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1. L’écriture mystique

1.2 S’arracher au monde

Le titre La pérégrin chérubinique fait référence au livre de foi Le pèlerin chérubinique, écrit par Angelus Silesius, un prêtre du XVIIe siècle ; un extrait du texte de Silesius se

retrouve d’ailleurs en épigraphe du dernier chapitre du texte marchessien15. L’œuvre de

Silesius est considérée comme l’un des fondements théoriques de la mystique chrétienne : le titre La pérégrin chérubinique permet au texte de Marchessault de non seulement s’inscrire dans un courant de réflexion et d’expression du mysticisme, mais aussi

d’établir d’entrée de jeu une dynamique d’intertextualité16. L’œuvre se dresse comme un

15 « Ce qui se passe hors de moi / n’est pas un réconfort. / Quel intérêt pour moi, / Gabriel, que tu salues

Marie / si tu n’es pas pour moi le même messager? / Si l’Esprit de Dieu te touche / de son essence / alors naît en toi l’enfant d’éternité. » Angelus Silesius, cité par Jovette Marchessault. La pérégrin chérubinique, p. 54.

16 Le sous-titre « Confessions », qui apparait sur la page de grand titre, participe également à cette

inscription dans un réseau intertextuel mystique, tel que le souligne Claudine Potvin : « Le sous-titre Confessions n’est pas sans rappeler la démarche augustinienne et le rituel de la conversion ». Claudine Potvin (2001), p. 48. Les relations intertextuelles sont une composante essentielle des œuvres de

Marchessault. Ainsi, la grande majorité de ses textes dramatiques sont construits autour des œuvres et de la vie de créatrices, écrivaines ou artistes visuelles (La saga des poules mouillées, La terre est trop courte,

Violette Leduc, Anaïs dans la queue de la comète, Le voyage magnifique d’Émily Carr, etc.). Émaillées de

citations, ces pièces permettent à Marchessault d’à la fois créer une œuvre originale et de mettre de l’avant le legs artistique de ces femmes.

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salut littéraire à une tradition mystique traversant les siècles ; ce faisant, le texte célèbre et actualise cette tradition, en reprenant ses tropes, ses codes, sa mythologie et ses images, dans le but de magnifier la quête individuelle d’une femme au bout de sa vie.

Cependant, le glissement du « pèlerin » de Silesius vers la « pérégrin » de Marchessault met en lumière une donnée essentielle du voyage spirituel de la

protagoniste marchessienne : la liberté dans l’espace. Le terme « pérégrin », issu de la Rome antique, désigne un homme libre, un étranger vivant en marge de la cité. Si le pèlerin voyage essentiellement d’un point A à un point B, motivé par sa foi, le pérégrin circule sans contrainte, affranchi des limites d’un espace prédéfini. Il est l’errant par excellence. Cette idée d’errance évoque également l’expérience du sentiment océanique, où les frontières de la subjectivité sont floutées, les limites affranchies. Le pérégrin est libre, tant dans l’espace matériel (immanent) que dans le régime spirituel (transcendant).

On notera aussi que le genre et la forme du mot « pérégrin » employé par Marchessault sont mis en tension. En effet, l’emploi du déterminant « la » féminise la figure du pérégrin, permettant à un sujet féminin de vivre la liberté promise par la posture pérégrinique. Toutefois, le choix de conserver la forme masculine du mot « pérégrin » (et non de le convertir à sa forme féminine « pérégrine ») génère également une ambiguïté autour du genre, ou plutôt l’impression que l’on tente de résister à une catégorisation fixe, contraignante et genrée, afin d’atteindre une forme d’androgynie. Le féminin et le

masculin se répondent et s’annulent. Le titre évoque donc à la fois la possibilité d’une quête spirituelle au féminin et un rejet des rôles genrés. Il suppose que la narratrice aura

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accès à une forme de liberté, un affranchissement des structures oppressives qui l’empêchaient de circuler à l’aise au sein du monde.

Ici, notre emploi du terme « monde » réfère à la nature (vectrice du sacré chez Marchessault17) plutôt qu’au champ social. En effet, un des motifs de La pérégrin

chérubinique est celui d’un arrachement aux mondanités. Il s’agit souvent du mouvement

initial, de l’opération première qui mène vers l’expérience mystique. D’incontournables figures mystiques telles Thérèse d’Avila et Marie de l’Incarnation ont évolué dans des espaces séculiers avant de se retirer de la société et de se consacrer à leur quête

spirituelle. La protagoniste de La pérégrin témoigne avoir vécu un semblable glissement du profane vers le sacré, du matériel vers le domaine de l’esprit: « Longtemps, j’ai eu confiance en l’aide du monde ; je vois maintenant qu’elle ne vaut pas plus que quelques brins de thym desséchés. » (PC, p. 44) Ce rejet est mis en évidence par une virulente critique du culte de la raison, de la consommation et de la superficialité qui seraient caractéristiques de notre époque contemporaine : « […] nous avons inventé la matérialité, l’extériorité brute, bref, la modernité. N’aimant pas voyager seule, cette copieuse ordure se fait accompagner de l’esprit d’analyse, d’épluchage qui, lui, affectionne les lieux communs qui font tourner le monde. » (PC, p. 27) La narratrice oppose la raison à l’intuition, en prônant un retour à cette dernière. Elle désire une rétraction, non pas nécessairement vers un passé traditionnel, mais vers un autre régime d’existence, dépouillé des abrutissements engendrés par la productivité excessive de notre époque ;

17 « L’amour de tout ce qui vit, des végétaux, des minéraux, des animaux, bref, l’amour de la Nature émane

de toute l’œuvre littéraire de Jovette Marchessault. Toutes les pièces de théâtre et les romans de l’auteure soulignent les dimensions spirituelles qu’elle entretient avec la Nature et les liens qu’elle tisse entre les éléments, les êtres vivants, les esprits et les morts. » Véronique Hébert (2017), p. 21.

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c’est un mouvement non vers l’arrière, mais vers la marge.

La narratrice problématise également l’accumulation vaine de savoirs. En faisant référence à sa jeunesse érudite, placée sous l’égide de la culture, elle déplore avoir été changée en « déchet épouvantable dont la littérature a dévoré le cerveau » (PC, p. 17), et tend vers un retour de l’intuitif, de l’invisible, du secret : « Me croyant riche en

connaissances, j’étais pauvre en discernement, puisque je vivais dans une ignorance infinie de ce qui s’accomplit en nous et autour de nous, invisiblement. » (PC, p. 20) Elle s’est arrachée des dogmes de la civilisation pour tenter d’articuler une vérité hors des construits modernes.

Le lieu mystique est absolument marginal ; c’est l’ailleurs irréductible. Pour accéder à cette dimension sacrée de l’invisible, située à la fois au-delà et en deçà de l’intellect, il est nécessaire de procéder au sacrifice de ce qui compose le « moi » social, ses possessions et ses assises raisonnables. Il faut pulvériser les « lieux communs », qui réduisent la vie à une série de banalités aliénantes, soumise aux diktats de la production18.

En abandonnant son érudition passée, la pérégrin célèbre sa méconnaissance : « Vous devez vous demander ce qu’une pauvre pérégrin comme moi peut savoir du voyage des comètes et des portes de saphir au pied de l’Échelle de Jacob […]. En vérité, je n’en sais rien, et cela m’emporte. » (PC, p. 12) La nouvelle intelligence de la pérégrin repose sur

18 « Par des moyens épouvantables, on vide chaque cœur humain de son lac profond, on le prive de toute

vision béatifique. Ces moyens se nomment malice, cruauté, lâcheté et gros bon sens, idolâtrie des lieux communs, de tous les clichés qu’on se plaît à nous lancer comme si nous étions des charognards à qui on jette des phrases moisies. » La pérégrin chérubinique, p. 21.

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une lucidité tout à fait indépendante de la connaissance livresque et pratique. Cette prise de position rappelle la figure de « l’illettré illuminé », telle que relevée par Michel de Certeau dans La fable mystique. Particulièrement présente dans les textes religieux réformistes du XVIIe siècle, elle suppose une piété et une clairvoyance chez les femmes

et les hommes pauvres et sans éducation qui dépasseraient en pureté celles des théologiens les plus assidus : « Thème cher à la spiritualité du temps et qui place le prophète sous le signe d’Amos, “tiré de derrière ses vaches ”. Ainsi en est-il, entre 1610 et 1650, de ces mystiques “sauvages” qui parlent le “langage des montagnes” et ne savent rien des livres, mais reçoivent tout de Dieu, dont ils ne “sauraient venir à bout”19. »

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