépasser les autres abbayes sur le plan politique, combien, à plus forte raison, doit-elle surpasser architecturalement tout ce que l'abbé a pu voir en Europe,

qu'il a largement visité au cours de ses Ill. TiTre précision.

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missions.

d. L'opus francigenum, conditions de la création d'un art nouveau.

L

e chantier de Saint-Denis, par les vœux de Suger, a réuni les œuvriers et artisans de tout le royaume, dans le but d'engager, par la mutualisation des meilleurs savoirs-faire, une émulation technique et artistique propice à l'innovation. Il s'agissait ainsi de reproduire pour l'abbatiale, mais selon des schémas nouveaux, améliorés selon Suger, des éléments architecturaux qui avaient retenu l'attention de l'esthète au cours de ses voyages, et qui constituaient déjà pour la plupart des innovations développées dans l'esthétique romane. Dans le contexte de réforme grégorienne, Suger a pu constater en matière architecturale les implications relatives au courant plus spécifique de « Renaissance paléochrétienne » lors de ses séjours en Italie. C'est l'esprit de la chrétienté primitive qui influence le schéma de la partie de la nouvelle

abbatiale, accueillant les reliques des martyrs de Saint-Denis exhibées hors de la crypte. En plus de signifier une volonté de puiser aux sources un esprit apostolique, ce courant est également d'inspiration constantinienne. En effet le moine de Saint-Denis a été marqué par les réalisations de Didier, emblématique abbé du Mont-Cassin, le monastère fondé par saint Benoît et dont il commanda la reconstruction. Devenu pape en 1086 sous le nom de Victor III à la suite de Grégoire VII, Didier poursuit l'effort de réforme de son prédécesseur. Le Mont-Cassin en devient un puissant relais de par son réseau. La nouvelle abbatiale, commencée en 1066, est identifiée par des historiens tel Alain Erlande-Brandenburg, comme une référence pour de nombreux projets du Nord de l'Italie, jusqu'à Rome10. Suger en rapporte quelques

conceptions dans le Nord de la France, comme d'autres maître-d'ouvrages de sa région11. La différence tient au

fait que l'abbé « patron des arts »,

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maître d'ouvrage autant que maître d’œuvre, a su orchestrer la production de ses architectes, maçons, sculpteurs, menuisiers, orfèvres, maîtres verriers et diriger leurs talents, coordonner la diversité de leurs conceptions respectives, dans le sens d'une œuvre de théologie, d'une démarche spirituelle. Où l'on peut déceler la vanité de Suger, c'est dans la soigneuse omission du nom des architectes dans son De consecratione. Ainsi, technique constructive et motifs architecturaux devaient se combiner pour réaliser le programme théologique élaboré d'après le Pseudo- Aréopagite. C'est en cela que l'on détermine Saint-Denis comme une des premières constructions dites gothiques. Cependant, en eux-mêmes, considérés séparément, les éléments architecturaux, et notamment les voûtes d'ogives, ne sont pas inventés à Saint-Denis, ils sont bien antérieurs.

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e. L'architecture gothique, caractéristiques du modèle de Saint-Denis.

L

a basilique royale, réemployant des moyens constructifs existants, est cependant le lieu où, utilisés aux fins de Suger, ils deviennent les composantes essentielles du style gothique où alors, il naît. C'est à partir de 1130 qu'il apparaît donc à Saint-Denis mais aussi à Sens, dans la cathédrale de l'évêque Henri Sanglier, dans une forme toutefois moins significative12. Il s'agit d'en repérer les

caractéristiques. La voûte d'ogives en est une mais cette solution constructive n'est pas l'essence de l'art nouveau de Saint-Denis. Le style provient de l'exploitation de ses possibilités, en terme d'éclairement par l'allègement des murs réduits à la fonction de paroi par les piliers supportant les voûtes, et donc leur percement lumineux. La nouveauté tient aussi dans l'espace intérieur, rythmé, articulant les différentes parties dans une recherche d'unité. Saint-Denis-

en-France offre l'exemple le plus abouti et, considérant les nombreuses années qu'il fallut attendre avant de trouver d'autres réalisations aussi innovantes et se plaçant dans cet héritage dionysien, il constitue une œuvre d'avant-garde. C'est dans le temps premier de sa réforme du monastère que Suger dote ses moines de bâtiments conventuels rénovés de 1125 à 1137. S'il fallut rétablir la clôture, au minimum, la porterie qui assure cette fonction, se devait d'être fonctionnelle. Ensuite, on s'attela aux dortoir, réfectoire, hôtellerie13. Les travaux de l'abbatiale ne

devant démarrer qu'à partir de 1130, l'église des moines fut toutefois l'objet d'une réfection, bien nécessaire. Pour elle, l’œuvre allait se décomposer en trois phases. Les moyens déployés par Suger ont permis de réaliser les travaux, avec une rapidité exceptionnelle, surtout pour des travaux aussi délicats, si l'on considère les contraintes des substructions (crypte en particulier). Il s'agissait pour la première phase, aux fins

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d'accueil des fidèles, à qui Suger portait une grande attention, de la réalisation du massif occidental. Il marque l'entrée de l'église agrandie dans le même temps vers l'ouest et renoue avec la tradition d'une entrée des pèlerins et fidèles au couchant. Jusque là le transept sud était dédié à cette fonction. La première pierre fut posée le 14 juillet 1140, mais impatient de démarrer le chevet, qui concentrait tous les enjeux symboliques, Suger en entama dans le même temps l'édification. Il fut toutefois contraint par

son chapitre d'achever le portail ouest. Le 11 juin 1144, Suger convoque le roi de France et les plus hauts dignitaires du royaume, les prélats les plus puissants, archevêques et évêques, afin que ces derniers puissent officier sur les vingt autels que comptaient la nouvelle basilique. La consécration de sa nouvelle abbatiale fut minutieusement réglée par lui, avec tout le faste et l'art de la mise en scène qui convenait pour cette cérémonie majeure, soigneusement consignée dans le De consecratione.

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Jean Gimpel assure que « cette journée [...] a peut-être plus marqué l'architecture qu'aucune autre journée du monde14. » Ces maîtres d'ouvrage en

puissance ont été clairvoyants : Suger les avait impressionnés de son œuvre de métaphysique théologique et ils en furent bouleversés. « Éblouis […], ils vont retourner dans leurs cathédrales anxieux d'égaler cette extraordinaire réalisation spirituelle15. » D'ailleurs,

l'abbé de Saint-Denis savait l'innovation de son œuvre, il en distinguait la modernité dans ses écrits : opus novum

et modernum16.

La lumière si diffuse du chevet est le résultat d'une ingénieuse manipulation des éléments architecturaux pourtant issus de la période romane. L'architecte anonyme, dans la conception de la couronne encerclant le chœur, a dessiné un déambulatoire distribuant des chapelles en absidioles, d'une façon telle qu'elles ne semblent qu'un

anneau périphérique supplémentaire. La disposition angulaire des baies, qui ne laissent considérer aucune paroi matérielle pour ces chapelles (aucune cloison ne les sépare latéralement), fait s'entrecroiser les rayons lumineux, inondant tout l'espace sans recours possible à la formation des ombres. Le chevet de cette basilique de Saint-Denis demeure dans sa conception inégalé. Seule la croisée d'ogive permit cette flexibilité d'enchaînement des travées de voûtes, dans une articulation souple et dynamique17, éliminant

tout mur-support, obstacle à la clarté visuelle et lumineuse. Pour cette raison, on a longtemps cru que l'ogive fût la caractéristique essentielle de l'architecture gothique, or :

« C'est seulement parce-que l'importance décorative de l'ogive égalait son importance constructive qu'elle a acquis la réputation de critérium du style