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Précautions autour de Dionysos : préparer une disposition d’accueil

Dans le document Saint Paul sur le chemin de Nietzsche (Page 65-67)

CHAPITRE 3 : DIONYSOS

3.1 Considérations premières autour de Dionysos

3.1.3 Précautions autour de Dionysos : préparer une disposition d’accueil

D’abord, nous évoquerons le fait que Nietzsche, afin de parler de Dionysos, prend toujours le soin d’inviter son lecteur à une disposition, c’est-à-dire une préparation et une attitude, qui rendront possible l’accueil de la visite de Dionysos. Comme il l’indique dans son

Essai d’autocritique (1886), au sein de La Naissance de la tragédie, il se fait entendre « une voix

étrangère, le disciple d’un ‘‘dieu inconnu’’ pour l’heure, provisoirement dissimulé sous la

192 F. Nietzsche. Crépuscule des Idoles, Ce que je dois aux Anciens, § 2. 193 F. Nietzsche. Naissance de la tragédie, § 20.

capuche du savant195 ». Ainsi, il ne s’agit pas une étude scientifique menée par un universitaire qui s’intéresse à un dieu grec; l’exposé de Nietzsche est le discours d’un disciple, de quelqu’un qui croit. Nietzsche annonce donc qu’il s’apprête à parler d’un dieu que personne ne connait. Plus loin dans le même Essai d’autocritique, il affirme que le fait d’être un disciple lui confère un savoir, et que cela fait de lui un individu qui porte une connaissance rare et précieuse. Mais, étonnamment, cette connaissance est un savoir expérientiel et la découverte d’une symbolique profonde : comme il le souligne dans Ecce Homo, « j’avais, pour mon expérience la plus intime, découvert l’unique réplique symbolique que possède l’histoire (…)et par là, j’avais, le premier, compris le prodigieux phénomène du dionysisme196 ». Dans un extrait de Par-delà bien et mal, il prétend également être « le dernier des disciples de Dionysos et son dernier initié197 ». Mais cette affirmation sera tout aussitôt suivie de l’expression d’une prise de conscience : « je puis donc, mes amis, vous faire goûter un peu à cette philosophie, au moins au tant qu’il m’est permis ? À mi-voix, comme il se doit, car il s’agit de bien des choses secrètes, neuves, étranges, bizarres, inquiétantes198 ».

Nietzsche multiplie les mises en garde pour nous indiquer d’abord que le dévoilement de la philosophie de Dionysos se fera à travers la parole d’un initié, ensuite qu’il faut traiter ce savoir avec précaution et que son témoignage se fera dans le respect et la pudeur envers la divinité. C’est pourquoi, dans son Essai d’autocritique, il peut affirmer regretter avoir été trop loquace, trop téméraire et trop sincère au sujet de Dionysos dans La

naissance de la tragédie : « peut-être serais-je aujourd’hui plus prudent et moins éloquent199 ». En dernier lieu, il convient de noter que si Nietzsche revendique autant la paternité de son concept, c’est parce que Dionysos est ici déjà une création, et qu’il convient pour le lecteur, d’accueillir son Dionysos comme on accueille une œuvre d’art. On comprend mieux pourquoi Nietzsche veut éviter à tout prix que son lecteur trouve refuge dans quelconque certitude; en fait il n’est pas question de prendre pied, mais plutôt de danser avec Dionysos. Le lecteur idéal, chez Nietzsche, sait cultiver autant un goût de l’étonnement qu’un amour des labyrinthes : selon l’expression d’Ecce Homo, c’est « un monstre de courage et de curiosité, et

195 F. Nietzsche. Essai d’autocritique, § 3.

196 F. Nietzsche. Ecce Homo, Naissance de la tragédie, § 2. 197 F. Nietzsche. Par-delà bien et le mal, § 295.

198 F. Nietzsche. Par-delà bien et le mal, § 295. 199 F. Nietzsche. Essai d’autocritique, § 4.

en outre quelque chose de souple, de rusé, de prudent, un aventurier et un explorateur- né200 ».

Enfin, Dionysos est mentionné dans pratiquement toutes les œuvres de Nietzsche, mais sans jamais apparaitre de la même manière exactement. Est-ce à dire que le Dionysos nietzschéen aurait plusieurs visages? Ou encore que nous devons, en ce qui concerne Dionysos, noter une évolution au fil des œuvres de Nietzsche? Ou serait-ce plutôt que l’auteur aurait souhaité, et ce particulièrement au sujet de Dionysos, adopter une écriture cryptique? Chose sûre, l’usage polysémique de la figure de Dionysos est en adéquation avec le caractère résolument multiple de la réalité vers laquelle Nietzsche pointe. Dans le Crépuscule

des Idoles, par exemple, Nietzsche affirmera ce qu’il aura compris « de cet extraordinaire

phénomène qui porte le nom de Dionysos : il ne s’explique que par un trop-plein de forces201 ». Ici, Dionysos reflète une réalité fugace, résolument impossible à fixer dans le langage. Dans une autre variation, Dionysos est présenté comme l’objet d’une foi, « la plus haute de toutes les fois possibles202 », celle de

l’homme de la tolérance, non par faiblesse, mais par force, parce qu’il sait utiliser à son profit ce qui perdrait une nature médiocre ; l’homme pour qui plus rien n’est défendu, si ce n’est la faiblesse, qu’elle se nomme vice ou vertu…Un tel esprit affranchi se dresse au centre de l’univers avec un fatalisme joyeux et confiant203.

Mais ici, quel sens faut-il donner au terme « foi »? Est-il question de la foi chrétienne, d’une foi païenne, ou encore plutôt simplement de la foi de Nietzsche? Dans la prochaine section, nous verrons de quelle manière la présence de Dionysos place Nietzsche dans une étrange résonance avec le christianisme: une résonance qui impliquera une série de correspondances, d’oppositions et de continuités.

Dans le document Saint Paul sur le chemin de Nietzsche (Page 65-67)