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Partie III : Vers le nouveau monde

Chapitre 7 : Instaurer le nouveau monde

7.2 Un rapport différent au temps

La sieste de Paulo au sein de la clairière pourrait paraître anodine, mais elle est en réalité un marqueur important du nouveau rapport au monde du personnage. Le sommeil et sa représentation sont en effet caractéristiques du changement social qui s’opère.

La chambre à coucher se retrouve l’épicentre de la révolte dans Themroc et Bof. De nombreux plans montrent en effet les personnages de Bof au lit pour dormir, manger, s’ennuyer, souvent accompagnés. Le corps allongé, en position de repos, est peut-être l’image d’Épinal de nos révoltés. La chambre est d’abord le lieu du sommeil qui, dans le corpus, apparaît comme profondément révolutionnaire. Il est en effet incompatible avec le mode de vie que subissent les personnages à travers le travail qui les astreint à l’activité permanente et, surtout, à la fatigue. Il est en ce sens remarquable que ce soit une sieste qui marque l’arrêt effectif du Paulo travailleur : la fin du travail se trouve en creux dans le repos qu’il refusait au corps. Themroc fait de sa chambre à coucher son habitat unique, et ça n’est qu’après sa sécession avec le travail que nous le verrons se reposer. Sommeil et révolte sont donc liés, et ils le sont encore plus profondément dans l’inactivité que ce dernier incarne. En effet, s’il est d’abord symbole de repos, il représente aussi l’absence d’objectifs, de contraintes, de travail ou de production. Dans une scène de Bof, Germaine, qui s’ennuie seule chez elle, passe la journée en robe de chambre et s’affale sur le lit avant d’entamer ce qui semble être une activité masturbatoire. Themroc regarde, allongé, les gens se rendre au travail tandis que lui profite du soleil. Dans l’ancien monde du travail roi, les individus sont obligés d’être actifs. Dans Bof, la première réaction du père au projet d’arrêt du football par son fils est de lui demander ce qu’ils vont faire désormais le dimanche. Le non-dit de cette phrase est que ne rien faire le dernier jour de la semaine n’est pas envisageable, qu’il faut absolument avoir une activité. Pourtant, la première action de Paulo, après avoir jeté sa carte de pointage, est de flâner dans les rues de la ville, de regarder les vitrines, de s’installer à une table de bar pour commander une bière, des activités non productives en somme. Un montage alterné avec son fils en pleine livraison de vin insiste sur le caractère diamétralement opposé des deux actions, l’activité et la contrainte du corps pour l’un contre le plaisir et l’oisiveté pour l’autre. Plus tard, l’arrivée du père dans l’appartement occasionne la mise en place régulière de parties de cartes qui n’ont d’autre but que de passer le temps en compagnie de ses proches. Paulo incarne désormais l’inactivité productive qui caractérise la petite communauté, le film s’ouvre d’ailleurs sur une citation du Droit à la paresse91 de Paul Lafargue, gendre de Marx, qui

met justement en cause le travail et critique sa fétichisation par la classe ouvrière du XIXe.

Dans Fango, Jérémy reprend le sous-entendu de Paulo dans sa discussion avec Maurine quand il dit qu’il ne peut rester au pays à ne « rien faire ». Cette dernière répond par une phrase qui symbolise à elle seule le nouveau rapport à l’activité des insurgés : « Pour vivre, il faut déjà faire un tas de choses ». Dans cette sentence se trouve réhabilitée la vie en tant que telle, l’existence au jour le jour sans ne rien « faire » d’autre qu’être. C’est en partant de celle-ci qu’on peut déceler la différence fondamentale de rapport au temps qu’entretiennent les deux mondes. Jérémy le dit lui-même, il a de l’ambition et croit au progrès, notamment technologique. Ces deux éléments font de lui quelqu’un qui vit les yeux rivés sur le futur, qui ne prend pas en compte ses actes au moment où il les fait, mais dans ce qu’ils vont lui permettre d’acquérir, ou d’être, plus tard. Cela se traduit dans sa relation avec Maurine : au lieu de profiter de leur amour directement en Fango, il veut retourner avec elle dans son pays et qu’ils s’y marient. Il pense donc là encore au futur. Quand les ouvriers de l’An 01 travaillaient, ce n’était pas pour l’acte en lui-même, mais pour l’argent qui leur permettrait, dans le futur, d’acheter ou d’entretenir des objets. Le résultat est un temps organisé, planifié, chronométré au service de la production et qui asservit les individus. Cela commence par des horaires stricts, symbolisés par la sonnerie stridente du réveil qui vient briser et arracher les personnages au sommeil bienfaiteur. Puis, comme c’est le cas dans Themroc, l’horloge et son marquage du temps lancinant vient stresser l’ouvrier pour qu’il se dépêche, pour qu’il ne soit pas en retard et commence rapidement à produire. Une fois dans le monde du travail, le temps est encore compté : c’est le planning du « p’tit chef » de l’An 01 qui vient mettre la pression sur le soudeur. Les travailleurs se réfèrent beaucoup au nombre d’heures que leur prend le travail, comme une manière là aussi de circonscrire le temps, de délimiter celui que l’on doit donner à cette activité peu plaisante : les jeunes ouvriers parlent des « huit heures à l’usine », la secrétaire de ses « huit heures » au bureau. Le temps est donc quadrillé et optimisé dans une optique de production, il est comme une offrande pour le futur : si vous donnez du temps maintenant, si vous êtes actifs, vous en profiterez plus tard.

C’est l’exact inverse que mettent en place les insurgés. Suivant le précepte de Maurine, ils estiment désormais que la vie se suffit à elle-même et cherchent à améliorer leur condition de vie tout de suite. Ils vivent au présent : en Fango, comme l’explique Mathilde, il n’y a aucun repère temporel, le temps passe sans être quantifié. Flâner dans les parcs, jouer aux cartes, chanter dans la rue, aller à la plage, bronzer : toutes ces activités non productives sont désormais valorisées en tant qu’elles permettent d’avoir

du plaisir et d’être ensemble. Cette vie au présent, faite de plaisirs au jour le jour, n’est pas un déni du temps. Dans l’An 01 comme dans Fango, il y a l’idée qu’il ne faut pas le gaspiller en se précipitant. Robert demande ainsi à Jérémy d’attendre jusqu’au matin pour faire l’amour, et les ouvriers de l’An 01 prennent lentement place dans l’espace vert au pied de leur immeuble, un pas après l’autre et sans précipitation puisqu’ils ont désormais « toute la vie ».

Le passage au nouvel ordre est donc marqué par une appréciation du temps différente. Cela passe d’abord par le sommeil retrouvé qui marque les nouveaux principes des insurgés, ceux de bien-être, de plaisir et de confort. Il marque le retour de l’inactivité qui trouve une place de choix dans leur vie, se suffisant désormais à elle- même sans devoir s’adjoindre d’objectifs ou d’attentes particulières. D’un monde aux yeux rivés sur le futur par l’idée de progrès, ils passent à la jouissance de joie simple dans l’inactivité et le temps passé avec ses proches : ils jouent aux cartes, flânent, profitent sans stress ou contrainte de la vie. Cela s’incarne dans une autre activité, peut- être la plus significative : la sexualité.