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Ségrégation urbaine et professions à la fin du XIXe siècle

I]Structures sociales : alphabétisation, professions et habitat dans la communauté juive de Bône

CSP 1 CSP 2 Total Résultat Artisans 4,44% 6,67% 5,56%

A) Ségrégation urbaine et professions à la fin du XIXe siècle

a) Des quartiers différents pour des populations différentes

La ville de Bône est composée de plusieurs quartiers dont l'apparition suit la croissance démographique de la cité. En 1832, à l'arrivée des Français, la surface de la vieille ville n'est que de 14 ha entourée par des remparts. On y trouve un habitat traditionnel, très dense, souvent insalubre. Encore dans les années 1950266 (mais on peut supposer que la situation n'a pas beaucoup évolué

depuis la fin du XIXe siècle), 68% de ces logements n'ont qu'une seule pièce habitable, et le nombre de personnes par logement est en moyenne de 5,65267. Dans 82% des cas, les résidents sont des

locataires de longue date268. Lucette Travers décrit ainsi le cœur de la vieille ville : « ...Les rues se rétrécissent, interdisant souvent toute circulation automobile, se transformant en ruelles qu'un âne chargé suffit à encombrer ; de vieilles maisons, quelques unes sans fenêtres d'où sortent des femmes voilées de noir, des israélites drapées dans de grands châles de couleurs voyantes...269 »

Suite à la colonisation, une ville européenne se développe à proximité de la vieille ville. Les rues sont plus larges et entourées d'immeubles avec souvent une boutique au rez-de-chaussée et des appartements à l'étage (voir annexe 7). Les deux espaces sont séparés/réunis symboliquement par le 266 AN F/60/4055 : Société d'économie et de mathématiques appliquées. Aménagements urbains. Étude du développement de la ville de Bône 1959.

267 Ibid. p. 9. 268 Ibid.

269 Travers Lucette, La ville de Bône, Thèse de géographie sous la direction de Dresch Jean, Paris, 1955, p. 19.

Illustration 4: Carte postale. Représentation de la Place d'Armes et la mosquée au cœur de la vieille ville

http://www.cartespostalesafriquedunord.com/algerie_bone_rues.ht ml

Cours Bertagna, l'artère principale de la ville.

Le quartier européen est le poumon économique de la ville. Certaines rues sont spécialisées dans une activité particulière comme la rue Mesmer où se concentrent de nombreux vendeurs de tissus270. Le quartier Saint Anne, ou de la Colonne Randon, apparaît au milieu du XIXe siècle, mais

prend de l'ampleur surtout à partir de 1870 suite aux vagues d'immigration successives d'Italiens et de Maltais, souvent de condition modeste. C'est ainsi que Lucette Travers décrit le quartier dans les années 1950 : « La 'Colonne' c'est tout ce quartier populaire où voisinent petites villas aux

modestes jardins et grands immeubles...271 » Les cités Auzas, Chancel (que nous avons agrégé dans notre découpage au quartier de la « Colonne » du fait de l'homogénéité en terme de population) apparaissent au début du XXe siècle. Des populations modestes, principalement musulmanes s'y installent suite à l'exode rural. Les quartiers résidentiels au nord de la ville sont principalement occupés par des Européens. Ils fleurissent dans les années 1910 (La Pépinière, Saint Cloud). Cependant, un nombre croissant de musulmans s'installent en périphérie de la ville, et nous pouvons supposer que rapidement certains quartiers résidentiels jouxtent directement un habitat beaucoup plus pauvre.

270 Ibid. p. 75. 271 Ibid. p. 21.

Illustration 5: Carte postale. Cours Bertagna

David Prochaska met en évidence que Bône connaît un phénomène de ségrégation non planifiée qui touche particulièrement les juifs. Pour cela, il s'appuie sur les listes nominatives de recensement en prenant en considération l'ensemble de la population. Ses chiffres sont donc très fiables et toute variation de pourcentage peut être interprétée. Si les Européens (dont de nombreux Italiens et Maltais) étaient largement majoritaires dans la ville même, ce n'était pas le cas dans les environs où la population arabe représentait 80% de la population de la « commune de plein exercice » et 96% des communes mixtes (qui englobe la Calle, Beni Salah et Edough)272. En 1876,

90% des juifs habitent la vieille ville, alors que c'est le cas de 52% des Européens et de 54% des musulmans. Les musulmans ne résident généralement pas dans la ville européenne puisqu'en 1876 ils sont 9% seulement à y vivre (comme les juifs), alors que 26% des Européens y habitent273.

Ainsi, les juifs résident très majoritairement dans la vieille ville, et plus particulièrement dans le quartier qui jouxte la synagogue. Cette ségrégation est encore plus importante qu'à l'époque Ottomane : « les juifs furent davantage victime de ségrégation sous domination européenne que

sous les musulmans274 ». En 1872, 75% de tous les juifs de la vieille ville résidaient dans le quartier de la synagogue, et cette situation tend à perdurer jusqu'au début du XXe siècle. David Prochaska en tire la conclusion suivante: « S'il y avait à Bône un ghetto, [le mot étant pris au sens général de

forte concentration de gens d'une même ethnie], c'était sûrement ce noyau juif autour de la

272 Prochaska David, Making Algeria Franch..., op. cit. p. 141.

273 Prochaska David, « La ségrégation résidentielle en société coloniale, le cas de Bône (Algérie), 1872-1954 » in Cahiers

d'Histoire, XXV, Lyon, 1980, p. 153.

274 Ibid. p. 164.

synagogue275 ». Cette concentration spatiale peut être mise en relation avec les prescriptions religieuses : comme l'importance de participer pour les hommes aux offices quotidiens, ou encore l'approvisionnement en viande casher. Le sentiment d'être davantage en sécurité dans ce quartier est aussi partie prenante de ce phénomène dans une période marquée par un fort antisémitisme.

Il est donc clairement établi que les caractéristiques ethniques jouent un rôle primordial dans ce phénomène de ségrégation. Il est alors intéressant de se demander si des logiques socio- économiques ne seraient pas aussi à l’œuvre dans cette période charnière à la croisée du XIXe et du XXe siècle.

275 Prochaska David, Making Algeria Franch..., op. cit. p. 160.

b) Zones d'habitat et catégories professionnelles pour la population juive

Toutes catégories professionnelles confondues, la vieille ville accueille la majorité absolue de la population juive à la fin du XIXe siècle. Au-delà de cette vérité qui renforce l'idée d'une prééminence du caractère ethnique de la ségrégation, il semblerait tout de même que des différences sociales se greffent, à la marge certes, sur cette composante dominante.

Tableau 1 : Catégories professionnelles par quartier (1870-1912)

Ainsi, les petits commerçants, les commerçants, et les artisans résident davantage que les autres catégories dans la vieille ville (à 77 ou 78%). A l'inverse, les salariés qualifiés, les professions intellectuelles ainsi que les négociants et propriétaires habitent moins souvent dans la vieille ville (ils sont entre 57 et 59% à y résider). Symétriquement, ces mêmes catégories sont surreprésentées dans la ville nouvelle, en particulier les salariés qualifiés qui sont 33% à y résider, alors que c'est le cas de 6,5% des petits commerçants. Dans le quartier de la Colonne Randon, toutes les catégories semblent présentes sans profondes différences. Ainsi, les personnes exerçant une profession traditionnelle résident davantage dans la vieille ville que les salariés qualifiés concernés par un phénomène d'ascension sociale récent. Parmi ces catégories professionnelles, certaines professions sont particulièrement présentes dans la vieille ville. Les tailleurs et les cordonniers sont concentrés dans la vieille ville où ils résident à plus de 79%, alors que leur présence se fait discrète dans la ville nouvelle où 8% à 9% d'entre eux résident.

csp_prof Colonne Randon Faubourgs vieille ville ville nouvelle Total Résultat Effectifs

Artisans 13,64% 0,91% 77,27% 8,18% 100,00% 110

Commerçants 6,67% 1,67% 78,33% 13,33% 100,00% 60

Négociants et Propriétaires 12,82% 5,13% 58,97% 23,08% 100,00% 39

Petits commerçants 14,75% 1,64% 77,05% 6,56% 100,00% 61

Professions intellectuelles 15,79% 5,26% 57,89% 21,05% 100,00% 19

Salariés peu qualifiés 13,73% 2,94% 68,63% 14,71% 100,00% 102

Salariés qualifiés 10,00% 56,67% 33,33% 100,00% 30

Sans profession 11,35% 1,42% 66,67% 20,57% 100,00% 141

Tableau 2 : Cordonniers et tailleurs juifs selon le quartier

Il semble donc que le lien entre promotion sociale et mobilité résidentielle soit pertinent dans la ville de Bône, pourtant si marquée par la ségrégation ethnique en cette fin de XIXe siècle. Le cas des négociants et propriétaires l'illustre bien. Cette catégorie constitue une élite traditionnelle, et pourtant ils constituent le second groupe le plus représenté dans la ville nouvelle après les salariés qualifiés : 23% d'entre eux y résident. Le facteur économique joue donc un rôle important. Afin de poursuivre la réflexion, il est nécessaire de réaliser une analyse en terme de statut indépendant/salarié, et de classes sociales (c'est à dire une hiérarchisation en terme de revenus).

Tableau 3 : Quartier et statut indépendant/salarié (1870-1912)

Nous retrouvons, à une autre échelle les oppositions déjà mentionnées. Bien que la population juive habite très majoritairement dans la vieille ville, les salariés sont proportionnellement moins nombreux que les indépendants à y vivre (respectivement 65% et 75%). Il est probable que les salariés soient plus mobiles, et préfèrent habiter à proximité de leur lieu de travail. De même, nous pouvons faire l'hypothèse que les salariés sont plus régulièrement en contact avec la population européenne, et aspirent davantage à adopter son mode de vie. Ce premier clivage indépendant/salarié se double d'une rupture en terme de classes sociales entendues comme le reflet d'une hiérarchisation des revenus.

Indépendants Salariés Sans profession Total Résultat Effectifs

12,22% 13,25% 11,35% 12,28% 69 Faubourgs 1,85% 2,65% 1,42% 1,96% 11 vieille ville 74,81% 64,90% 66,67% 70,11% 394 ville nouvelle 11,11% 19,21% 20,57% 15,66% 88 Total Résultat 100% (270) 100% (151) 100% (141) 100,00% 562 Colonne Randon

cordonnier tailleur Total Résultat Effectifs

13,21% 11,76% 12,64% 13

vieille ville 79,25% 79,41% 79,31% 76

ville nouvelle 7,55% 8,82% 8,05% 7

Total Résultat 100% (53) 100% (34) 100,00% 87

Tableau 4 : Classes sociales selon le quartier (1870-1912)

Sans surprise, les personnes les plus aisées, sont moins nombreuses dans la vieille ville où elles résident à 58% alors que c'est le lieu de villégiature de 70% de l'ensemble de la population juive. Il est clair que le facteur économique joue un rôle dans l'implantation urbaine. Une petite partie des personnes qui en ont les moyens cherchent à quitter les logements précaires de la vieille ville pour s'installer dans la ville européenne ou la périphérie caractérisée par un habitat plus confortable. Il est cependant important de noter que la population juive n'est que peu touchée par cette évolution, qui concerne principalement la population européenne. Entre 1881 et 1901, la population de la vieille ville reste stable, mais alors que 3000 Européens partent, ils sont remplacés par 2000 musulmans276. Les quartiers les plus pauvres et les plus insalubres sont donc délaissés par les

Européens, et ce sont les musulmans (population rurale auparavant) qui prennent leur place. Par contre, il est étonnant de remarquer que la catégorie dite « intermédiaire » qui réunit les artisans et les commerçants, est surreprésentée dans la vieille ville (où ils habitent à 78%), alors que les plus modestes connaissent une répartition par quartier plus équilibrée. En effet, cette catégorie intermédiaire est principalement composée de travailleurs « indépendants » qui comme nous l'avons vu sont surreprésentés dans la vieille ville. Ainsi, hormis le facteur ethnique prépondérant, les zones d'habitat de la population juive sont polarisées à la fois par le statut indépendant/salarié des individus et leur place dans la hiérarchie sociale. Après avoir brièvement présenté la répartition de la population juive par quartier à la fin du XIXe siècle et les logiques de ségrégation à l’œuvre, il est désormais nécessaire de se pencher sur les évolutions en cours durant la période.

276 Prochaska David, « La ségrégation résidentielle en société coloniale, le cas de Bône (Algérie), 1872-1954 » op. cit. p. 159.

Inférieure Intermédiaire supérieure Total Résultat Effectifs

12,83% 11,18% 12,50% 12,28% 69 Faubourgs 1,97% 1,18% 3,41% 1,96% 11 vieille ville 69,41% 77,65% 57,95% 70,11% 394 ville nouvelle 15,79% 10,00% 26,14% 15,66% 88 Total Résultat 100% (304) 100% (170) 100% (88) 100,00% 562 Colonne Randon