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1. L’écriture mystique

1.4 La nature vectrice du sacré

Grâce au langage, les mystiques « sensualisent » leur expérience du divin :

s’ensuit ce que Michel de Certeau a qualifié d’« érotique du corps-dieu24 », une opération

qui consiste à combler l’absence perpétuelle de Dieu par le médium de l’écriture, souvent régi par un vocabulaire du corps et de l’amour. Chez Marchessault, cette érotique passe par les éléments naturels. Ces derniers sont non seulement des manifestations du divin inscrites dans la matière et récupérées par l’écriture, mais aussi des déclencheurs

spirituels : « Nous savions alors reconnaître la substance immatérielle de l’eau, de l’air et du feu, l’espèce sacramentelle, la Présence divine elle-même. » (PC, p. 18) Les

humain-e-s sont, avant tout, des « enfants de la terre » (PC, p. 15), et c’est ce retour à la terre qui permet, dans la logique marchessienne, une élévation de l’âme. Les eaux, notamment celles de la Piscine de Bethesda25 et du puits de Myriam la prophétesse26, les

vents27 et la neige28 ont tous des capacités miraculeuses très profondes chez La pérégrin

24 Michel de Certeau (1982), p.12.

25 « Au temps de Notre-Seigneur, l’Ange de la piscine probatique de Bethesda venait agiter l’eau certains

jours. Le premier malade qui descendait dans la piscine après cette agitation était toujours guéri. » La

pérégrin chérubinique, p.18.

26 « À Myriam fut donné un puits, dont l’eau […] laissait voir une multitude d’âmes y plongeant […] avec

un regard assez illuminé pour pénétrer l’essence même de cette eau miraculeuse. » Ibid., p. 41.

27 « Vous l’avez sans doute remarqué, les grands évènements sont précédés de signes dans le ciel. On dit

que c’est en souvenir du vent véhément de la Pentecôte prenant possession des cœurs affamés d’infini. »

Ibid., p.47.

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chérubinique. Cependant, l’élément foncier qui trace un pont entre visible et invisible,

c’est le feu.

Chez La pérégrin chérubinique, la transe mystique s’articule en effet comme une expérience lumineuse, décrite par le biais d’un champ lexical lié au feu. Manifestée, pour la première fois dans le texte, en lien avec le passage de la comète de Halley, elle

s’apparente à un dévoilement. Alors que la comète fend le ciel, la réalisation du divin traverse la narratrice.

De son aile de lumière indéficiente, la comète a déchiré le voile qui recouvrait mes yeux de Pérégrin intoxiqué de littérature et de théâtre. Le train de mes pensées s’immobilise enfin quand je regarde passer, dans sa couleur d’éternité, le convoi des vives flammes d’amour! Mon cœur si dur fond au spectacle qui lui est présenté : chaque flamme d’amour est une lampe qui brille comme si elle était un millier de lampes. Elles sont la terreur des ténèbres qui incendient jusqu’à l’extermination. (PC, p. 16)

Le feu est l’élément privilégié par la voix du texte pour tenter d’ancrer l’expérience spirituelle dans la réalité sensorielle. Le feu illumine et réchauffe ; il est également éthéré, ce qui rappelle la (non-)substance de l’esprit. Gaston Bachelard, dans le dernier chapitre de La psychanalyse du feu, évoque le lien entre sentiment d’amour absolu et feu en usant en exemple des mots de l’écrivain romantique allemand Novalis : « Assurément j’étais trop dépendant de cette vie, – un puissant correctif était nécessaire… Mon amour s’est transformé en flamme, et cette flamme consume peu à peu tout ce qui est terrestre en moi29. » Le feu, s’il blesse en brûlant, a aussi une fonction purificatrice ; il permet une

renaissance, une sortie hors de soi. La pérégrin, comme Novalis, se sert du feu pour

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évoquer l’amour exalté qui l’assaille et la béatitude qui accompagne l’extase mystique. La formule « chaque flamme d’amour brille comme si elle était un millier de lampes » est hyperbolique ; elle rend bien compte du caractère irréductible de la transe mystique, qui dépasse l’entendement. La métaphore de ce feu inflexible est filée tout au long de La

pérégrin chérubinique. Au cours de la description d’un rêve-vision peuplé de Chérubins,

dont les quatre faces rappellent à la narratrice des « lanternes allumées » (PC, p. 47), il est raconté que les anges révèlent « [que] nous sommes à l’image d’une Niche illuminée par une lampe qui brille comme si nous étions une foule de lampes de feu, dont chacune nous éclaire d’une façon immatérielle. » (PC, p. 47) La parole divine se manifeste par le biais de « langues de feu, dont la pointe incandescente vient rejoindre les lèvres humaines » (PC, p. 48), permettant ainsi le travail créatif. « Ouvrage de feu ardent » (PC., p. 15), « lettres de feu » (p. 19), « claque de feu monumentale » (p. 48), « buisson ardent » (PC, p. 48) ; toutes ces expressions érotisent la conscience du divin et la rendent transmissible par l’évocation d’un phénomène inscrit dans le vivant. La parole s’enflamme et joue le rôle de lampes, guidant vers une dimension mystérieuse située au-delà des sens.

Nous avons relevé les motifs de la quête mystique dynamisés par La pérégrin

chérubinique, soit le retrait du monde, la critique de l’érudition, l’ascèse, l’humiliation et

l’anéantissement de soi, ainsi que le sentiment béatifique, décrit à l’aide d’un lexique reposant sur les sens. Ces éléments peuvent sembler contraignants, voire dogmatiques ; ils reposent sur de vieilles traditions, opérant d’après une dichotomie qui oppose corps et âme, et véhiculant des conceptions radicales du sacrifice de soi. Or, malgré leurs

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toute contrainte, libératrices. Nous souhaitons, en regard de la démarche féministe de Marchessault, réfléchir à la portée émancipatrice du mysticisme de La pérégrin

chérubinique. Nous verrons ainsi, au fil des prochaines pages, de quelles manières

l’entreprise mystique marchessienne élabore une spiritualité féminie décomplexée.

2. La subversion mystique

2.1 Un héritage féministe

Gloria Orenstein, dans son article « Jovette Marchessault ou la quête extatique de la nouvelle chamane féministe » paru pour la première fois en 1978, évoque le pouvoir démiurgique des œuvres marchessiennes.

Les œuvres créatrices de Jovette Marchessault dans les domaines de la littérature et des arts plastiques inventent un nouvel ‘espace sacré ’ dans la conscience contemporaine pour les grandes cérémonies de renaissance qui prennent forme dans notre culture. Ce sont les rituels du nouvel éveil de la femme à une existence extatique au pays de l’Esprit de la Grande-Mère. La sacralisation de l’esprit et de la matière représentent la nouvelle tâche sacrée des femmes30 […]

Ces remarques éclairées d’Orenstein s’appliquent, nous le croyons, à cette œuvre plus contemporaine qu’est La pérégrin chérubinique. Si, tel que le souligne Véronique Hébert dans son mémoire, les textes marchessiens ont effectué un glissement du chamanique vers le mystique, la place faite à la construction du sujet féminin en relation avec le sacré demeure centrale. La conscience féministe de Marchessault et sa contribution à

l’émancipation de la parole au féminin sont inhérentes à l’engagement exigé par la quête

30 Gloria Feman Orenstein (2012 [1978]), « Jovette Marchessault ou la quête extatique de la nouvelle

chamane féministe », dans Roseanna Dufault et Celita Lamar (dir.), De l’invisible au visible : l’imaginaire

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existentielle. Si les œuvres marchessiennes travaillent souvent à partir de traditions ancestrales, à redécouvrir et réinvestir, l’objectif de cette démarche est d’en arriver à la création d’un sacré neuf, revendicateur et féminin.

Que La pérégrin chérubinique aborde la religion par le biais du chemin mystique représente, à notre avis, un choix éloquent, voire nécessaire. En effet, la tradition

mystique occupe une place particulière au sein de la chrétienté : ses représentant-e-s furent des êtres controversé-e-s, parfois glorifié-e-s, souvent taxé-e-s d’hérésie31. Le

mysticisme, qui repose sur une relation privilégiée et directe avec Dieu, remet en question la toute-puissance de l’Église institutionnelle : les mystiques vivent

subjectivement leur foi, guidés par leurs propres expériences. Les nombreuses femmes mystiques de l’histoire ont mis à mal l’idée que le domaine du sacré est réservé à

l’homme. Ces figures subversives et complexes ont bouleversé la conception patriarcale du pouvoir religieux : même si elles se réjouissaient de n’être que des outils à la

disposition de la main de Dieu, il est indéniable qu’il s’agissait de femmes brillantes et audacieuses, dont le pouvoir d’action s’est, dans certains cas, avéré exceptionnel. De grandes mystiques comme sainte Thérèse d’Avila et Marie de l’Incarnation ont été qualifiées de « femmes d’affaires » par des théoricien-ne-s contemporains : grâce à leur influence et leur esprit d’entreprise, elles ont fait éclater le plafond de verre de leur époque. Grace M. Jantzen, auteure de Power, Gender and Christian Mysticism, affirme que les femmes mystiques ont largement contribué à une remise en question des

31 « Il va de soi désormais que l’invasion mystique a été moins triomphante que soumise à des procès, à des

censures et à des examens. » Sophie Houdard (2008), Les invasions mystiques : spiritualités, hétérodoxies

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structures de pouvoir religieux : « Women of spirit (and some men who supported them) were not merely passive victims of a powerful ecclesiastical hierarchy : they offered resistance, pushed back bondaries, forced reconsideration32 .» Cependant, la

discrimination masculine demeure, tant de la part des hautes sphères ecclésiastiques de leur ère que des intellectuels qui abordèrent plus tard leur travail et leur héritage. D’après Jantzen, c’est une erreur de réfléchir au mysticisme historique sans prendre en compte les structures oppressives, machistes, racistes et homophobes, qui ont censuré sans relâche le développement d’un discours féminin spirituel.

From a feminist perspective, suspicion is bound to arise because of the centuries of philosophical and theological patriarchy to which we have been subjected. It is time to look and see whether some other interpretation of Christian mysticism is required, which arises out of a perspective other than theological patriarchy, with all the sexism, racism and homophobia with which that patriarchal interpretation is implicated33.

La subversion du patriarcat religieux dans La pérégrin chérubinique s’exécute en deux mouvements : le rejet d’un clergé misogyne et la réhabilitation des déités féminines. La pérégrin, si elle embrasse la vie spirituelle, n’en méprise pas moins ses représentants alléchés par le pouvoir. Elle les accuse d’avoir contribué à l’aliénation caractéristique de notre époque, les mettant dans le même panier que les médecins et les hommes

d’affaires : « Sitôt dit, sitôt fait, grâce à la collaboration empressée du monde catholique de notre siècle qui, au Québec, était quelque chose de si parfaitement exécrable, répressif et misogyne que cela appelait le feu du ciel. » (PC, p. 31) Cette colère éprouvée à

32 Grace M. Jantzen (1995), Power, Gender and Christian Mysticism, Cambridge, Cambridge University

Press, p. 16.

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l’endroit des maitres religieux, dont l’autorité repose sur des systèmes oppressifs et dogmatiques, est aussi articulée lors d’un dialogue entre la pérégrin, alors très malade, et un prêtre à son chevet. L’homme d’Église, qualifié de « médiocrité en personne » (PC, p. 38) par la narratrice, est incapable de reconnaitre la validité de l’expérience de la pérégrin. Tout engoncé dans ses propres certitudes, il est dépeint comme un être aride, ridicule et dénué de compassion : « Avec un sourire aussi froid que l’hiver, il m’écarte comme si je lui barrais l’accès à la voie d’éternité. L’homme-Dieu s’en est allé comme un de ces cuirassés qui, soudain, déchargé de sa lourde artillerie, se renverse, la quille en l’air. » (PC, p. 39)

Le sourire aussi « froid que l’hiver » de « l’homme-Dieu » s’oppose violemment aux « flammes d’amour » précédemment évoquées, qui allument le sujet mystique et l’emplissent d’un amour désintéressé. À la spiritualité méprisante et austère du prêtre, la narratrice oppose un sens du sacré basé sur la subjectivité, la générosité et la suppression des hiérarchies. Elle dit au prêtre : « Il n’y a qu’aux pauvres que vous prêchez la

résignation. Vos riches bourgeois vous sont si précieux que vous les invitez près de l’autel […] tandis que nous sommes relégués au bas de la nef […]. S’il y a peu de

miracles, c’est qu’il n’y a plus d’âmes généreuses. Auriez-vous reçu votre âme en vain? » (PC, p. 38-39)

Le deuxième mouvement subversif de la pérégrin consiste en la célébration des figures féminines sacrées. La plupart des femmes de la Bible sont considérées comme des êtres soumis à l’autorité masculine et incapables, dans leur essence, d’accéder aux hautes

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révélations de l’expérience religieuse. La pérégrin refuse ces conceptions misogynes et réhabilite ces figures féminines, en leur reconnaissant un pouvoir spirituel important et en les délivrant des péchés qui leur ont été attribués par les patriarches chrétiens.

L’opération de réhabilitation la plus importante est celle d’Ève, la première femme selon la mythologie chrétienne, qu’on associe souvent au péché originel et à la chute de

l’humanité. La pérégrin évoque une ère ancestrale de la chrétienté orientale, dans laquelle « [Ève] est appelée la Vivante. Là-bas, la Mère du genre humain est un haut lieu spirituel dans les profondeurs du temps, une grande sainte […] » (PC, p. 26). Cette exploration de la lointaine tradition chrétienne permet à la narratrice de transformer l’archétype d’Ève et d’en faire un être libre et insoumis : « La Vivante, la Mère de tous les vivants, est la première femme libre, libre comme le cosmos […]. La Vivante est pure de toute

soumission envers Adam puisque tous deux ne sont qu’une seule chair, une seule intimité divine. » (PC, p. 26) Elle déplore les interprétations traditionnelles du récit de la Genèse, qui reposent sur une conception méprisante des femmes : « Ces décrottoirs ont établi que la Mère de tous les vivants devait être considérée comme une domestique de peu de confiance. » (PC, p.28) La pérégrin en appelle à un retour à des systèmes de croyances datant d’avant la domination du patriarcat chrétien, systèmes de croyances qui célébraient la femme plutôt que de la démoniser ou la surélever sur un piédestal, ne l’acceptant comme figure du divin que lorsqu’elle a renoncé à toute incarnation charnelle (comme dans le cas de la Vierge Marie34). Ève est la mère absolue, et chez Marchessault, les liens

34 « Si l’homme idéalise la Vierge-Mère, il redoute celle qui menace son fragile ego : la femme de chair, la

femme forte. Il perçoit la femme comme muse ou castratrice, ange ou démon. » S. Pascale Vergereau- Dewey (2012), « Passé recomposé, matriarcat jouissif et “ filiation ” chez Jovette Marchessault », dans Roseanna Dufault et Celita Lamar (dir.), De l’invisible au visible : l’imaginaire de Jovette Marchessault, Montréal, Les éditions du remue-ménage, p. 130.

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matriarcaux sont toujours encensés, synonymes d’émancipation et de jouissance35. À cet

effet, il n’est guère surprenant que le dernier chapitre de La pérégrin chérubinique s’intitule « Ma mère l’esprit-saint » et contienne un entretien extraordinaire avec un Esprit saint féminisé, fait mère, dont « [les] doigts ressemblent à des lampes allumées, à des langues de feu … » (PC, p. 68)

2.2 Une sororité

La portée féministe de La pérégrin chérubinique a également été mise de l’avant par une opération très importante : sa théâtralisation. Endossée par la femme de théâtre Pol Pelletier, cette représentation du texte, en spectacle solo36, contribue à propulser sur

scène les motifs mystiques que nous avons explorés plus haut. En effet, nous considérons les représentations de La pérégrin chérubinique (celles de 2008 et 2012) comme

participant à la création des réseaux sémantiques proposés par le texte. Cette relation étroite entre œuvre textuelle et spectacle s’explique aussi par l’importante complicité artistique qui unit Pelletier et Marchessault, dont le travail commun sur La pérégrin

chérubinique représente l’aboutissement d’une sororité de longue date.

Pol Pelletier rencontre Jovette Marchessault en 1979. Cette année-là, Marchessault et Nicole Brossard réunissent une collection de textes d’écrivaines

35 De ce fait, Jovette Marchessault propose « un nouveau mythe des origines. Il s’agit de retrouver pour le

restaurer le lien primordial qui unissait la mère à la fille, et que le patriarcat a détruit en les séparant. Seules les retrouvailles mère-fille pourront faire advenir une ère nouvelle et triompher les valeurs féminines. »

Ibid., p. 129.

36 Nous parlons ici de « spectacle solo » dans une tentative de dépasser l’ambiguïté qui entoure la nature du

spectacle La pérégrin chérubinique. En effet, celui-ci s’apparente à une mise en lecture, car le texte est présent et consulté sur scène ; cependant, il en dépasse les contraintes, puisque l’œuvre a fait l’objet d’une mise en espace et d’une chorégraphie de gestes.

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québécoises, afin de les porter sur la scène du Théâtre du Nouveau Monde. Leur spectacle s’intitule Célébrations et s’organise autour de la journée du 8 mars. Pol

Pelletier se charge de la mise en scène, ainsi que de l’interprétation de certains des textes. Notamment, la déconcertante fable féministe Les vaches de nuit, écrite par Jovette

Marchessault. Déjà, ce premier texte de Marchessault porté à la scène présente des caractéristiques propres à son expression mystique au féminin, sans en être explicitement tributaire : s’y joue une exploration de l’inconscient, une célébration de la nature et de l’iconographie féminine animale, ainsi qu’une réflexion sur le langage.

Pelletier ne savait que faire de ces Vaches de nuit, peu inspirée par le texte et peu interpellée par ses nombreuses références à la maternité : « […] je n’avais pas aimé le texte de Jovette à la première lecture. Cette histoire de vaches, la présence surabondante du lait des mammifères giclant dans le ciel… C’était trop, vraiment trop. Le lait, les mères37 !!! » C’est au cours d’une répétition, peu avant le spectacle, que la perspective

de Pelletier sur Les vaches de nuit change radicalement. Alors qu’elle lit le texte à voix haute devant son assistante, elle « [bascule] dans un autre état. La béatitude de

l’expression totale, sans frein ni censure38. » Transportée par les mots de Marchessault,

Pol Pelletier fait l’expérience d’une abolition radicale de tout contrôle ou jugement intérieur. Elle est entièrement livrée au texte, et aux images qu’il véhicule. C’est un état profondément incarné, dans le corps et la voix, qui n’ont soudainement plus recours à la

37 Pol Pelletier (2012), « Jovette Marchessault visionnaire », dans Roseanna Dufault et Celita Lamar (dir.), De l’invisible au visible : l’imaginaire de Jovette Marchessault, Montréal, Les éditions du remue-ménage,

p. 40.

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raison pour fonctionner : l’inconscient s’impose. Pol Pelletier l’appellera l’état de

présence : « Dans l’état de présence, où mon inconscient informait mon organisme entier à chaque seconde de la signification du texte, j’étais bouleversée, possédée,

illuminée39 ! ». Le spectacle Célébrations marque le début d’une intense complicité

artistique et personnelle entre Pelletier et Marchessault, qui ont en commun leur rigueur créatrice, leur féminisme infatigable et leur quête du sacré.

Vingt ans plus tard, La pérégrin chérubinique fait son apparition. Marchessault approche Pelletier et lui demande de l’incarner devant public. Une mise en lecture est organisée dans les quartiers du CEAD (Centre des auteurs dramatiques) en 2000. Lors de ses premiers contacts avec le texte, Pelletier est de nouveau assaillie par la beauté des mots, et laisse son inconscient prendre les rênes : « Je mettais les mots dans ma bouche et mon corps comprenait, il savait quoi faire40. » Au cours de l’entretien que nous avons

mené en septembre 2019 avec Pelletier41, elle nous a dit ne pas avoir saisi toutes les

références religieuses qui se trouvent dans La pérégrin chérubinique, et ne pas avoir compris « rationnellement » toutes les subtilités de l’œuvre, « un des rares textes

sublimes écrits au Québec42 ». Ceci tient de la mise en abime : comme la pérégrin, qui a

renoncé à ses connaissances érudites pour entrer dans la voie du sacré, Pelletier n’eut pas besoin d’une compréhension didactique de l’œuvre pour pouvoir la saisir et la vivre. Elle nous a dit aussi que sa collaboration avec Marchessault se situait dans « l’invisible » : une

39 Ibid, p. 42. 40 Ibid., p. 44.

41 Entrevue avec Pol Pelletier, réalisée le 18 septembre 2019 à Montréal. 42 Pol Pelletier (2012), p. 44.

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certitude instinctive, au-delà de la raison. De fait, comme Marchessault et plusieurs autres

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