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Des routes vers l’éternité

Dans le document Saint Paul sur le chemin de Nietzsche (Page 79-81)

CHAPITRE 3 : DIONYSOS

3.3 Dionysos et le Crucifié

3.3.4 Des routes vers l’éternité

La confrontation entre Nietzsche et saint Paul, c’est-à-dire l’opposition entre la vision tragique et la vision eschatologique, peut apparaitre encore plus clairement si on considère que dans les deux cas, on réfère aux mêmes codes; les codes du messianisme. S’il en est ainsi, c’est parce que ici l’expérience transformationnelle du messianique se rapproche considérablement de l’expérience de la transmutation dionysiaque. Comme nous l’avons vu précédemment, l’entrée dans le messianique implique simultanément trois principes : l’idée de désamorcer et désactiver toutes les divisions antérieures (origine, religion, sexe, statut social, etc.), l’ouverture sur un autre temps et sur un autre espace, et enfin un mouvement vers la dépossession et la déprise de soi. Ainsi, grâce aux notions de Klésis (appel) et de hos

me (comme non), Agamben a pu démontrer comment la loi devient inopérante, dans le

messianique. Alors que l’homme est libéré de la Loi et l’humanité entre dans une autre loi (la loi de la foi), l’entrée dans le messianique désarme et déboussole. Cela étant dit, cette nouvelle loi ouvre sur un autre temps, le temps de « maintenant » :

Comment pouvons-nous nous représenter ce temps ? En apparence, les choses sont plus simples : il y a d’abord le temps profane- auquel Paul se réfère en général par le terme chronos -, qui va de la création à l’événement messianique (qui, pour Paul, n’est pas la naissance de Jésus, mais sa résurrection). Ici, le temps se contracte et commence à finir : mais ce temps contracté- que Paul désigne par l’expression ho nun kairos, le temps de maintenant- dure jusqu’à la parousia, la pleine présence du messie, qui coïncide avec le

248 P. Valadier, Nietzsche et la critique du christianisme, p.572.

jour de la colère et la fin du temps (qui reste indéterminée, même si elle est imminente) 249.

C’est donc dire que pour saint Paul, depuis la résurrection du Christ, nous vivons dans un temps contracté, un temps qui durera jusqu’à la parousia. La résurrection du Christ a donc ouvert sur un autre temps : elle est un point, entre la fin du chronos et le début du ho nun

kairos. Mais qu’en est-il ici de la transmutation dionysiaque ? Quels parallèles peuvent être

tracés avec l’expérience décrite par Nietzsche ? Dans La Naissance de la tragédie, pour traiter de l’expérience vécue dans la tragédie, Nietzsche soutiendra que « le chœur dithyrambique est un chœur de métamorphosés chez qui le passé civil, la position sociale sont totalement oubliés : ils sont devenus les servants de leur dieu, soustraits au temps et vivant en dehors de toute sphère sociale 250». Qu’est-ce que Nietzsche veut dire, quand il dit que les métamorphosés sont « soustraits au temps »? L’expérience dionysiaque, elle aussi, désamorce et désactive les divisions antérieures. Comme Nietzsche l’indique, cette fois-ci dans Par-delà

bien et le mal, celui qui se laisse séduire par ce « dieu tentateur », Dionysos, se retrouve « plus

riche, non pas jeté dans un état de grâce et de surprise, non pas comblé et oppressé de biens venus d’ailleurs, mais plus riche de soi-même, renouvelé à ses propres yeux, épanoui, baigné et guetté par une brise de printemps251 ». Cette expérience transformationnelle amène l’homme, au gré de ses métamorphoses, à devenir graduellement qui il est, mais en revenant à sa vie ; en revenant toujours le même, mais altéré. Ici, pour Nietzsche, la rencontre de la divinité n’est autre chose que la rencontre de soi.

Alors apparait plus clairement le sens de la formule suivante, déjà citée en début de section : « la vie même, son éternelle fécondité, son éternel retour, détermine le tourment, la destruction, la volonté d’anéantir ». Affirmation radicale de tous les éléments qui habitent la vie, Dionysos à son tour est un moyen pour l’homme d’accéder à l’éternité. Ainsi Nietzsche mime saint Paul : il fait intervenir des éléments du paganisme afin de donner à l’homme une voie d’accès à la vie éternelle. Mais si cette éternité est désormais autre chose, ce n’est surtout pas l’éternité paulinienne. C’est ce qui permettra à Valadier de considérer que

Dionysos, en tant que Dieu, se trouve donc soumis à l’Éternel Retour : il est vouloir du retour incessant de sa souffrance et de sa mort pour qu’en elles s’affirme la vie. De même le disciple du dieu ne doit pas viser à l’éternisation de l’instant, mais à la cassure de cet instant pour que surgisse en lui l’éternité. Éternité présente et non point promise à la façon de saint Paul ; rédemption non point postulée en s’appuyant sur la mort d’un autre et en se pliant à la

249 G. Agamben. Le temps qui reste, p. 113. 250 F. Nietzsche. Naissance de la Tragédie, § 8. 251 F. Nietzsche. Par-delà bien et le mal, § 295.

foi en cet autre, mais acquise dans l’affirmation de la vie qui nie toute réserve et qui l’anéantit. Terre d’un royaume qui n’est pas seulement intérieur comme dans le message de Jésus, mais qui transfigure le cosmos tout entier, illuminé de l’éclat de l’éternité252.

Depuis le début de ce chapitre, nous avons survolé brièvement la place de la figure de Dionysos au sein de l’œuvre nietzschéenne. Alors, il apparait non seulement que la présence de Dionysos s’enracine dans divers sites (opposition/complémentarité Dionysos- Apollon, opposition Dionysos-Socrate, rapprochement/opposition Dionysos-Jésus, rapprochement-opposition Dionysos-Crucifié253), mais également que le Dionysos de Nietzsche apparait sous différents visages, en fonction des forces contre lesquelles il se dresse. La prochaine et dernière section de ce chapitre se tournera vers la doctrine de l’éternel retour, et du coup interrogera, au sortir de la critique du christianisme, la possibilité de la naissance de la philosophie.

Dans le document Saint Paul sur le chemin de Nietzsche (Page 79-81)