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Partie III : Vers le nouveau monde

Chapitre 6 : Rompre

6.3 Rompre avec l’absurdité du monde

Alors qu’elle est en train de traire une vache, une femme de l’An 01 explique : « Avant, je tapais huit heures par jour dans un bureau, j’existais pas. J’allais, je venais, je courais, j’pensais à rien. Si, j’pensais à un vernis à ongle, au courrier d’épargne, un film à voir, un mec à marier… à rien, quoi. »

Nous avons auparavant observé que le système proposait des objectifs de vie nocifs à ses habitants. Ici, la femme appuie sur l’absence de sens qui découlerait de l’existence dans ce monde. Les raisons sont multiples : un rythme effréné (« j’allais, je venais, je courais »), l’absence de temps pour penser, absorbé dans des considérations consuméristes (« un vernis à ongles »), et la poursuite de buts qui lui apparaissent superficiels (« un mec à marier », « un film à voir »). L’idée qui émerge du discours de cette femme est que le monde fonctionnerait de manière absurde, c’est-à-dire contraire à la raison. Rien ne serait réellement logique et important dans la vie qui y est menée. Dans le film sus-cité, un exemple est le fonctionnement du travail, qui, pour obtenir des objets de consommation censés apporter le confort et augmenter le temps libre90, oblige

les individus au labeur pénible toute la journée. Dans Bof, c’est l’obtention du camion, et donc l’évolution de la carrière professionnelle, qui fonctionne d’une manière absurde. Elle se fait en effet sans avoir démontré les aptitudes pourtant présentées comme fondamentales par le patron : l’ancienneté et la confiance des chefs. On n’y évolue ainsi pas par mérite ou pas démonstration de ses qualités, mais de manière arbitraire, selon le bon vouloir aléatoire du patron. C’est aussi la manière dont Paulo présente les raisons de son refus de pointer à l’usine. Il explique en effet s’être dit que la retraite était dans

90 Par exemple, un aspirateur pour gagner du temps dans le ménage, une voiture pour gagner du temps de transport, etc.

dix ans, et qu’il valait mieux arrêter tout de suite de travailler. L’absurdité est ici dans la motivation du travailleur, qui est de ne plus devoir se rendre à l’usine. Il travaille ainsi littéralement dans l’attente d’arrêter de le faire. Il présente d’ailleurs cette décision comme le fruit d’une réflexion rationnelle, et personne dans la maisonnée n’y trouve à redire. Dans Themroc, quelques séquences l’illustrent également : celle qui montre son sous-chef, par exemple, passer ses journées à casser des mines de crayons puis à les retailler, une tâche particulièrement absurde puisqu’elle ne débouche sur rien d’autre que son éternel recommencement. Dans Fango, elle apparaît dans la discussion de Bleed avec Lucille, cette dernière pointant l’inutilité d’avoir de l’argent pour se payer des objets si on les fabrique de ses propres mains. Cela contre tout l’argumentaire du jeune blond quant à l’importance du travail pour récupérer de l’argent, puisque le travail sert ici à obtenir directement les biens et non à pouvoir les acheter.

Une fois identifiée, cette absurdité du monde est un problème dont les personnages se saisissent et à laquelle ils tentent de remédier dans leurs nouvelles sociétés. Dans l’usine de pâtes de l’An 01, les ouvriers prennent instantanément la décision de ne produire que ce qu’il faut pour se nourrir durant deux mois. Ils s’opposent alors à toute logique de surproduction et d’accumulation. Ils sont en cela rationnels : ils ne produisent que ce dont ils ont besoin, avec une petite marge (ici, deux mois) pour être prévoyant. C’est une forme de logique qui gouverne également leurs discussions à propos des sentiments et des transports. C’est en effet par une réflexion très pragmatique que l’homme évacue la question du sentimentalisme pour poser les choses de manière très concrète : pour parler, il faut avant tout regarder autour de soi pour le faire, la même règle s’appliquant pour l’amour. Inutile d’aller à l’autre bout du monde, de mobiliser des moyens très importants pour des choses simples. L’ambition des révolutionnaires de « vivre moins con » apparaît ainsi prendre la forme de la rationalité, et la réforme du monde prendre le chemin de la logique.

Cette appréhension logique se fraye un chemin jusque dans l’espace domestique et intime des personnages. Quand Mathilde demande à Bleed ce qui l’a poussé à venir la voir, celui-ci s’étonne et lui demande si elle, de son côté, n’a jamais eu envie de le faire. Celle-ci rétorque alors : « s’il fallait que j’aie envie de revoir tous les enfants de deux ans que j’ai entrevus... ». Étonné, Bleed répond « Comment, je suis ton fils ! », elle continue avec un « et alors ? ». Face au jeune homme qui invoque les liens filiaux et surtout l’amour inné d’une mère pour son fils, Mathilde répond avec une certaine

froideur. Elle n’accorde pas d’importance à leur lien biologique. Cela se confirme plus tard, quand, en réponse à Bleed qui lui demande si elle n’a jamais eu envie de l’aimer, elle répond :

« Mon bon monsieur, quand un jeune homme de votre âge, demande à une dame du mien : «  tu n’as jamais eu envie de m’aimer ? », tu sais ce qu’elle lui répond : « Mais jeune homme, je pourrais être votre mère ! » et ça lui paraît une bonne raison pour ne pas l’aimer, alors moi… On n’a pas, à priori, envie d’aimer les gens qu’on ne connaît pas. ».

Au sein du pays, ce raisonnement apparaît rationnel : Mathilde considère ne pas connaître son bébé puisque celui-ci n’avait développé encore ni parole ni personnalité. Elle ne pouvait donc, à ses yeux, pas l’aimer. Cette logique est une arme contre les vicissitudes d’un système qui va justement se servir de ce lien, qu’il glorifie, pour qu’un de ses ressortissants, Bleed, jouisse des terres de Fango. Elle n’est pas pour autant la preuve d’une absence de sentiment chez Mathilde. Au contraire, c’est parce qu’elle ne hiérarchise pas son amour qu’elle ne fait pas de préférence. Comme elle lui dit par la suite :

« Il ne s’agit pas non plus de te repousser systématiquement sous prétexte que t’es mon fils. […] Tu es Bleed, je suis Mathilde. Y’a pas de raisons valables que tu me sois antipathique. […] j’pourrais t’aimer si tu m’énerves pas. Mais au départ, tu n’as pas plus de chances que Jérémy, par exemple. ».

Cette logique imparable permet aussi de mettre en place un autre principe dans le pays : la réduction maximale des intermédiaires entre un désir et sa satisfaction. C’est ce que racontent Maurine et Lucille quand elles disent qu’on dort où on a sommeil : le désir de repos doit pouvoir être assouvi le plus rapidement et simplement possible. C’est pareil pour l’amour : pas de mariage ni de contrainte en Fango, tout le monde couche avec tout le monde sans institution pour l’encadrer. Cette limitation des intermédiaires se retrouve au sein des autres films : dans Themroc, le désir sexuel est assouvi directement dans la tanière de l’ouvrier quand la femme Rocthem le rejoint le premier soir : pas de cérémonies, pas de discours, pas d’obstacles, juste deux corps s’étreignant dans la pénombre. La même chose se déroule entre lui et sa sœur : les liens

filiaux ne doivent pas faire obstacle au désir qui les anime. On retrouve cela dans Bof, notamment avec l’arrivée de la deuxième fille qui change de lit sans toute la cérémonie qui a entouré la demande inaugurale entre Paulo et Germaine. Cela se voit aussi dans la relation au travail, qui est abandonné par Paulo et le livreur du jour au lendemain sans conséquence visibles : le désir de liberté ne doit pas voir le labeur lui faire obstacle. On peut également l’appliquer à l’An 01, où la liberté sexuelle s’instaure aussi contre la contrainte de l’amour passionnel qui en limite la portée. Cette logique appliquée partout dans ces nouveaux mondes poursuit un autre but : celui de libérer du temps pour comprendre ses vrais désirs (contre ceux induits par le système dans lequel vivent les personnages, c.f I.3) et trouver des moyens de les atteindre. En revenant au discours de la femme trayant la vache, on comprend que le monde ne permettait pas cette prise de recul. Désormais libérés de ces contraintes, organisant rationnellement la production pour ne plus avoir à travailler sans cesse, ils peuvent réfléchir aux choses importantes qui, rapidement, sont trouvées. C’est d’abord un homme, assis seul sur le bitume, qui l’exprime. Celui-ci réagit à l’improvisation musicale du groupe à côté de lui. Il exprime son angoisse face au problème de l’approvisionnement en nourriture, mais aussi au fait qu’il ne sache « rien foutre », lui qui travaillait dans une banque. Une femme arrive alors. Elle lui explique qu’elle était vendeuse de soutiens-gorge, qu’elle ne sait rien faire non plus, mais qu’elle sait au moins qu’elle ne veut plus en vendre, notamment parce que ça ne sert à rien. Alors qu’elle en fait la démonstration en montrant ses seins nus à l’homme, celui-ci s’exclame qu’il n’y a que deux problèmes : la nourriture et « devenir intelligent ». Pourquoi une telle importance du savoir ? Comme l’homme le dit à sa compagne : « pour pas que… tes seins tombent. Ni tes dents ni tes cheveux. Et que tu ne fermes pas les yeux. Jamais ». Très rapidement, le problème principal de l’humanité est trouvé : la mort. Empêchant de penser, le monde d’avant oblitérait cette réalité qui, désormais saillante, devient la principale préoccupation des habitants de l’An 01.

L’un des buts qui motivent la rupture avec le monde semble donc être son fonctionnement absurde. Les personnages apparaissent en effet bloqués dans des comportements qui n’ont pas de sens pour eux : Paulo qui travaille en attendant la retraite, les ouvriers de l’An 01 qui le font pour investir dans des outils technologiques qui nécessiteront encore plus de travail pour être maintenus, le sous-chef de Themroc qui passe ses journées à casser des mines de crayon. Face à cela, les révoltés réagissent directement. La surproduction dans les usines de l’An 01 est arrêtée, l’utilisation des

machines est rationnée et on cherche à en inventer de moins complexes. C’est désormais la rationalité qui gouverne, que ce soit dans l’utilisation de la technologie comme dans la gestion des sentiments, l’amour en tête. Celle-ci retrouvée, les personnages dégagent du temps pour réfléchir et trouvent un problème fondamental qui était jusqu’alors oblitéré par les illusions du monde : celui de la vieillesse et de la mort, auquel ils peuvent désormais se confronter pour tenter d’y remédier. La rationalité permet ainsi de s’intéresser de nouveau à des enjeux plus fondamentaux de l’existence humaine et de réinjecter du sens dans la vie des individus. Ce sens retrouvé est l’une des premières raisons motivant la révolte. En lien avec cette peine ancestrale retrouvée, la mort, les personnages cherchent également à se reconnecter à la nature et à retrouver ainsi avec elle l’harmonie perdue.